REPORTAGE – Ce couple parisien mi-Zemmour mi-Macron reçoit Le Figaro pour parler «grand remplacement», «fantasme du grand remplacement»,
«Europe anti souveraine», «Europe indispensable». Bref, pour se contredire
Le rendez-vous aurait pu ne jamais avoir lieu. Le 13 avril, Pierre s’excusait dans un courriel : «J’ai discuté du deuxième tour avec Joséphine hier et ce matin, la discussion a dégénéré dans un vortex tel que la séparation semble presque envisageable. Je ne sais pas si nous sommes prêts». Trois jours après le premier tour de l’élection
présidentielle, le second était déjà devenu un sujet trop grave pour être débattu face à une inconnue – journaliste de surcroît (ces gens-là racontent tout).
Le dimanche 10 avril, Joséphine, 32 ans, graphiste vivant près du métro Voltaire à Paris, gagnait lors du premier tour de l’élection. Son candidat, un dénommé Emmanuel Macron était en tête. À ses côtés, son compagnon depuis trois ans, Pierre, 31 ans, musicien-dessinateur, bouillait. 7%. Éric Zemmour venait de faire 7%. On appelle ça perdre. Le lendemain, Joséphine a osé lui demander «tu vas voter pour qui au second tour ?» et Pierre osé répondre «Marine Le Pen, je pense». La suite, c’est
«le vortex» donc, un cyclone tenace de grande taille, indique Wikipédia.
«On s’est engueulés comme des malades», soupire Pierre. «Je me suis mise à pleurer, non ?» essaie de se souvenir Joséphine en époussetant ses mains des miettes d’un sandwich merguez-carottes râpées.
Pour cette brune aux yeux verts, le RN est une ligne rouge, LA ligne rouge.
Paradoxalement plus que Zemmour bien que ce dernier ait, selon les
commentateurs, décalé Marine Le Pen vers le centre par ses prises de position
nettement plus radicales. Mais le vote de Pierre pour le premier tour, Joséphine l’avait sans doute accepté parce que le candidat de Reconquête! revendique sa judéité, que le père de Joséphine est juif et que l’antisémitisme la dégoûte au plus haut point. À l’inverse, «le Rassemblement national, c’est le Front national et voter pour un parti qui a dit des horreurs racistes, antisémites, je n’accepte pas, explique-t-elle de sa voix très douce. Et puis Zemmour, j’y étais préparée. Elle regarde Pierre. T’avais son bouquin sur ta pile de livres…»
Le grand remplacement
Si elle avait alors «mal réagi», elle n’avait donc pas fait changer les serrures, elle s’inquiétait, c’est tout : et si Zemmour n’était qu’une étape vers un lent durcissement dont l’extrémité pour elle se situe au RN ? «Je pense qu’il faut que t’expliques l’origine de cette crainte», lui suggère Pierre. Elle hoche la tête. «De mes 17 à mes 23 ans, je suis sortie avec un garçon, on parlait de se marier…» Il venait d’une famille catholique, avait des idées de droite nationale. «Sa famille était antisémite, il l’est devenu aussi et il a commencé à me dire des horreurs, que les Juifs dirigeaient le monde etc.» Si Pierre pouvait éviter de vriller, ça l’arrangerait.
«On essaye de construire quelque chose sérieusement et avec sincérité. Or, un bulletin de vote, ce n’est pas simplement réfléchir à l’organisation d’un pays, c’est partager des valeurs avec un candidat, c’est le reflet d’une personnalité…. Je ne veux pas d’une ambiance FN sous mon toit.»
Alors qu’elle mastique sa deuxième ou troisième bouchée d’un sandwich feta- aubergines, elle sourcille soudain «mais attends, tu ne m’as pas vraiment dit que t’allais voter Marine Le Pen, si ?» Un ange passe, un papillon volette, une voiture klaxonne.
«Mais si !» lui rappelle Pierre. Même que, après leur dispute, il lui a écrit une lettre pour lui dire tu es la femme de ma vie mais je suis de droite, ça ne changera pas, «tu peux me quitter si tu veux». Il lui rappelle qu’elle n’a pas voulu, tant mieux, il l’aurait mal vécu.
