Dans les années 1980, j’étais en vacances à Hamamet et, tandis que
je me prélassais sur cette magnifique plage de sable fin, un jeune Tunisien
d’une quinzaine d’années vint me proposer le rituel bouquet de jasmin.
La conversation s’engagea en français puis à un moment donné, je dis à
ce gosse qui me prenait pour un touriste ordinaire :
« Je vais te faire une surprise.»
Et je me mis à lui parler en arabe.
«Tu es arabe ? me demanda-t-il alors.
– Non.
– Alors pourquoi tu parles arabe ?
– Parce que je suis tunisien.
– Si tu es tunisien, tu es arabe.
– Non, je te dis.
– Alors tu es quoi ? demanda-t-il de plus en plus intrigué.
– Je suis juif.
– Ah! Tu es israélien ?
– Non! je suis juif tunisien.
– Tu te moques de moi ! Un Israélien-tunisien, ça n’existe pas, ce n’est pas possible. Tu es certainement un Arabe qui habite à Paris…
À l’évidence on avait soigneusement caché à ce gosse, comme à toutes les nouvelles générations de ce pays, qu’il y avait eu pendant près de vingt siècles une importante communauté juive en Tunisie.
Une communauté dont l’origine remonte à la nuit des temps.
Pour certains, les Juifs sont arrivés dans ce pays dès la fondation de Carthage par la reine Didon-Elyssa. Pour d’autres, des fuyards de Judée ont abordé les rivages de l’île de Djerba après la destruction par Nabuchodonosor, «que Dieu efface son nom», du premier temple de Jérusalem au VIe siècle avant J.-C.
Que dire du rôle que nous avons joué dans les domaines culturel, médical, économique, politique même, tant au Moyen Âge sous les dynasties aghlabite puis fatimide que dans l’édification de la Tunisie moderne ?
Curieusement tout était oublié, effacé, gommé. Comme si ça n’avait jamais existé.
Le pays regorge pourtant de preuves de notre très ancienne présence. Que ce soient le fameux cimetière juif de Gammarth, dont on ne sait même plus où il se trouve tant on le dissimule, l’antique synagogue de Hammam-Lif que l’on cache soigneusement, les lampes à huile décorées d’une ménorah dont regorge le sol de Carthage, nos cimetières, nos synagogues, désacralisées pour la plupart, les maisons que nous avons habitées, les rues où nous nous sommes promenés, les souks, les commerces où nos familles exerçaient leurs activités, les hôpitaux dans lesquels les médecins juifs étaient si nombreux et si prisés, les livres, les journaux que nous avons publiés, nos voisins, nos amis musulmans, tout devrait porter encore la marque de notre long passage…
Qu’aurait été la Tunisie sans la cuisine juive, la pâtisserie juive, la musique et la danse juives, les architectes juifs, le sport juif, etc. ?
Que les gens et même les lieux aient changé, cela pouvait se comprendre.
Le vent de l’Histoire était passé par là, mais disparaître ainsi, « sans sépulture », m’était intolérable et soulevait en moi une immense impression d’injustice.
Lorsque Mendès France, Président du Conseil français, accorda l’autonomie
interne à la Tunisie en 1954, les cent cinquante mille Juifs de ce
pays commencèrent à se poser des questions quant à leur avenir. Mais
la plupart espéraient que, l’autonomie n’étant pas l’indépendance, la
présence française allait durer encore longtemps. Ils se trompaient lourdement.
La phase d’autonomie fut de courte durée, puisque le 20 mars
1956, soit moins de deux ans après, la Tunisie se séparait définitivement de la France. Et si certains d’entre nous accueillirent cette indépendance avec joie car ils y avaient largement contribué aux côtés de Habib Bourguiba et de ses compagnons du « Neo-Destour », son Parti, la plupart des Juifs se sentirent brusquement orphelins de cette France, qui était venue en 1881 et avait aboli le statut de dhimmis qui leur avait été imposé lors de la conquête arabo-musulmane au VIIIe siècle, cette France dont le nom était synonyme de liberté et de démocratie à laquelle ils étaient si attachés.
