Un lecteur que je ne connais pas me demande quel est mon journal, — l’organe de presse, sans doute, auquel j’appartiens. Et je lui réponds que je n’en ai pas, d’organe de presse, que, mon organe de presse, c’est moi sur Facebook, parce que, n’est-ce pas, je suis comme le légionnaire dans « Astérix en Helvétie » à qui son centurion commande de se lancer à la nage dans le Lacus Lemanus, et le légionnaire fait la planche, parce que c’est la seule chose qu’il sache faire. « Ma spécialité, c’est l’infanterie » répond-il.
— Et oui, ma spécialité, ce n’est pas le reportage sur la guerre. Mais c’est quoi, ma spécialité, à moi qui ne sais même pas faire la planche, et qui n’ai jamais pu apprendre à nager à la piscine, parce que le maître nageur me disait « sois cool », et que, donc, je coulais ?
Est-ce qu’on peut dire que, ma spécialité, c’est d’écrire ? Genre, je suis un écrivain. Et un écrivain, c’est quelqu’un qui fait, comme on dit, une œuvre. Sauf que, la seule chose que je ne fasse pas, c’est justement une œuvre d’écrivain, parce que je ne fais pas de fiction. La seule chose que je ne puisse pas m’imaginer de faire, c’est d’écrire un roman, avec ou sans marquise qui sortit à cinq heures.
J’essaie de faire attention aux mots. De faire attention aux mots, ça veut dire faire attention aux mots eux-mêmes, aux mots dans la façon dont ils sonnent, dans ce qu’ils disent vraiment, ou ce qu’on pense (ou qu’on imagine) qu’ils disent, les mots précis, ceux-là et pas d’autres (d’où, finalement, aussi, mes traductions) ; ça veut dire aussi ce qu’ils peuvent porter ensemble comme rythmes, comme musique, comme images (d’où mon travail sur la poésie — appelons ça comme ça, sur la concentration des mots dans un minimum d’espace sonore) et ça veut dire, en même temps, bien sûr, essayer de faire attention à ceux qui les disent, ces mots, aux gens qui parlent, à la façon dont ils parlent, à pourquoi ils parlent, aussi.
Faire attention, d’une façon ou d’une autre, à la vie qu’il y a, non pas derrière, mais dedans. Essayer, je ne sais pas, d’être vivant parmi d’autres vivants. Juste une personne parmi les autres. Et c’est l’attention aux mots, si monstrueux soient-ils, qui fait la matière même de mes chroniques sur la guerre d’Ukraine.
Avec cette particularité que j’ai, qui est à la fois un trésor et une calamité, d’avoir deux langues, et donc d’être à la fois, partout, à la fois et dehors et dedans. C’est ce qui explique que, quand j’écris en français, — qu’il s’agisse de traductions (c’est-à-dire de textes écrits en français dont il existe une version première dans une autre langue) ou de textes non-traduits (au sens où il n’existe pas de version première précise avant ce que le lecteur a sous les yeux), on sente toujours que, derrière ma langue française, il y a une autre langue — peut-être, inch allah, un autre monde.
Bref, comme vous voyez, depuis le 24 février, Poutine m’a obligé de concentrer tout mon temps, — vraiment tout mon temps — à cette horreur qu’il a déclenchée en Ukraine. Je ne sais pas pourquoi, au fond, je ne me suis pas senti capable de parler d’autre chose dans ce lieu-sans-lieu qui est mon territoire, ici, sur Facebook. Pourquoi j’ai mis de côté tout mon travail.
Ma mère, à un moment, m’a dit une phrase étrange : « Ты воюешь ». Ça veut dire : « Tu fais la guerre ». Au sens où c’était comme si je m’étais engagé, littéralement, contre Poutine. Et que oui, avec ce que je pouvais, comme je pouvais, je participais à la guerre.
Je me suis engagé. Je suis engagé. Mais je l’ai toujours été. Et si je ne l’avais pas été, je n’aurais pas travaillé comme je l’ai fait jusqu’à présent, toute ma vie.
Nos éditions « Mesures »
Aujourd’hui, je voudrais juste parler d’un aspect de notre travail, à Françoise Morvan et à moi, nos éditions Mesures, que, là aussi, j’ai dû mettre un peu de côté. Pas totalement, mais quand même.
