II – Minuit, Victor disparu.
Dès avril 1942, Victor devance son intégration et se rend au camp d’entraînement de l’OSS (Office of Strategic Services) à Washington. Considérant ses origines et son expérience, il est jugé apte à opérer en France ou en Russie. Victor fait partie du premier groupe de quatre agents envoyés à Londres. L’un de ses points forts, sa parfaite maîtrise du français. A Londres, il est détaché auprès de la section française (Section F) du SOE (Special Operations Executive). Il commence son entraînement fin janvier 1943, dans le Surrey, et bien qu’ayant reçu un entraînement intensif aux États-Unis au sein de l’OSS (ce qui aurait pu réduire son temps d’entraînement en Angleterre), il insiste pour se perfectionner et passe un mois en Écosse. Un an presque jour pour jour après son engagement à l’OSS, il est prêt à partir en opération. Ce sera Operation Scullion II. Il y avait eu une Operation Scullion I, en avril 1943, mais elle avait avorté. Cette deuxième tentative – comme cette première – est dirigée contre une vaste installation, près d’Autun, produisant un pétrole synthétique en grande partie destiné à l’armée allemande. Cette raffinerie est considérée comme l’une des cibles les plus importantes à atteindre sur le territoire français. Août 1943, Operation Scullion II est donc mise en place. Elle engage une équipe de six hommes commandés par Hugh Dormer. Victor Soskice fait partie de l’équipe. Deux de ces hommes (dont Hugh Dormer) ont participé à l’Operation Scullion I. Hugh Dormer est l’auteur d’un « War Diary » dont Pierre Lurçat cite des passages, un document inédit en français et sur lequel l’auteur s’est appuyé pour étudier les opérations Scullion I (avril 1943) et Scullion II (août 1943).
Au cours de cette deuxième opération, le commando parvient à faire exploser six charges dans l’usine. Sur les six hommes, deux parviennent à s’échapper après avoir pris un train pour Paris où ils sont récupérés par un réseau (Vic) qui les fera passer en Espagne. Les quatre autres, dont Victor, sont arrêtés par la Gestapo.
Rossane, la mère de Victor, n’a reçu aucune nouvelle de son fils depuis deux ans, depuis son engagement dans l’OSS, engagement qu’elle ignore. Pierre Lurçat a eu accès aux lettres écrites par Rossane, lettres datées de la fin 1944 et du début 1945, des lettres adressées à Jacqueline Simon, la sœur d’André Simon que Pierre Lurçat avait rencontré dans un kibboutz. Dans ces lettres, Rossane exprime son inquiétude mais aussi son agacement car elle juge que son fils a pris une décision sur un coup de tête et sans jamais la consulter.
Ce n’est que le 11 juin 1945 que Jean Lurçat apprend la mort de Victor, killed in action et sans sépulture. Jean Lurçat va alors s’efforcer d’atténuer la souffrance de la mère de Victor, sa femme, en trichant sur la date de sa mort – non pas le 29 mars 1945 mais le 17 juin 1944. Il modifie également les circonstances de sa mort et déclare qu’il a été tué en attaquant un nid de mitrailleuses après avoir été parachuté en France et que ses camarades n’ont pu récupérer son corps. Rossane décédera dix ans plus tard, le 29 décembre 1954, des suites d’un cancer. Elle avait épousé Jean Lurçat le 12 mai 1931. Elle décédera dans la forteresse des Tours-Saint-Laurent (dans le Quercy) appelée aussi Saint-Laurent-les-Tours dont Jean Lurçat avait fait l’acquisition. Une pièce est aujourd’hui dédiée à la mémoire de Rossane dont je viens de découvrir quelques portraits mis en ligne et qui ont la délicatesse de dessins de Clouet et de Foujita. Elle est également l’auteure d’une œuvre sculptée de grande qualité.
III – Aube, la mémoire de Victor.
