La guerre, qui n’était pas censée être une guerre, puisqu’elle devait durer trois jours, est devenue une guerre d’usure. L’économie de l’Ukraine est détruite, j’entends les chiffres, à quelque chose comme 40 ou 50 %, parce que toutes les infrastructures civiles sont touchées, les usines, les voies de communication, les bâtiments civils — et ça, ce ne sont que des chiffres globaux, mais combien d’écoles, de lycées, et combien de monuments, combien de musées détruits ?
Et, dites, les gens, ils font comment, pour vivre ? Je ne parle même pas des bombes, des maisons détruites, mais, tout simplement, vous faites comment, quand vous n’avez pas de salaire, et quand les magasins eux-mêmes, sous les bombes, n’ouvrent pas ?
Les gens vivent, j’ai entendu l’expression, de la « goumanitarka », c’est-à-dire de la « goumanitarnaïa pomochtch », de l’aide humanitaire. Mais le mot « goumanitarka » est en soi tragique, parce qu’il montre une habitude, une accoutumance : c’est un néologisme, une façon qu’a la langue, russe en l’occurrence (rappelons que les victimes des Russes les plus nombreuses sont russophones, que les combats se passent dans les zones russophones), de marquer l’habitude et la familiarité. Il faut bien s’habituer.
D’où vient-elle, cette aide ? — De tous les services de l’Etat ukrainien, qui continuent de travailler sous les bombes, parce que tous les services continuent : à Kharkov, sous les bombes, on continue à fournir l’électricité (et combien de villes vivent sans rien, sans eau, sans électricité, sans chauffage), on continue de s’occuper de la voirie, des poubelles, et j’écoutais le maire de Kharkov qui disait que les éboueurs de sa ville étaient de véritables héros. Oui, sans aucun doute. Les gens continuent, d’une façon ou d’une autre. Et c’est usant, mais, d’après ce que je comprends, le mouvement de résistance civile, — la résistance de tout le pays, réellement unanime, — est toujours aussi forte et même beaucoup plus forte.
Ce mouvement est devenu, je dirai, désespéré. Non pas qu’il soit sans espoir, mais chacun comprend, après Boutcha (et les dizaines et dizaines d’autres Boutchas) que les Russes ne pourront que continuer tant qu’ils ne seront pas défaits. La haine envers l’armée russe, envers Poutine donne une espèce de force sombre aussi terrifiante qu’indiscutable. Avant-hier encore, je vois un reportage des actualités bélorusses anti-Loukachenko, qui raconte qu’ils devaient faire un sujet sur l’évacuation des dauphins du delphinarium de Khakov, — parce que les Russes bombardent même les zoos — et qu’en fait, les dauphins avaient été évacués la veille, et donc ils se sont retrouvés, un peu par hasard, avec des ambulanciers chargés de retrouver les morts épars dans les champs, civils ou militaires. Et les Russes tirent, systématiquement, sur les ambulances. Tout le monde se retrouve à terre, on attend que ça passe, — des bombardements au canon, — ça passe, on se relève, on se remet à mettre les cadavres dans les sacs plastiques noirs. Et il y a cette mimique d’un ambulancier, qui secoue la tête avec une moue de dégoût — pas devant son travail mais devant cette alerte. « Vous continuez ? » demande le journaliste. — « Et vous voulez qu’on fasse quoi ? » répond l’ambulancier. Les gens sont épuisés, mais l’épuisement même leur donne la force.
La stratégie, c’est de jouer sur l’usure des troupes russes. La « grande offensive », lancée, théoriquement, il y a une semaine, n’avance pas du tout. En une semaine, dans certains endroits, ils ont gagné dix kilomètres, c’est tout. Et les pertes sont catastrophiques. En hommes et en matériel. Les Ukrainiens résistent toujours, reprennent quelques villages — ils ne peuvent pas faire beaucoup plus pour le moment, — en perdent quelques autres, — détruisent tous les chars qu’ils peuvent, parce que leurs armements deviennent meilleurs. Mais les armements offensifs sont toujours lents à venir. Ils arrivent, mais peu à peu. L’idée n’est pas de lancer, visiblement, une grande contre-offensive (en tout cas pas maintenant), mais d’attendre que, jour après jour, les Russes s’affaiblissent, que leurs armements, à eux, s’épuisent aussi. Parce que, eux, personne, leurs armements sont anciens (mais il faut dire que, jusqu’en 2020, d’après ce que je peux comprendre, l’Occident leur vendait des armes… — il faudrait creuser ça). Bref, oui, ils s’épuisent. Et eux, leur moral est toujours de plus en plus bas.
Ils s’épuisent et, visiblement, entre eux, les chefs commencent à s’entretuer : tout le monde parle de cette série de « suicides » qui touche des cadres dirigeants de Gazprom. Des suicides impliquant toute la famille : par deux fois, des cadres se suicident, mais, auparavant, ils égorgent leur femme et leur fille adolescente à coups de couteau. —
Parmi ces « suicidés », il faut le noter, aucun n’était sous sanctions, c’est-à-dire qu’ils pouvaient passer inaperçus. Pourquoi sont-ils assassinés, d’une façon tellement terrible, comme les meurtres de vengeance de la mafia sicilienne ? Pour l’instant, on ne sait pas. On pense qu’ils pourraient payer pour d’autres, — eux, sous sanctions — qui essaieraient, par eux, d’évacuer leur argent, et que ces meurtres seraient un signe de Poutine à son « élite » : ceux qui veulent partir en ce moment, voilà ce qui leur arrivera. Je n’en sais rien, bien sûr, mais c’est possible. Ce qui est sûr, c’est que nous sommes là dans une espèce d’autoportrait : oui, le pouvoir du Kremlin est un pouvoir mafieux, sans aucune exagération, sans aucune métaphore, et les codes auxquels il obéit sont les codes des mafias du monde entier.
