Par un froid matin d’hiver de 1996, une petite troupe d’hommes se retrouve, place Gambetta. Ils ont rendez-vous avec Henri Malberg, conseiller municipal, président du groupe communiste à l’Hôtel de Ville de Paris.
Assis autour de la table, ils se connaissent tous. Ils ont un point commun, ils sont juifs ashkénazes, pour la plupart polonais, et anciens élèves de l’école de la rue de Tlemcen dans le xxe arrondissement. Parmi eux, trois sont d’anciens déportés, Léon Ziguel, partie civile au procès de Maurice Papon, Jo Nisenman et Jacques Grynberg ; les autres, Charles et Jean Gotfryd, André Schmer, et Henri Malberg, sont des enfants cachés. Après-guerre, ils ont appartenu aux mêmes organisations de jeunesse. J’assiste à cette réunion, car je suis élue, adjointe au Maire du xxe arrondissement et je travaille avec Henri.
L’heure est grave. Jacques Grynberg déroule l’objet de sa demande. Ils vieillissent. Après la Shoah, ils ont construit leurs vies, professionnelle et familiale. Ils ont eu des enfants. Mais aujourd’hui, ils repensent à tous leurs copains d’école, arrêtés pour la grande majorité d’entre eux, lors de la rafle du Vel’ d’Hiv, les 16 et 17 juillet 1942. Ces gosses ne sont jamais revenus. Et ils sont, dans le quartier de Belleville, plus de mille enfants, assassinés par les nazis avec la complicité du gouvernement de Pétain.
Jacques Grynberg demande de l’aide au conseiller de Paris. Il faut poser des plaques pour rappeler que, dans les écoles élémentaires et maternelles du xxe arrondissement de Paris, la rentrée scolaire de septembre 1942, s’est faite devant des centaines de chaises vides. La Mairie doit les aider.
C’est, bien sûr, une réponse positive et dans la foulée, se crée le « Comité École de la rue de Tlemcen pour la mémoire des enfants juifs déportés »
Une première plaque est posée le 26 avril 1997 sur la façade de la rue de Tlemcen, en présence de dizaines de personnes, du Maire du xxe, des élus et de Geneviève Anthonioz-De Gaulle. Le texte a fait l’objet d’une polémique en Conseil de Paris, car il rappelle la complicité du gouvernement de Vichy dans la déportation des enfants. Finalement, ce texte sera voté à une écrasante majorité, sous l’autorité du Maire de Paris, Jean Tibéri.
En plus de mes fonctions d’élue, je suis directrice d’école. Et tout de suite, je saisis l’insuffisance de cette première plaque. Nous sommes plusieurs à le penser. Un collègue instituteur, Pierre Cordelier propose de faire la recherche des noms des enfants avec l’aide du Mémorial des enfants de Serge Klarsfeld.
Nous nous mettons au travail en épluchant les registres matricules des écoles, où sont inscrits les élèves. Page après page, année après année, tous les élèves de France passés par l’école publique ont été, depuis 1882, soigneusement répertoriés dans ces grands cahiers réglementaires. Ces archives ont traversé la guerre et possèdent des renseignements précieux.
Au fur et à mesure de nos recherches, nous mettons des noms et des visages sur ces petits qui fréquentaient les écoles du quartier, sur leurs parents, artisans, ouvriers venus du shtetl.
Et je vois peu à peu revivre tout un quartier. Les parents exercent des métiers aujourd’hui rares ou disparus : gantier, tricoteur, polisseur, piqueur de tiges, pareur de peaux, distributeur de charbon. Les femmes sont finisseuses, cartonnières, couturières. Dans la France des années trente, la crise économique se fait sentir, et les parents sans emploi sont aussi très nombreux. «Dans ce quartier très populaire du xxe arrondissement, véritable berceau de l’immigration d’Europe centrale dans l’entre-deux-guerres, beaucoup d’élèves étaient juifs. À la maternelle de la rue des Couronnes, vingt et un d’entre deux, âgés de 3 à 6 ans, ont été déportés pour ne pas revenir. Henriette Obstbaum, Simon Boruchowicz, Henri Rosenberg», comme le relate dans Libération d’avril 1999, le journaliste Tonino Sérafini.
Souvent, en compulsant les listes de noms, les larmes me montent aux yeux devant l’âge de ces enfants. Celui-ci a trois ans, celle-là a cinq ans. J’imagine avec horreur leur détresse dans la séparation d’avec leurs parents, leur solitude, leur désespoir dans les wagons plombés et leur terreur dans la chambre à gaz.