Pierre Lurçat poursuit sa recherche « qui ressemble parfois à une enquête policière ». De fait, combien de fois en lisant ces pages me suis-je revu sur les traces de Marianne Cohn qui fut longtemps « l’inconnue de Montauban » ? Pierre Lurçat poursuit l’enquête, aidé par quelques-uns dont l’historien Paul McCue qui a étudié la Section F du SOE. Paul McCue invite Pierre Lurçat et sa femme Judith à une cérémonie précédée la veille d’un dîner, à Valençay, une cérémonie annuelle en l’honneur des agents de la Section F du SOE.
6 mai 2016, Valençay où a été érigé un monument en partie dédié à la mémoire des agents du SOE, Section F, tués au combat ou morts en déportation, soit cent quatre agents dont treize femmes. Le programme commence par la projection d’un film consacré à huit femmes survivantes du SOE en présence du réalisateur Martyn Cox, huit femmes qu’il a interviewées. Au cours du dîner, Pierre Lurçat est présenté à une ancienne du SOE, Noreen Riols, auteure d’un livre de mémoire, « Ma vie dans les services secrets (1943-1945) ». Elle lui indique une piste à suivre concernant la disparition de Victor : Flossenbürg.
Quelques mois après le décès d’André Simon, Pierre Lurçat reprend contact avec sa sœur, Jacqueline Moncorgé, quatre-vingt-quinze ans. Rappelons que Jacqueline et André avaient été envoyés à Aubusson au début de la guerre afin d’y poursuivre leur scolarité. Là, ils avaient rencontré Victor et ses parents. Jacqueline rapporte quelques souvenirs de cette époque à Pierre Lurçat qui la revoit quelques mois plus tard, toujours à Paris. Elle poursuit le récit de ses souvenirs : l’arrivée à New York après le passage par l’Espagne et le Portugal, son engagement dans les Forces Françaises Libres à New York, le débarquement sur les plages de Normandie le 25 juin 1944. Dans ses souvenirs passe Ginette Raimbault, la fiancée de Victor, mais presque rien sur Victor (dont elle s’était éprise), objet de l’enquête de Pierre Lurçat.
Chapitre XII, rédigé par Irène Lurçat. Portrait de Ginette Raimbault. Plusieurs questions sont posées. Ginette a-t-elle sans cesse pensé à Victor ou bien sa mémoire a-t-elle été réactivée suite à la parution du livre de Fabrizio Calvi, « OSS, la guerre secrète en France : les services spéciaux américains, la Résistance et la Gestapo (1942-1945) » ? La rencontre et la perte de Victor ont-elles déterminé sa carrière ? Dans aucun de ses nombreux écrits cette élève de Jacques Lacan ne fait allusion à Victor, sauf dans le chapitre « Rêves » du petit recueil « Parlons du deuil », un rêve où Victor est désigné par la lettre V.
Autre rencontre liée à cette enquête, Caroline Eliacheff, pédopsychiatre qui travailla avec Ginette Raimbault à l’hôpital Necker. Irène et Pierre Lurçat la rencontrent à Paris. Caroline Eliacheff leur déclare d’emblée ne rien pouvoir leur dire sur Victor car Ginette Raimbault n’y a jamais fait allusion ; mais elle leur apporte des souvenirs sur elle et son mari, Émile Raimbault. Pourtant, écrit Irène Lurçat : « Carole Eliacheff souligne à plusieurs reprises qu’il s’est passé quelque chose de très grave dans la vie de Ginette Raimbault… » Une fois encore, sa relation avec Victor et la disparition de ce dernier n’auraient-elles pas déterminé toute sa vie et son œuvre ?
Autre rencontre, le pédiatre Aldo Naouri. Lui aussi a connu Ginette Raimbault qui lui a livré des images de son passé, de sa famille, mais rien sur Victor.
10 avril 2022. Je termine la lecture stylographe en main de ce document sur Victor Soskice. Les averses et les éclaircies alternent sur la ville. L’Atlantique se fait sentir plus que jamais et m’aide dans cette lecture fort dense.
