J’étais dans le train jusqu’à 21.30, je regardais les résultats, bien sûr, et, au moment de sortir, je n’avais toujours pas vu le discours de notre président. À croire qu’il n’était pas là, et que, finalement, il n’y avait trop rien à dire (il a parlé, bien sûr, mais vers dix heures, je crois). Parce que c’est bien ça, qu’il n’y avait rien à dire. Le Président (je mets la majuscule) n’a pas même jugé bon de parler de descendre dans l’arène. On a recommencé, comme c’était prévu, et la gauche, dont je dis depuis des années et des années qu’elle n’existe plus, m’a donné tort, parce que, si, justement, elle a existé : sa seule preuve d’existence en France aura été le fait qu’elle s’est donné un mal de chien pour disparaître, en multipliant les candidatures (parce que c’est vrai, quand même, Roussel et Hidalgo… mais quelle honte… — et je ne parle pas des écologistes) pour ne pas apparaître au deuxième tour, et laisser un boulevard aux deux de la dernière fois. Et bon, je ne sais pas du tout ce qu’il en sera aux législatives. Nous verrons d’ici là. À chaque jour sa peine.
Finalement, ces élections, — alors que c’est censément le moment essentiel de notre démocratie —, je me rends compte que je ne les ai pas remarquées. Comme s’il n’y avait rien eu. Il y a eu. Et ce n’est pas vrai qu’il n’y a rien eu : la disparition des partis de pouvoir depuis quarante ans, ce n’est pas rien. Et néanmoins, si, mon impression, c’est que c’était déjà acté, et qu’il n’y a rien eu. Mais non, je ne veux pas, ici et maintenant, discuter de politique intérieure. Ici et maintenant, ce n’est pas ça qui m’intéresse. Je dirai ça comme ça : le statu quo (on prend les mêmes et on recommence et, à l’évidence, on fera barrage aux fascistes — qui, en France, rassemblent au moins 40% des électeurs), le statu quo, donc, il arrange tout le monde et n’arrange personne.
Sur l’ampleur du désastre en perspective du deuxième quinquennat de Macron, je n’ai pas besoin de m’étendre : c’est le pays tout entier qui sera privatisé, « autonome », comme on dit, aujourd’hui, en Corse et en Bretagne, — ce qui signifie mécaniquement une diminution, déjà programmée, déjà en cours, de tout ce qui reste de public dans le public (puisque, par exemple, les impôts corses et bretons resteraient en Corse et en Bretagne). Bref, nous en reparlerons. Mais ce sera comme ça, et c’était déjà écrit.
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Je ne me suis pas rendu compte qu’il y avait une campagne électorale parce que toute mon attention, toute mon activité se sont trouvées, depuis le 24 février, tournées vers l’Ukraine et la Russie. Parce que je ne peux penser qu’à ça (j’ai mis en suspens tout ce que je pouvais mettre en suspens). Pendant les élections, là-bas, la guerre continue, et la bataille à l’Est, et les découvertes de massacres — et nom d’un chien, le nombre de trolls mélenchonistes pour reprendre les thèses de Poutine, ou mettre en cause, insidieusement, la réalité, insupportable, de ce qui se passe — à savoir que les Russes se comportent comme les nazis se comportaient envers les populations locales non-juives (pillages, viols, ravages de toutes sortes) — sachant, évidemment, que, les Juifs étaient, eux, systématiquement et totalement exterminés. Tout ce que je fais aujourd’hui est de parler de ça, de suivre, au jour le jour, heure par heure, ce qui se dit, ce qu’on peut essayer de comprendre. Au risque de faire des erreurs, au risque d’être trompé, au risque de ne pas voir, quand on regarde tout le temps, mais, néanmoins, en essayant quand même de… traduire. Pas seulement traduire ce qui se dit, du russe (assassins et victimes parlent russe — toutes, sans exception) ou de l’ukrainien (je comprends moins bien l’ukrainien, bien sûr). Traduire les détails, les intonations, — parce que, c’est comme dans un texte : le sens, la vie, ils sont dans les détails, dans les intonations. Traduire, d’une façon ou d’une autre, c’est capter non pas le sens (je ne sais pas ce que c’est, le sens), mais les mouvements de la vie.
