Henri Raczymow. Marcel Proust et les Juifs

Après la grande exposition au Musée Carnavalet sur le Paris de Marcel Proust (Marcel Proust, un roman parisien) et alors que s’ouvre celle, non moins importante, du Musée d’art et d’histoire du judaïsme (MAHJ) : Proust, du côté de la mère, qui se tiendra du 14 avril au 28 août 2022, Henri Raczymow, collaborateur de Regards et auteur de plusieurs livres sur Marcel Proust, fait le point sur ce que l’on sait de la judéité de l’auteur de la Recherche.

Le « milieu » proustien se situe sur la rive droite de la Seine et à l’Ouest de la capitale. Les beaux quartiers, ceux de la bourgeoisie et de l’aristocratie (ce qu’il en reste), dont la bourgeoisie juive, ces israélites issus d’Alsace, de Moselle, et plus lointainement d’Allemagne. Dont les Weil, la famille maternelle de Proust, d’abord installés dans le 10e arrondissement où le grand-père était à la tête d’une manufacture de porcelaine. Les Weil, c’est d’abord l’arrière-grand-père Baruch Weil, vice-président du Consistoire israélite de Paris. A la génération encore antérieure, ils étaient « montés » à Paris, venant d’Alsace, et s’étaient installés dans le Faubourg Poissonnière, là où naitra Jeanne Weil, mère de Marcel, en 1849. Quand Jeanne épousera le docteur Adrien Proust ils s’installeront du côté de la place Saint-Augustin, le quartier proustien par excellence.

Marcel Proust nait le 10 juillet 1871 à Auteuil, alors encore un village d’une banlieue résidentielle. C’est la villégiature d’été du grand-oncle maternel, Louis Weil, demi-frère du grand-père, Nathée Weil, agent de change. Malgré la judéité de sa mère, agnostique comme bon nombre d’israélites de l’époque, Marcel est baptisé catholique. Il fréquente le lycée Condorcet où il se lie d’amitié avec des condisciples souvent d’origine juive : Robert Dreyfus, futur homme de lettres, Fernand Gregh, Daniel Halévy, Jacques Bizet (fils de Geneviève Straus, née Halévy). Ils forment un petit clan d’élèves déjà très littéraires, qui reprochent à Marcel de « proustifier », à savoir de faire des manières. Il faut dire qu’il leur envoie des lettres d’amour éperdu dont les deux cousins Bizet et Halévy se moquent car ils se les font lire. A ceux-ci s’ajoutent Léon Brunschvicg, futur philosophe, et Horace Finaly, lequel avec son père le banquier Hugo Finaly donneront des traits, dans la Recherche, aux personnages de Bloch, père, fils et oncle (Nissim Bernard) qui, en l’absence d’oreilles indiscrètes, s’échangent des propos en yiddish.

Jeanne Weil, « Maman », partage avec son fils ainé, « son petit loup », le goût de la littérature classique. Elle lit Saint-Simon et madame de Sévigné. Elle et Marcel auront tout le temps une relation quasi fusionnelle. Le fils cadet, Robert (1873-1935), futur professeur de médecine, sera davantage tourné vers les sciences, tenant plutôt du père. Elle-même, Jeanne, ressemblait beaucoup à sa propre-mère, née Adèle Berncastel (1824-1890). Elle avait reçu une solide éducation dans la tradition de la grande bourgeoisie juive où la religion épousait sans conflit les idéaux laïques de la Révolution française. Elle était une pianiste accomplie, don qu’elle transmit à sa fille Jeanne.