Suite à la parution du livre de Fabrizio Calvi (en 1990) où figure le nom Victor Soskice, Ginette Raimbault contacte Denis Johnson qui a bien connu Victor pour s’être entraîné avec lui en Angleterre. En janvier 1991 elle reçoit une réponse de l’armée américaine, avec l’annonce officielle de la mort de Victor au camp de Flossenbürg, par pendaison, le 29 mars 1945. En janvier 1991 lui parvient le dossier de Victor, une liasse de cent un documents. Au cours des dernières années de sa vie, Ginette Rimbault ne cessera de revenir sur les traces de Victor, sur son parcours après son parachutage en France. Elle se rendra également à Flossenbürg. En juillet 1990, elle avait reçu un courrier de l’American Battle Monuments Commission dans lequel il était précisé que le nom du Lt. Victor A. Soskice figurait sur les Walls of Missing, dans le cimetière militaire américain de Saint-Avold, en Lorraine, le plus grand cimetière militaire américain d’Europe.
Dans le dossier aux cent un documents, une circulaire non datée, un bref compte-rendu sur les circonstances de la mort de Victor Soskice rapportées par l’OSS suite aux témoignages de quatre officiers danois rapatriés, soit la mort par pendaison le 29 mars 1945 au camp de Flossenbürg ; et je passe sur la procédure qui a précédé ces exécutions. Des recherches ont été menées peu après la libération du camp mais en vain. Le corps de Victor aurait été incinéré et ses cendres mêlées à celles des quelque trente mille détenus décédés dans ce camp. Aucune trace de lui dans le cimetière du camp. Par ailleurs, le registre des détenus tenu par l’administration du camp à partir de janvier 1944 avait été détruit par les SS peu avant l’arrivée des Alliés.
Retour sur l’arrestation de Victor Soskice. Suite à l’opération contre l’installation en question, le commando de six hommes se sépare en trois groupes de deux hommes. Victor Soskice et Harry Graham se rendent à Paris et se cachent dans un appartement ; ils sont rejoints par Philipp Amphlett et David Sibree qui ont emprunté un autre itinéraire. La Gestapo les y arrête et tous sont conduits à la prison de Fresnes après un interrogatoire avenue Foch. Début avril 1944, soit presque huit mois après sa capture, Victor est transféré en train avec quinze autres agents de la Section F du SOE jusqu’à Nuremberg puis en camion jusqu’au camp de Flossenbürg où ils arrivent le 9 avril 1944. Ils sont détenus dans des cellules individuelles, dans un bâtiment (l’Arrestbau) séparé du reste du camp. Dans un premier temps, les détenus ne sont pas trop mal traités ; mais avec l’effondrement progressif de l’Allemagne, leur situation se dégrade. Deux des quinze agents de la Section F du SOE sont exécutés, l’un en juin 1944, l’autre en septembre 1944. Presqu’un an passe sans autre exécution ; puis tout se précipite. Des ordres arrivent de Berlin. Le 29 mars 1945, soit un mois avant le suicide de Hitler, les treize survivants de la Section F du SOE sont pendus, entre neuf et dix heures du matin. Leurs corps sont immédiatement incinérés. C’est par la mise en rapport de témoignages directs, tous parcellaires, que leurs derniers moments nous sont connus.
Épilogue. Judith et Pierre Lurçat ne se sont pas rendus à Flossenbürg mais au cimetière militaire américain de Saint-Avold, en juillet 2019. Sur les Walls of Missing, parmi des centaines d’autres noms, le nom du 2nd lieutenant Soskice Victor Andrew, un nom qu’il avait vu gravé sur une plaque au Lycée français de New York avec d’autres noms, ceux des anciens élèves tués au cours de la Deuxième Guerre mondiale.
Victor Soskice. Qui sauve un homme sauve l’humanité. Editions L’éléphant. 2022. En vente sur Amazon et B.o.D et dans toutes les bonnes librairies.
© Olivier Ypsilantis
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