Les esclaves sortaient! C’était dans la nuit finissante du « quatorzième jour du premier mois ».
La Bible n’en dit pas plus. Elle n’indique pas l’année de la libération et les historiens ignorent si l’événement eut lieu sous la 18ème, 19ème ou 20ème dynastie.
L’archéologie reste muette. Elle n’a pas trouvé trace de ces Hébreux, dont les enfants –qui en tirent gloire– racontent : « Nos ancêtres les esclaves… »
Ils le font chaque année, quand revient la 14ème nuit du « premier mois », réunis autour de la table familiale, pour parler de la sortie de Mitsraïm et de la marche de leurs ancêtres vers la Terre d’Israël. La terminaison « aïm » du duel hébraïque, suggère l’union de la Basse et Haute Égypte. Mais au-delà des frontières tracées, Mitsr traduit l’oppression –d’un radical bilitère Ts-R. Mitsraïm, terre de toutes les oppressions! Mitsraïm, toutes les terres d’oppression! Sur la table, des objets-symboles évoquent l’esclavage, la libération et rappellent que le Libérateur est « passé » sur Mitsraïm°.
En hébreu: passa’h, d’où Pessa’h° –Paskha dans la Bible grecque, et Pâque(s) en français. Dieu est passé sur l’Égypte pour apprendre au monde qu’aucune nation ne saurait, impunément, en asservir une autre.
Cette nuit-là, pour la première fois, on entendit sur terre les lendemains chanter. Mais apparemment, Vladimir Poutin à une très mauvaise audition.
La veillée de Pessa’h a pris forme il y a plus de vingt siècles. Dans l’après-midi du 14ème jour, on se réunissait au Temple de Jérusalem pour immoler les agneaux ou des chevreaux; on y chantait des Psaumes, puis on partait chez soi ou chez des amis, manger la chair grillée, accompagnée de pains azymes et de crudités amères. Les agapes se prolongeaient dans la nuit, accompagnées des bénédictions instituées par la Grande Assemblée –le futur Sanhédrin. Alors, déjà, on répétait les formules que les pères avaient apprises de leurs pères.
Cependant, l’essentiel des gestes et les textes de la veillée seront arrêtés aux dernières décennies du Temple et durant les deux siècles qui ont suivi sa destruction. C’était le temps de l’occupation romaine, contre laquelle les Judéens résistaient. Leurs révoltes expliquent bien des écrits figurant dans le livret de la veillée –la Hagada° ou « récit ».
C’est à cette époque que les hommes de Jérusalem adaptent, à la veillée de Pessa’h, le symposium gréco-romain : couchés sur les lits du triclinium disposés en fer à cheval, les convives étaient servis sur une petite table placée devant eux.
Le Banquet de Platon trace le modèle de ce genre d’agapes, mais le thème de la réunion n’est pas le même. Pour accompagner le repas de la Pâque –l’agneau et le pain azyme– le discours et les dialogues, soutenus par des gestes symboliques, porteront sur l’esclavage et la sortie de Mitsraïm.
Tels quels, ils forment l’ossature de la Hagada.
Un événement planétaire
Le caractère universel de la Hagada puise dans la portée planétaire de l’événement qu’elle commémore. La Bible le souligne à propos des dix plaies qui, par elles-mêmes, n’étaient pas destinées à libérer les Hébreux – leur délivrance par Dieu aurait pu s’en passer –mais à frapper l’Égypte. La sanction, dix fois annoncée, graduelle, publique, lui fut infligée, précise-t-Il par la bouche de Moïse, afin « qu’on publie Mon nom de par toute la terre » ; « pour que tu saches », insiste-Il-il auprès du Pharaon, contraint de libérer les esclaves, « que Je suis L’Éternel au milieu de la terre ».
Quand lèvera le grand mouvement de libération des Noirs en Amérique, Moïse apparaîtra, tout naturellement, comme la figure de proue. Harriet Tubman, une jeune esclave qui engagea la lutte contre les petits pharaons d’outre -Atlantique, deviendra célébre sous le nom de « Moïse de son peuple ». Un peuple, qui avec les Negro Spirituals, chantait: « Go down Moses, way down in Egypt’s land, tell old Pharaoh: « Let my people go! » Harriet Tubman disait que son combat était soutenu par Dieu et le chant des esclaves était inspiré par la Bible. Mais, à la fin du siècle dernier, son refrain deviendra le slogan et le cri de liberté des Juifs d’URSS, dans un contexte qui, dans son ensemble, n’avait rien de spécifiquement religieux.
