Un reportage sur un problème récurrent en Ukraine : Que faire des corps des soldats russes ? Il y en a des centaines, qui sont abandonnés, qu’on découvre, souvent, par hasard, déjà à moitié décomposés, dévorés par les chiens errants (parce que, parmi toutes les autres catastrophes, il y en a une avec les chiens — les maîtres se sont enfuis, ne sont plus là, ou ils été tués, et les chiens restent là, il faut qu’ils mangent : ils mangent ce qu’ils trouvent — et aussi des cadavres), il y a un grand nombre qui sont carbonisés, des corps dont on sait qu’ils ont existé, mais dont il ne reste quasiment rien, mais quand même quelque chose, parce qu’une roquette est tombée sur le char, ou une bombe. Les Russes ne les récupèrent pas. — Et ce n’est pas seulement qu’ils ne les récupèrent pas, c’est que, disait le responsable du service chargé de la collecte et de la conservation des corps, ils rendent l’identification impossible, parce que, dans 30% des cas, ces corps n’ont pas de papiers, pas de documents qui permettent de leur rendre leur nom.
Et, visiblement, il y a deux choses : tantôt, quand ils ont le temps, ce sont leurs propres camarades qui, sur le champ de bataille, leur enlèvent leur numéro de matricule, tantôt, plus souvent, ils partent au combat sans pièces d’identité, — les pièces d’identité sont confisquées par les officiers et restent à l’arrière.
Là encore, pourquoi est-ce qu’ils font ça, pourquoi ne ramassent-ils pas leurs morts, pourquoi autant de « portés disparus » ?
Il y a, je pense, deux raisons. La première est que les Russes, officiellement, ne reconnaissent comme « morts au combat » que les soldats dont ils ont les noms et les dépouilles. Et donc, moins tu en récupères, moins tu as de morts. C’est important, là encore, pour deux raisons, essentielles : d’abord, parce que les pertes sont, en réalité, catastrophiques (sans doute plus de 20.000 morts — et je n’ai pas le chiffre des blessés) et que, peu à peu, — finalement pas si lentement que ça, — on commence à en parler parmi les gens (pas, ça va de soi, à la télé), et ensuite, comme je l’ai dit à de nombreuses reprises, à cause des pensions qu’il faudrait verser aux familles.
Ce que dit l’armée de Poutine, c’est qu’elle est une machine de mort
Mais il y en a une autre raison, plus importante : c’est que cette déshumanisation de leurs propres troupes est, en elle-même, un discours du régime. Ce que dit l’armée de Poutine, c’est qu’elle est une machine de mort. Pas une machine pour conquérir un territoire, gagner une guerre ou je ne sais quoi, non, simplement, une machine de mort. Une machine, c’est ça qui compte. Ce que les Ukrainiens ont devant eux, sur eux, c’est — et c’est cela, le message essentiel — une force qui est pas humaine. Le message est celui-là : il n’y a rien à faire devant nous, juste se laisser tuer, parce que nous n’obéissons à aucune règle, à aucune loi de vois lois humaines. Ce que vous avez face à vous, dit le message aux Ukrainiens, c’est une armée d’aliens. Il n’y aura pas de pause, il n’y aura pas de quartier. — Je suis vraiment sérieux quand je dis ça.
Ça dit aussi autre chose, à l’évidence : le mépris total qu’a l’appareil de l’armée pour ses propres hommes (qui ne sont pas considérés comme des hommes). Ce mépris, là encore, est important comme un signe, mais il a une portée militaire : du fait que l’intendance est quasiment nulle (et, disent les observateurs, l’intendance a toujours, de tout temps, été le maillon faible de l’armée russe), les soldats sont livrés à eux-mêmes, et donc, ils pillent et ils tuent encore plus, parce que les sentiments essentiels qui les animent sont la peur et la rage. Avec la découverte des massacres systématiques commis dans les zones occupées, le nombre de soldats russes qui se rendent a diminué considérablement : ils ne rendent pas, parce qu’ils savent qu’ils peuvent être accusés de crimes de guerre, et qu’ils peuvent rester en prison pour la vie (et la justice voudrait, bien sûr, que les centaines et les centaines, parmi eux, de coupables de meurtres et de viols passent devant les tribunaux internationaux). Ils ne se rendent pas, et donc ils pillent et violent et tuent encore plus. Par rage, par désespoir. Parce qu’ils deviennent des machines.