D’abord, nous devions mettre en avant deux petits livres jumeaux, l’un de Françoise, — « Pluie », et l’autre à moi, « Orbe ». « Orbe » reprend tous les sonnets (un peu étranges, écrits dans un mètre inexistant en français, un vers de 9 syllabes très rigide… oui, pas 10, pas 12… 9) que j’ai écrits et publiés depuis 2013. Parce que, Orbe, c’est à la fois le cercle, le monde, et l’ombre — une douleur « orbe », c’est une douleur qui ne laisse pas de trace sur la peau. Et une fenêtre orbe, c’est une fenêtre qui ne donne pas sur le jour. Et Hurbn, en yiddish, c’est le génocide.
Et, en même temps, pendant que je travaillais sur cette forme fermée qu’est le sonnet, Françoise, elle, à partir de photos qu’elle avait prises depuis le grenier de sa maison natale (puisque sa maison natale, son bourg natal du Centre-Bretagne, c’est son lieu-monde — tout ne vient que de là, même notre traduction de « La Cerisaie » (dont je reparlerai pour une autre raison), a écrit une suite de quatrains… pas un jour sans pluie à Rostrenen. Un an de pluies différentes, un an de vie avec la lumière du vent et du soleil et de la pluie, un an de vie, ou quatre cycles, qui poursuivent son cycle de vie « Sur champ de sable », par quoi nous avions commencé « Mesures » en 2019.
Ces livres, ils existent sur le site, on peut les acheter, on peut les commander, et ils font partie de l’abonnement 21-22, donc, nos 200 abonnés vont les recevoir, là, maintenant, j’espère avant le 15 mai. Mais nous ne les lancerons qu’en septembre.
Et je n’ai pas eu le temps d’insister sur « L’Oiseau-loup », un roman (pour le coup), de Françoise, qui est paru début février. Et Françoise a mis, naturellement, toute sa vie dans ce roman — qui est tout sauf un roman normal.
Et, en même temps, le livre de Kari Unksova, dont j’ai déjà parlé. Aujourd’hui, je peux le dire : nous le lancerons officiellement le 7 juin, à la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg (et j’en suis très très heureux). Et le travail graphique sur les couvertures est de Françoise (réalisé au format).
Du coup, nous sommes très en retard pour préparer la saison IV. Juste parce que je n’ai pas la force de travailler assez pour mener de front la préparation de ces livres et mes chroniques sur la guerre en Ukraine. J’essaie, mais, vraiment, je ne peux pas. Il est même trop tôt, au moment où j’écris, de vous dire ce qu’il y aura dans cette Saison IV. Ce qui est sûr, c’est que nous la voulons aussi riche, aussi variée, aussi vitale (pour nous, du moins) que les autres. Bref, nous avons décidé que nous commencerions de lancer l’abonnement de la Saison IV en septembre, et que cette Saison IV serait celle de l’année 2023, au sens où le premier livre paraîtra pour la fin décembre 22.
Et je dis ça, et nous continuons. Avec vous.
© André Markowicz
André Markowicz, né de mère russe, a publié plus d’une centaine de volumes de traductions, d’ouvrages de prose, de poésie et de théâtre, parmi lesquels l’intégralité des œuvres de fiction de Fiodor Dostoïevski, le théâtre complet de Nikolaï Gogol, les oeuvre d’Alexandre Pouchkine, et, en collaboration avec Françoise Morvan, le théâtre complet d’Anton Tchekhov. Il a publié quatre livres de poèmes. Ses quatre derniers livres sont parus aux éditions Inculte : Partages (chroniques Facebook 2013-2014, et 2014-2015), Ombres de Chine et L’Appartement.
« Partages »
« Partages est le journal d’un écrivain qui se retourne sur son travail de traducteur, sur ses origines, sur ses lectures, sur la vie qui l’entoure. C’est une tentative, aléatoire, tâtonnante, de mise en forme du quotidien, autour de quelques questions que je me suis trouvé pour la première fois de ma vie en état de partager avec mes lecteurs, mes « amis inconnus ». Quelle langue est-ce que je parle ? C’est quoi, parler une langue ? Qu’est-ce que cette « mémoire des souvenirs » ? Qu’est-ce que j’essaie de transmettre quand j’écris, mes poèmes et mes traductions ? – C’est le reflet, que j’espère partageable, d’une année de ma vie. » André Markowicz
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