Grand défenseur de Dreyfus

L’affaire Dreyfus, comme pour toute sa génération, va jouer un rôle capital pour Proust. Après la parution du J’accuse de Zola dans l’Aurore en 1898, il va solliciter la signature d’Anatole France en faveur de Picquart puis assistera tous les jours au procès Zola au Palais de Justice de Paris, qui verra la condamnation à l’exil du grand romancier. Dans le roman, le salon de Mme Verdurin reçoit les dreyfusistes Picquart, Clemenceau, Zola, le député Joseph Reinach et Fernand Labori, l’avocat de Dreyfus, comme dans la réalité, le salon de Madame Geneviève Straus. « Le dreyfusisme triomphait, écrit Proust, mais non pas mondainement ». Les « gens du monde » ne pouvaient côtoyer ceux qui pensaient le « traitre » innocent. De Madame Straus, la mère de son camarade Jacques Bizet (elle avait épousé en premières noces le compositeur Georges Bizet), Marcel est amoureux. Il lui écrit d’innombrables lettres, dont parfois d’amour. Les Straus habitent un entresol célèbre du 122 boulevard Haussmann. Leur salon reçoit des gens du faubourg Saint-Germain, le « gratin » et des gens de lettres et des artistes. Leur coqueluche en est le séduisant Charles Haas (1832-1902), modèle du célèbre personnage de la Recherche, Charles Swann. Du premier, un contemporain a pu dire : « Le délicieux Charles Haas, le plus sympathique et les plus brillant des mondains, le plus excellent des amis, n’avait de juif que l’origine, et n’était affligé, à ma connaissance, par une exception presque unique, d’aucun des défauts de sa race ».

… aux amitiés du côté des antisémites

Mais Proust connaitra des amitiés sincères du côté des antidreyfusards, voire d’antisémites déclarés. Ainsi le décadent comte Robert de Montesquiou, modèle de Charlus, qui lui avait ouvert les portes du « grand monde », le journaliste de l’Action Française, Léon Daudet, qui s’était battu pour que le prix Goncourt soit attribué à Proust en 1919 pour les Jeunes Filles en fleurs, ou encore Madame Paul Morand, alias la richissime et très antisémite princesse Soutzo (1879-1975) que Proust allait visiter au Ritz, place Vendôme, où, pendant la Grande Guerre, elle avait élu domicile. Il est de ces bizarreries. De même, dans la génération antérieure, de notoires antisémites, n’en adulaient pas moins Charles Haas, le seul Juif à avoir été admis au prestigieux Jockey-Club (comme le personnage de Swann), avec les Rothschild. Sa séduction, ses connaissances en matière d’art florentin, son irréprochable bon goût, enfin sa brillante conversation, faisaient les délices des gens les plus huppés du faubourg Saint-Germain.

Charles Swann, à la fin de sa vie, ce dandy qui fut si peu juif durant sa vie (contrairement à l’ami du narrateur Albert Bloch), à la faveur de l’âge, de la maladie, de la montée de l’antisémitisme, retourne au « bercail religieux de ses pères ». Il redevient juif. Comme son modèle Charles Haas, il aura fréquenté la Cour impériale et le tout-Paris aristocratique du faubourg Saint-Germain. Il fut l’ami du prince de Galles et du comte de Paris. Il connut de nombreux succès féminins. Si l’on regarde la photo prise par Man Ray de Proust sur son lit de mort en novembre 1922, on ne peut ne pas repenser à la description qu’il fit de son personnage juif Charles Swann, lui prêtant « une barbe de prophète surmontée d’un nez immense ». Maurice Barrès, chapeau melon, parapluie au bras, assiste aux obsèques de Proust le mardi 21 novembre 1922 en l’église Saint-Pierre de Chaillot. Il confie à François Mauriac : « Je l’avais toujours cru juif, le petit Marcel, quel bel enterrement… Enfin, ouais, c’était notre jeune homme »

© Henri Raczymow


Exposition

Marcel Proust, du côté de la mère. Première exposition à présenter Marcel Proust sous le prisme de sa judéité. Du 14 avril au 28 août 2022. Musée d’art et d’histoire du judaïsme (Mahj) de Paris. 71 Rue du Temple. 75003 Paris

Henri Raczymow a notamment publié :

Le Cygne de Proust, éd. Gallimard, coll. « L’un et l’autre », 1990, où le personnage de Swann (le « cygne ») est confronté à son modèle réel Charles Haas.

Notre cher Marcel est mort ce soir, éd. Arléa-Poche, 2014. Les trois dernières années de Proust.

A la recherche du Paris de Marcel Proust, Parigramme, 2021. Un album d’une centaine de photos du monde de Proust à Paris, avec des légendes en français et en anglais.


Regards n° 1084

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