Et néanmoins, dans le même temps, je vois passer des témoignages qui rapportent des mutineries — des refus de monter au front, des refus d’obéissance (les Ukrainiens parlent de centaines de cas — je n’en sais rien), et, surtout, des refus de prolonger des contrats. J’ai vu passer hier (mais, pardonnez-moi, je n’arrive plus à retrouver la référence, et je suis quelque peu dans le brouillard avec une récidive de « positivité »), que, face à des protestations contre la qualité de la nourriture servie, les kadyroviens avaient été utilisés pour mater la rébellion et qu’ils avaient tiré, — trois soldats russes ont été tués.
Peu à peu, quoi que fasse le régime, l’édifice se fendille. Parce que les parents, tout de même, se réveillent. « Comment ça, écrit une mère, mon fils a disparu ? Il a disparu en pleine mer ? » — S’il a disparu en pleine mer, c’est qu’il est mort, non ? — Non, il est porté disparu. Et les services ukrainiens, sitôt qu’ils ont un nom, téléphonent en Russie, dans la famille. Pour dire que le fils ou le mari sont bien morts. Et, peu à peu, ces coups de téléphone font leur effet.
Les services ukrainiens publient régulièrement des conversations de soldats russes avec leurs proches. La plupart aujourd’hui rapportent que la guerre est une boucherie, qu’ils se font canarder tout le temps (et c’est là que je vois l’abîme de mon éducation… Il y a la moitié des mots que je ne comprends pas, parce que je n’entends que des obscénités… ou plutôt, ce n’est pas que je ne les comprends pas, tout le monde le comprend, mais vous n’imaginez pas la pauvreté et l’incroyable polysémie possible des mots les plus grossiers en russe… sujet d’une autre chronique).
D’autres conversations font part de la déception des engagés : on leur avait promis 240.000 roubles (le salaire moyen — de misère, — est de 40.000 roubles par mois en province), le gars n’a touché que 100.000. Et il n’arrive même pas à se payer en nature, parce que, dès que les officiers voient quelque chose de bien (en l’occurrence, une Volvo), ils se la prennent pour eux, ou bien, les [salopards — mettez un autre mot], poursuit le type, juste, ils les mitraillent, pour que personne ne l’ait, et nous, n’est-ce pas, tout ce qu’on peut faire, c’est prendre des pièces de moteur, comme trophées. Et encore, même en les prenant, on se fait tirer dessus.
Et puis, les officiers sont clairs : l’ordre est de tuer tout le monde. « Ils disent quelque chose, tu les liquides », c’est ça, l’ordre avec les civils. — Le type raconte ça à son père, qui, visiblement, est, lui aussi, un ancien militaire. Le père répond, longuement… sur la qualité des pièces détachées. Pas un mot sur les meurtres. « Rapporte les pièces détachées, ça se vend très bien »…
Moi, j’écoute ça, je reste, évidemment, saisi (c’est le sentiment essentiel de ma vie, depuis que cette guerre a commencé, le saisissement), et d’un coup, je me demande… Mais comment il va les rapporter, ces pièces détachées ? — Il ne va pas mettre un moteur dans son barda, n’est-ce pas ? Ça veut dire qu’il y a tout un trafic organisé : que les camions destinés à l’armée sont détournés pour ramener en Russie ces moteurs ou je ne sais quoi d’autre. Que, là encore, tout est détourné de son but. Et que, là encore, le but réel n’est pas que le but affiché…
Aujourd’hui, je ne parlerai que de cela. Il y a tellement à dire. Sur la guerre elle-même. Sur l’effet des sanctions. Je m’arrête là aujourd’hui, je n’en peux plus.
— Un dernier point. J’ai vu le message de Navalny en soutien à Macron. Autant que je suis sûr que Marine Le Pen est une alliée de Poutine, autant ce message me semble étrange. Maladroit s’il est vrai, parce que personne ne devrait intervenir depuis l’étranger pour nous dire comment voter. Mais j’ai l’impression, quand je regarde le style, qu’il est faux. Bref, j’attends qu’on vérifie.
