« Quand tu aimes il faut partir », écrit Blaise Cendrars. Sylvain Tesson aime tellement la vie qu’il passe son temps à fuir un monde dans lequel il ne se reconnaît pas.
Depuis plus de vingt ans, l’homme aux semelles de vent de la littérature française conquiert indifférem-ment le public, les cœurs, les sommets. La séduction par la fuite. La fuite dans ce qu’elle a de plus noble, la volonté de se retrouver avec soi-même. Plus on s’éloigne, plus on se rapproche d’une vérité.
Comme Ulysse, il part pour revenir. Son port d’attache, son Ithaque, est cette Europe, « péninsule enchantée, l’un des plus beaux fruits de l’histoire du monde ». Quand tu aimes il faut repartir. Le rêve guide la vie, le paysage est une source d’inspiration infinie. Le mouvement, l’aventure, l’échappée, les départs le remplissent de joie. L’homme est insaisissable, l’écrivain impressionniste. Il préfère voir que croire et sentir que penser. « Le principe du voyage, c’est d’aller moissonner des rencontres et des expériences singulières, organiques et immédiates, qui vous empêchent d’émettre des généralités. »
Sylvain Tesson n’attend rien du chemin qu’il emprunte, ni de l’homme, ni de l’autre. Les idées glissent sur lui comme sur les plumes d’un canard. Il se méfie des théories et des concepts. Il aime le « rugueux » de la vie. La géographie comme explication de l’histoire. Les invariants d’une terre dont nous sommes les hôtes. Les arbres, les bêtes, les pierres, la lumière, le ciel, les falaises.
Mais l’écrivain qui parcourt inlassablement le monde est aussi celui qui fait l’éloge de la frontière. Il préfère l’atome à la masse, et dans l’atome, la membrane. La cloison. Ce qui sépare. Ce qui différencie. C’est peut-être l’une des clefs du succès de Sylvain Tesson. Avoir réussi l’improbable synthèse entre l’ancrage et le voyage. Ouvert aux autres mais jamais fermé à son identité.Un esprit français par excellence. Entre le passé, le présent et l’ave-nir, il choisit tout, comme sainte Thérèse de Lisieux. Les fantômes et la tradition comptent autant que le moment présent et les rêves d’avenir. À condition de ne pas confondre le progrès des choses avec le progrès des hommes. Il se dit athée d’esprit mais chrétien de style, de civilisation. Un chrétien « des abords de la cathédrale », qui « rôde autour des lieux saints, bivouaque sur le parvis ». « Pendant des années, deux fois par semaine, j’ai escaladé des églises et des cathédrales : c’est une manière de pratiquer. » Il aime le Christ, ce clochard céleste, qui a passé son temps sur les routes. Un héros.
La préface qu’il a rédigée pour le « Quarto » des romans d’aventures de son ami Jean-Christophe Rufin (1) s’intitule « Portrait du héros en aventurier ». À propos des personnages du romancier, il écrit : « »Ce sont de simples héros qui se débattent noblement dans le foutoir du monde, armés de leurs fragilités. »
Le foutoir du monde nous ramène à l’Ukraine. Pays qu’il a traversé, comme la Russie, aimé, comme la Russie. Son cœur slavophile saigne. Et l’écrivain qui fait l’éloge de la frontière s’étonne : « Je me réjouis profondément que nous autres, Français, applaudissions les héros combattants. Et que nous comprenions la beauté d’un drapeau natio-nal, la foi en une identité commune, le sentiment du “nous” contre l’invasion, la grandeur d’une patrie considérée comme une mère. Qui l’aurait cru ! »
Regarder ailleurs nous ramènerait-il à l’essentiel ? Les livres de Sylvain Tesson devraient être remboursés par la Sécurité sociale et offerts à nos femmes et hommes politiques. Quand tu hésites, quand tu ne sais plus, quand tu doutes, va de l’avant. Le chemin est dans le mouvement. Se guérir à la fois du rabougrissement décliniste et des naïvetés progressistes. Oser agir. Affronter chaque étape une à une.
« Quand on gravit une montagne, on ne pense pas au sommet. On sectionne ses ambitions. On tronçonne ses objectifs. […] L’arme contre l’immensité, ce n’est pas l’obsession de l’arrivée, ni la vitesse, mais la patience. » Une morale pour temps agités. Écrire un livre, « c’est comme une ascension, explique-t-il. Si vous pensez au point final, vous êtes démoralisé. Mieux vaut se concen-trer sur la construction de chaque phrase, une à une. C’est un labeur de fourmi. C’est peut-être cela, le vrai plaisir. Il n’y a pas de fourmi dépressive. » Le déclin, c’est lorsqu’on ne peut plus rien faire contre l’inéluctable.
Plutôt que la pente dépressive, Sylvain Tesson nous propose l’ascension, la modestie du temps long, l’énergie de l’aventurier et le mouvement qui féconde et vivifie toute chose.
© Valérie Toranian
Jean-Christophe Rufin, Aventures heureuses. Romans historiques, Quarto Gallimard, 2022.
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