D’autres membres du Comité Tlemcen, anciens déportés ou enseignants, anciens enfants cachés ou bénévoles, travaillent dans d’autres écoles avec les mêmes méthodes. Ils recenseront 276 enfants dans six écoles du quartier de Belleville déportés et assassinés. À lui seul, le xxe arrondissement de Paris compte 1 000 enfants victimes sur les 11 000 de la liste Klarsfeld.
Je décide d’organiser, dans mon école maternelle de la rue des Couronnes, une réunion avec les parents pour leur parler de notre association et de notre travail. Et je fais venir une enfant cachée, Rachel Jédinak. Elle raconte son arrestation avec sa mère et sa sœur, son sauvetage, la déportation de sa mère à Auschwitz. Je parle des vingt et un élèves de l’école, disparus eux aussi.
La charge émotionnelle est forte. Les parents bouleversés. Bien sûr, tout le monde a entendu parler de la déportation. Mais là, les gens sont plongés dans l’horreur. Ces enfants avaient l’âge de leurs enfants, eux aussi jouaient, riaient, apprenaient dans la même cour de récréation, dans les mêmes salles de classe, dans les mêmes jardins publics du quartier.
L’adhésion de tout le quartier est immédiate et massive. Le 10 avril 1999, nous inaugurons les plaques avec le nom des enfants dans six écoles maternelles et élémentaires : rue des Couronnes, rue Julien-Lacroix, rue Étienne-Dolet, rue de la Mare, rue Levert et rue des Maronites. Une foule considérable assiste à la cérémonie. La semaine qui a précédé, nous avons collé à l’endroit même où les enfants vivaient, leurs photos et celles de leurs parents. C’est un choc pour la population du quartier qui mesure l’ampleur de la déportation des plus petits. De nombreuses personnalités prennent la parole, revenant sur la responsabilité de Pétain, sur la barbarie des nazis, sur l’ampleur de la Shoah et le risque permanent d’un antisémitisme jamais éteint.
Les enfants juifs assassinés de Belleville retrouvent leur place dans leurs écoles et dans le cœur des gens.
À partir de cette date, nous nous engageons à tirer de l’oubli tous les élèves de Paris, raflés, déportés et assassinés dans les camps de la mort. Dans chaque arrondissement, vont se créer des AMEJD, Associations pour la mémoire des enfants juifs déportés. Nous allons ainsi travailler vingt ans. Entre-temps, je suis devenue adjointe au Maire de Paris chargée de la Mémoire, et je vais m’employer à aider et financer les plaques, mais aussi toutes les actions pédagogiques et de culture des AMEJD.
En 2020, tous les enfants déportés de 0 à 18 ans ont désormais leurs noms inscrits dans leur école ou, pour les enfants non scolarisés, dans un jardin public de leur arrondissement. Les AMEJD ont fait un travail considérable, sans jamais renoncer. Vingt ans de recherches, de témoignages, de cérémonies, d’expositions.
Mais le travail n’est pas terminé. Il faut faire vivre ces plaques, ces monuments et transmettre cette histoire qui est une blessure pour Paris, dans une France qui s’est durcie, où l’on assiste à un retour de l’antisémitisme actif. Le 19 mars 2012, trois enfants sont assassinés parce qu’ils étaient juifs à l’école Ozar Hatorah de Toulouse, par un terroriste islamiste. D’autres assassinats antisémites ont suivi et aussi les grands attentats islamistes de Charlie Hebdo, du Bataclan, de l’Hyper Cacher, qui vont traumatiser la population et indiquer que nous ne sommes jamais à l’abri des pires idéologies.
Nous avons tous la responsabilité de chaque vie humaine dans sa différence, son origine, sa religion. Nous avons le devoir de lutter contre toutes discriminations, contre toute forme de racisme et d’antisémitisme.
Nous avons fait revenir parmi nous les enfants juifs assassinés pour ce fameux « plus jamais ça ». Cela nous oblige.
Plus d’informations sur le site du Comité “École de la rue Tlemcen”.
© Catherine Vieu-Charier
Tenou’a – Atelier de pensée juive est une revue trimestrielle de pensée juive publiée par l’Association Tenou’a. Créée en 1981 par le rabbin Daniel Farhi, elle fut publiée par le Mouvement juif libéral de France jusqu’au printemps 2013. Delphine Horvilleur est la directrice de la rédaction.
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