© André Markowicz
André Markowicz, né de mère russe, a publié plus d’une centaine de volumes de traductions, d’ouvrages de prose, de poésie et de théâtre, parmi lesquels l’intégralité des œuvres de fiction de Fiodor Dostoïevski, le théâtre complet de Nikolaï Gogol, les oeuvre d’Alexandre Pouchkine, et, en collaboration avec Françoise Morvan, le théâtre complet d’Anton Tchekhov. Il a publié quatre livres de poèmes. Ses quatre derniers livres sont parus aux éditions Inculte : Partages (chroniques Facebook 2013-2014, et 2014-2015), Ombres de Chine et L’Appartement.
« Partages »
« Partages est le journal d’un écrivain qui se retourne sur son travail de traducteur, sur ses origines, sur ses lectures, sur la vie qui l’entoure. C’est une tentative, aléatoire, tâtonnante, de mise en forme du quotidien, autour de quelques questions que je me suis trouvé pour la première fois de ma vie en état de partager avec mes lecteurs, mes « amis inconnus ». Quelle langue est-ce que je parle ? C’est quoi, parler une langue ? Qu’est-ce que cette « mémoire des souvenirs » ? Qu’est-ce que j’essaie de transmettre quand j’écris, mes poèmes et mes traductions ? – C’est le reflet, que j’espère partageable, d’une année de ma vie. » André Markowicz
En France, chaque année, au début de l ‘ hiver, les T.V. découvrent, et nous découvrons avec elles, et avec effarement, qu ‘ il neige. Tout le monde est surpris; en effet il neige, et l ‘ on nous en parle d ‘ abondance.
Aujourd’hui l ‘ on découvre avec horreur que la guerre tue. C ‘ est portant ça son but. Mais on est tout surpris.
La guerre il faut s ‘ en occuper avant qu’ elle n ‘ arrive. Elle arrive au moins depuis le coup d ‘ État de Maïdan. C ‘ etait alors qu ‘ il fallait réagir puis soutenir les accords prévoyant de donner une autonomie au Donbass.
Maintenant, pour éviter la continuation du désastre il faut cesser d ‘ être les valets des USA qui mènent une guerre d ‘ attrition contre la Russie; cela avant la mise en œuvre d ‘ armes nucléaires tactiques.
En plus on donne à » tir la rigot » des missiles antiaeriens légers à l ‘ Ukraine, Etat corrompu, armée corrompue; missiles qui, via les mafias, vont se retrouver chez nous.
On s ‘ étonnera alors que des avions décollant d ‘ Orly explosent, faisant, et oui, des morts; cela étant aussi surprenant que la neige en hiver.
Pour être complet je crois utile de préciser que l ‘ eau mouille.
Très bien dit, Joseph.
Sans oublier que la Russie (certes incarnée par Poutine, mais pas d’erreur, nous n’avons pas affaire à une seule personne mais à la Russie) n’a fait aucun mystère de son oppositions absolue à l’entrée de l’Ukraine dans l’Otan et s’est vu envoyer balader sur la question depuis au moins 2014.
Pour un point de vue inhabituel sue la question voyez (accessible sur le web) le site « Agoravox » avec les deux articles suivants:
-Poutine et la horde lyncheuse (plaidoyer pour la Russie)
-Le pyromane, le saltimbanque et les conquistadores.
En sachant que Macron fait partie des pyromanes (en plus d’être un saltimbanque). A l’étranger comme dans son propre pays d’ailleurs.
La cruelle indifférence aux victimes, quelles qu’elles soient, est bien la marque de la pulsion de mort de Poutine et de ses zélés défenseurs, sans parler bien sûr des mensonges éhontés et des menaces creuses à peine voilées. Même tactique que les nazis.
Les résistants ne se laisseront pas intimider.
Avec le vieux sénile de la Maison blanche et le jeune psychopathe de l’Élysée, sans oublier les autres, la machine de mort n’est pas près de s’arrêter. Allez, encore un petit effort et on l’aura enfin, cette troisième guerre mondiale tant désirée !