Contrairement à d’autres gens, elle ne me prend pas pour un nazi
«J’avais pas compris que t’allais voter Marine Le Pen», insiste de nouveau Joséphine. Serait-on sinon, ce mercredi 20 avril, en train de découper trois parts de flan dans leur salon ? Peut-être pas à en juger son expression effarée. «En fait, je ne suis pas sûr de voter pour elle», tempère Pierre en attrapant un petit bout de flan à la pistache et en se lançant dans un de ces mini-monologues éloquents dont il a le secret : «Je m’en tape un peu de cette femme, elle n’a pas l’étoffe du chef d’État d’une patrie littéraire, j’ai peur qu’une fois au pouvoir elle décrédibilise les idées nationales par son incompétence». Mais s’il ne vote pas RN dans deux jours, quelle forme concrète donnera-t-il à l’expression de sa plus grande inquiétude, à savoir «le grand remplacement» ?
(L’expression détonne dans la bouche d’un musicos aux cheveux dépeignés qui boit des coups dans les bars d’Oberkampf.)
«Le changement ethnique, l’échec de l’assimilation, on le voit partout, se justifie Pierre. J’avais mes bureaux à La Chapelle, les gens ne parlent pas français, les femmes sont voilées… soupire-t-il. Y’a des soirs quand on traverse certains quartiers, je suis effondré et Joséphine me dit “mais qu’est-ce que t’as ?” En fait, ça me déprime totalement. On est impuissants, c’est pour ça que je suis contre l’Europe : elle nous prive de notre souveraineté.»
Quand il explique ça à Joséphine, elle l’écoute. D’ailleurs elle voit «la même chose que lui». Mais elle n’en pense pas la même chose. «L’assimilation, pour moi aussi c’est très important. Mes ancêtres sont des Juifs d’Algérie et ils ont toujours refusé le communautarisme juif.»
«Donc contrairement à d’autres gens, elle ne me prend pas pour un nazi», sourit amoureusement Pierre. «Mais, reprend la jeune femme, je pense que défendre l’immigration zéro, c’est contraire à l’identité de la France. Et je me sens européenne, l’Europe nous protège face à la Chine, la Russie.» De là son vote pour le président sortant dont elle dit qu’il a été à la hauteur de la crise sanitaire, de la guerre en Ukraine. Ce que Pierre pense aussi. «Je ne suis pas un anti-macroniste primaire. Il ne défend pas les intérêts de notre civilisation mais c’est un homme intelligent. Je veux le battre, pas le décapiter.»
L’amour, l’amour, l’amour
Joséphine et Pierre peuvent parler longtemps de politique, ils écoutent côte à côte l’émission d’Alain Finkielkraut, France Inter le matin. Quand le ton monte, c’est Pierre «surtout après quelques verres». Joséphine, elle, a une voix très douce, une façon d’essayer de saisir ce qu’ils ont en commun. Le goût pour la discussion. L’importance accordée à la politesse, à la culture. La détestation des moralistes (Pierre foudroie certains Parisiens de leur cercle amical : «des bourgeois jouisseurs qui font genre d’être écolo mais consomment de la coke importée du tiers monde dans des boîtes de nuit défendues aux pauvres»).
Alors, les désaccords politiques ne sont qu’un petit grain de sable dans un rouage bien huilé. «Ça me ferait vraiment chier si Pierre votait FN, répète Joséphine, mais je sais que c’est une personne très ouverte, tolérante, pas un réactionnaire». Donc, elle pourrait s’en remettre ? «C’est grave pour moi», se borne-t-elle à répondre. Manquerait plus qu’il lui réclame son consentement.
NB : le jeudi 21 avril, au lendemain du débat entre Macron et Le Pen, Pierre nous envoie «Je ne peux pas voter pour cette incapable !!! Elle est pire qu’il y’a 5 ans !!!» L’amour est sauf.
© Madeleine Meteyer
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