La période de l’Indépendance et la liquidation de la communauté juive
Au début, le bey Sidi Lamine resta sur son trône et Habib Bourguiba fut nommé premier ministre.
La transition se passa dans le calme et le nouveau pouvoir ne montra aucune hostilité envers les Juifs. Bien au contraire… Et s’il y avait des Cassandre qui prédisaient l’émigration certaine de la communauté, la plupart voulaient espérer qu’une minorité juive pouvait tout de même vivre dans un pays arabe.
Il y avait eu, certes, dès 1948, à la création de l’État d’Israël, un mouvement d’émigration vers ce nouveau pays et l’agence juive particulièrement active en Afrique du Nord avait réussi à convaincre un certain nombre de familles de faire leur alya. Une alya qui concerna surtout la couche la plus pauvre et la plus démunie de la communauté et particulièrement des gens de la province. Très peu de cadres accompagnèrent ces immigrants. Seulement quelques sionistes convaincus. Les Juifs, pour la plupart, restèrent dans l’expectative, bien que très attirés par la France, sa démocratie, sa langue, sa culture. La fin du protectorat faisait d’eux des citoyens tunisiens, mais ils ne pouvaient se résigner à considérer l’ancienne métropole comme un pays étranger. Les uns, la majorité, acceptèrent cette situation, tandis que quelques familles décidèrent d’émigrer, principalement en France. Le souvenir de la situation de dhimmis dans laquelle avaient vécu leurs grands-parents jusqu’à l’arrivée de la France en 1881 était trop présent à leur mémoire.
Par ailleurs le conflit israélo-arabe qui n’avait eu aucune incidence jusqu’alors sur les relations entre Juifs et Arabes pouvait modifier à tout moment leur situation.Lorsque Habib Bourguiba abolit la monarchie et proclama la République, les premiers articles de la nouvelle Constitution précisaient que :
« la Tunisie était une République dont l’islam était la religion et l’arabe la langue ». Ce qui mettait ipso facto les Juifs dans une condition particulière puisqu’ils n’étaient pas musulmans et qu’ils ne pratiquaient pas l’arabe classique qui devenait la langue officielle du pays.
Je me souviens à ce propos d’un épisode cocasse. Un beau jour, les autorités décidèrent avec sagesse que tous les Tunisiens devaient avoir un nom patronymique, ce qui n’était pas la cas jusqu’alors puisque l’on connaissait les individus comme «X ben Yben Z ». Il fut stipulé que tous les citoyens devaient remplir un formulaire, en arabe, évidemment.
Je me suis rendu comme tout le monde à l’administration concernée et, comme je ne savais ni lire ni écrire l’arabe bien que pratiquant parfaitement le langage parlé, je dus m’adresser à un interprète qui accepta volontiers de me rendre service moyennant quelques pièces de monnaie puisque j’étais «illettré».
Il faut cependant rendre cet hommage à Bourguiba que les apparences ont toujours été sauves.
Lorsqu’il organisa des élections législatives, puis présidentielle, il tint absolument à ce que les citoyens juifs s’inscrivent sur les listes électorales et remplissent leur devoir alors qu’il n’avait absolument pas besoin des voix juives. Mais il avait besoin des Juifs pour assurer la transition entre les Français qui s’en allaient et les musulmans qui n’étaient pas encore tout à fait prêts.
Dans les premiers temps de l’indépendance, on multiplia les gestes d’amitié envers la communauté et on fit tout pour la rassurer. Des relations amicales se nouèrent entre bourgeois juifs et arabes, ce qui avait été très peu le cas sous le protectorat. On vit des Juifs dans des grandes réceptions arabes et vice versa et l’on put croire que, contrairement à ce qui se passait dans d’autres pays arabes et notamment en Irak et dans l’Égypte de Nasser, il y avait une possibilité pour des Juifs de vivre normalement dans ce pays arabo-musulman.
La nouvelle république supprima très vite le Conseil élu qui dirigeait la Communauté juive sous la Présidence de Maître Charles Haddad et le remplaça par une « Commission provisoire du culte israélite» nommée par le pouvoir et qui, sauf erreur, demeura toujours « provisoire ».