Cependant, l’universalité de la Hagada était déjà imprimée, en noir ou en filigrane, dans la mémoire de l’islam et du christianisme. Contre leur gré, bien souvent, ils vont livrer les messages de la Hagada sur tous les continents. Le Coran « confirme » l’esclavage des Fils d’Israël, en Mitsr, leur libération, sous la conduite de Moïse et la division de la mer, qui engloutit les Egyptiens après le passage des Hébreux.
Quant aux chrétiens, leur foi se nourrit des paroles que Jésus a prononcés à la veillée de Pessa’h, sa dernière veillée. Dépouillés des interprétations des Évangiles, ses gestes et ses propos permettent de suivre les rites de la Pâque juive et du symposium des rabbins. Et quand le Quatrième Évangile –qui voit dans le petit de la brebis le symbole de l’innocence– appelle Jésus : l' »agneau de Dieu », il fait référence à l’animal immolé, à l’époque du Temple, pour la veillée de Pessa’h.
Un agneau nommé Liberté
Parce que la liberté fut conquise par les esclaves en Mitsraïm lorsqu’en dépit de l’oppression subie pendant d’interminables années, ils acceptèrent, sur l’ordre de Moïse, d’égorger un agneau ou un chevreau, pour en manger la chair « au soir du 14ème jour du premier mois ». Dans le Delta, là où les Hébreux étaient regroupés, les Égyptiens adoraient Atoum, dieu primordial et créateur du monde, qui, à la tête de l’ennéade d’Héliopolis, s’incarnait dans un bélier. En immolant le petit du bélier, avant de se réunir, prêts à partir au désert, sandale au pied et bâton à la main, malgré les menaces des armées d’Égypte, les esclaves affichaient leur « pouvoir de résistance ». Dès lors, ils méritaient d’être libérés et le Libérateur pouvait agir.
Cet acte de résistance, la Tora a demandé qu’on s’en souvienne. Chacun à Jérusalem, dès lors qu’il était en état de pureté rituelle, devait manger au soir du 14 nissân de la chair d’un agneau grillé, immolé au Sanctuaire. Le repas continuait, se prolongeait dans la nuit de la “Fête des matsoth” – comme la Tora appelle la semaine de Pessa’h.
On devine qu’autour du discours et des questions posées, un rituel précis se soit peu à peu élaboré. Si les maîtres ont eu recours au symposium grec et à la cena romaine, c’est parce que ce genre de repas était le fait de citoyens libres. « En chaque génération », disaient-ils et ils le consigneront dans la Hagada, « on doit se considérer comme étant soi-même sorti d’Égypte »! Alors, pour narguer les soldats et les procureurs venus de Rome, ils se mirent à conter la saga de leurs ancêtres libérés d’Égypte en usant des gestes pratiqués par les citoyens libres de la Rome esclavagiste!
Malgré l’aversion qu’ils éprouvaient pour les banqueteurs ordinaires et les ébats-débats du symposium, ils ont institué pour célébrer la veillée pascale, le rituel de leurs tyrans.
Leurs très lointains descendants du 21ème siècle continuent le happening dans la nuit de Pessa’h. L’accoudement, prescrit à certaines phases de la réunion, rappelle la position des hommes couchés sur les lits du triclinium. Un plat chargée de nourritures emblématiques, tient lieu de la petite table placée devant les commensaux. Peu importe si personne ne se rappelle son origine! Il remplit admirablement la seule raison pour laquelle on l’a gardé : éveiller la curiosité des enfants et susciter leurs questions. Ses coupelles énigmatiques permettront de parler de la servitude. Et de la sortie d’Egypte et de l’esclavage des Hébreux.
© Jacquot Grunewald
D’après le « Livre du Séder – Hagada », du rabbin Jacquot Grunewald
Rabbin, écrivain, journaliste, Jacquot Grunewald vit en Israël depuis 1985. Reprenant en 1965 la direction du Bulletin de nos communautés d’Alsace et de Lorraine, Jacquot Grunewald en fit l’hebdomadaire d’informations Tribune juive, qu’il dirigera 25 ans durant, jusqu’en 1992.
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