Et puis, plusieurs grands entrepôts de pétrole brûlent en Russie, et aussi un institut, à Tver (très loin de la frontière ukrainienne, donc) où on fabriquait les explosifs de missiles envoyés sur l’Ukraine. Ça prouve que les services ukrainiens, d’une façon ou d’une autre, parviennent à leurs fins. Nous verrons bien si cette campagne de sabotages va continuer.
Et, de jour en jour, en Russie, le chômage augmente, les produits disparaissent. Le dernier « déficit » (un terme soviétique pour dire qu’un produit manque), imaginez, ce sont les boutons. Les boutons aussi, visiblement, ils étaient importés. Mais plus que les boutons, bien sûr, ce sont, en fait, très vite, des pans entiers de l’économie qui se retrouvent à l’arrêt, y compris l’industrie militaire.
Quelle solution pour Poutine aujourd’hui ? Une seule : la surenchère. Il faut absolument qu’il attaque encore et encore, — là, maintenant, ce sera la Moldavie. Mais l’idée est toujours la même : quelles que soient les pertes, et même si, concrètement, sur le terrain, ce sera impossible, il continue : il s’agit à présent de créer un corridor, russophone, depuis la frontière russe jusqu’à la Transnistrie, pour démembrer l’Ukraine et affirmer l’unité territoriale de « monde russe ».
Pas seulement son unité territoriale, évidemment : en Russie même, en ce moment, on refait tous les livres d’histoire pour les enfants. Le mot «Ukraine » ne doit plus être employé, et la « Kievskaïa Rus » — la Russie kiévienne, médiévale » ne doit plus être « kiévienne ». Elle est simplement « russe » dorénavant.
On arase l’histoire, on rase les villes, on tue tout ce qu’on peut, on chasse les autres, — et ceux qui restent deviennent russes.
La guerre lancée par Poutine est bel et bien un génocide.
© André Markowicz
André Markowicz, né de mère russe, a publié plus d’une centaine de volumes de traductions, d’ouvrages de prose, de poésie et de théâtre, parmi lesquels l’intégralité des œuvres de fiction de Fiodor Dostoïevski, le théâtre complet de Nikolaï Gogol, les oeuvre d’Alexandre Pouchkine, et, en collaboration avec Françoise Morvan, le théâtre complet d’Anton Tchekhov. Il a publié quatre livres de poèmes. Ses quatre derniers livres sont parus aux éditions Inculte : Partages (chroniques Facebook 2013-2014, et 2014-2015), Ombres de Chine et L’Appartement.
« Partages »
« Partages est le journal d’un écrivain qui se retourne sur son travail de traducteur, sur ses origines, sur ses lectures, sur la vie qui l’entoure. C’est une tentative, aléatoire, tâtonnante, de mise en forme du quotidien, autour de quelques questions que je me suis trouvé pour la première fois de ma vie en état de partager avec mes lecteurs, mes « amis inconnus ». Quelle langue est-ce que je parle ? C’est quoi, parler une langue ? Qu’est-ce que cette « mémoire des souvenirs » ? Qu’est-ce que j’essaie de transmettre quand j’écris, mes poèmes et mes traductions ? – C’est le reflet, que j’espère partageable, d’une année de ma vie. » André Markowicz
Poutine affaibli par manque de résultat suffisant escompté dans son projet macabre, le voilà maintenant, confronté à l’aide militaire massive des Américains à l’Ukraine, en train de menacer l’Europe et les Etats-Unis d’une escalade nucléaire.
D’aucuns s’affolent, et on a vu hier, sur la chaîne i24 News diffusée à partir d’Israël, le conseiller politique Christian Mallard déclarant au présentateur Jean-Charles Banoun qu’à son avis il faut prendre Poutine et son Etat-Major au sérieux, ET QUE PAR CONSEQUENT IL VAUT MIEUX RESTER EVASIF dans la réaction des occidentaux.
On peut se demander si c’est la bonne attitude à adopter face aux Russes et s’il ne serait pas plus dissuasif de les mettre devant leurs responsabilités s’ils décident de franchir le pas vers le chaos.
Employer le terme génocide à tort et a travers ,surtout pour un juif,participe à la relativisation de la Shoah. Encore quelqu’ un qui ferait mieux de ne pas aboyer avec les loups.
Vous faites exactement comme Poutine qui disait que les Ukrainiens commettaient un génocide au Donbass. Même rhétorique. Même langage.
Et vous parlez de la surenchère de Poutine…Mais alors que dire de l’attitude de Biden et de ses sous-fifres européens ? On devrait parler d’hyper surenchère ! Il ne s’agit pas de défendre Poutine et son armée de bras cassés mais évitons le manichéisme : que dire des Américains ? Ce ne sont pas des enfants de choeur ! Et question antisémitisme et racisme le parti de Biden est l’un des pires si ce n’est le pire de l’hémisphère Nord.