Elle supprima également le Tribunal rabbinique qui gérait jusque-là le statut personnel des israélites, ce qui peut apparaître normal dans une démocratie, mettant les citoyens juifs sous la juridiction des tribunaux nationaux. Le vieux cimetière juif de l’avenue de Londres qui rappelait en pleine ville la très ancienne présence juive dans la cité fut transformé en un jardin public dont les rabbins interdirent l’accès aux Juifs Après avoir promis de déterrer les squelettes et de les envoyer en Israël, on employa les bulldozers pour niveler le terrain. Quant aux centaines de pierres tombales, nul ne sait ce qu’elles sont devenues. L’un de mes amis m’affirma en avoir aperçu quelques-unes dans le jardin d’un haut fonctionnaire, entreposées là dans l’attente peut-être de servir au dallage de ses allées………
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© André Nahum
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https://www.cairn.info/revue-pardes-2003-1-page-233.htm
Dans Pardès 2003/1 (N° 34), pages 233 à 246
Né à Tunis en 1921 et mort à Sarcelles en 2015, bien connu dans le milieu de la littérature judéo-maghrébine, André Nahum est l’auteur d’une demi-douzaine d’ouvrages sur les traditions orales des différentes communautés du Maghreb, l’humour populaire et le personnage de Djoha. Il a également publié un recueil de nouvelles et un roman historique, Le Médecin de Kairouan, qui a obtenu en 1996 le prix littéraire Maghreb-Afrique méditerranéenne de l’ADELF et de la Ville de Paris. André Nahum a écrit la biographie de Young Perez, Young Perez Champion – De Tunis à Auschwitz, son histoire, et ses lecteurs seront heureux de la re-publication de Humour et Sagesse judeo arabe aux Editions Desclee de Brouwer.
Plus de vingt ans après sa sortie initiale, et cinq ans après la mort de son auteur, le conteur André Nahum, Humour et sagesse judéo-arabes vient d’être réédité par son éditeur historique, Desclée De Brouwer, dans un format de poche pratique.
Le livre compile les histoires de Ch’ha, un célèbre personnage connu sous de multiples noms dans le pourtour de la Méditerranée parmi lesquels Joha ou Goha, une figure commune aux juifs et aux musulmans qui a traversé bien des générations. Des histoires à la fois courtes et drôles, porteuses d’enseignements et de sagesse ; des histoires aussi plaisantes à lire qu’à partager autour de soi, en famille.
Comment me procurer le livre : le médecin de Kérouan?
Merci d’avance.
Je pose la question à Maya Nahum
Témoignage personnel : il y a 3 ans nous fûmes invités par l’ambassade de Tunisie en France. Nous étions un groupe d’une vingtaine de personnes dont députés LREM nées en Tunisie. Quand le Premier Ministre Yousef Chahid avait fait son discours en arabe, elles ne comprenaient rien. C’est donc moi juif qui était le traducteur. Ce fut particulièrement glauque.
L’article d’André Nahum est très instructif. Il est en outre écrit dans un style fluide qui le rend agréable à lire, aussi je recommande aux lecteurs de ne pas s’en priver …
Cela dit, on ne peut que regretter le peu d’enthousiasme de la Tunisie pour régulariser sa situation avec Israël, comme l’a fait Le Maroc. Or, ce pays ne manque pas » d’intelliguintsia « .
Habib Bourguiba, se fondant sur le Coran, avait déclaré que le jeûne du Ramadan n’était pas ou plus obligatoire pour les Tunisiens. En effet, le « voyageur en marche » peut en être dispensé. Or, disait-il, la Tunisie est « en marche vers le socialisme destourien » (sic). Donc pas d’obligation… Je me demande si aujourd’hui, un Musulman français adhérent de la République en marche (à jour de ses cotisations) ne pourrait pas lui aussi bénéficier de cette disposition…
Guy de maupassant écrivait au milieu du 19 ème siecle : Tunis n’ pas une ville arabe, Tunis n’e pas une ville française, Tunis est une ville juive.(30 000 habitants sur 80 000).