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Et là, pendant les élections françaises, je regardais Olexéï Arestovitch — un proche de Zelenski, pour lequel j’ai un respect, je dirais, plus que profond. Et Arestovitch parlait de la situation. Il était plus que réservé sur le rôle de Macron et de Scholz. Parce que c’est Macron et Scholz qui refusent, si je comprends bien, de livrer les armes offensives nécessaires. Dans les circonstances actuelles, disait-il, — et c’est déjà une victoire extraordinaire —, sans les chars et l’artillerie lourde que leur refusent Macron et Scholz, et contrairement à ce que proclament en Ukraine même, les populistes et les nationalistes (lesquels ont désorganisé le pays et la défense nationale avant l’arrivée au pouvoir de Zelenski), les Ukrainiens peuvent, au prix d’efforts terribles et de centaines, voire de milliers de morts, conserver leur territoire d’avant le 24 février (sans la Crimée, évidemment, et sans le Donbass et Lougansk), et donc, au mieux, quand la paix sera signée, par une défaite militaire russe (qui n’est pas encore acquise, loin de là), le résultat de cette horreur aura été… juste rien du tout. Le statu quo ante.
Parce que, l’essentiel est là : il s’agit pour l’Otan, contrairement à ce que proclame Poutine, de lui sauver la mise de toutes les façons possibles, — en imaginant qu’il peut y avoir une stabilité du pouvoir en Russie avec lui après ce qu’il a fait là. Au lieu d’accélérer directement la chute du régime assassin et mafieux par la défaite militaire et la reconquête de territoires qui vivent sous la dictature sanglante de mafieux soumis à Moscou, l’impression d’Arestovitch (et la mienne) est réellement qu’ils essaient de lui trouver un moyen de survivre — même si les sanctions, à long terme (six mois, un an ?) réduiront l’économie à rien et plongeront dans la misère la population toute entière. D’ici là, la guerre peut continuer. Et on découvrira tous les jours de nouvelles fosses communes, de nouvelles Boutcha, et, tous les jours, les trolls, volontaires ou payés, diront que, non, ce n’est pas possible que des soldats russes partent en chargeant des frigos sur leurs chars — parce que, sans doute, les frigos, ils ont besoin de sangles pour tenir dessus. Et que les sangles, je ne sais pas prévues, ne sont pas prévues dans le barda du soldat d’une « opération spéciale ».
Ce statu quo, là encore, arrange tout le monde. Pas les gens, c’est sûr. Mais les puissances en place. En fin de compte, ce serait très dérangeant de pouvoir juger Poutine comme on aura jugé Milosevic. Il ne faut pas, n’est-ce pas, comme on dit « humilier la Russie ».
Mais le statu quo, ici, en France, comme là-bas, en Ukraine et en Russie, est une fiction honteuse.
© André Markowicz
André Markowicz, né de mère russe, a publié plus d’une centaine de volumes de traductions, d’ouvrages de prose, de poésie et de théâtre, parmi lesquels l’intégralité des œuvres de fiction de Fiodor Dostoïevski, le théâtre complet de Nikolaï Gogol, les oeuvre d’Alexandre Pouchkine, et, en collaboration avec Françoise Morvan, le théâtre complet d’Anton Tchekhov. Il a publié quatre livres de poèmes. Ses quatre derniers livres sont parus aux éditions Inculte : Partages (chroniques Facebook 2013-2014, et 2014-2015), Ombres de Chine et L’Appartement.
« Partages »
« Partages est le journal d’un écrivain qui se retourne sur son travail de traducteur, sur ses origines, sur ses lectures, sur la vie qui l’entoure. C’est une tentative, aléatoire, tâtonnante, de mise en forme du quotidien, autour de quelques questions que je me suis trouvé pour la première fois de ma vie en état de partager avec mes lecteurs, mes « amis inconnus ». Quelle langue est-ce que je parle ? C’est quoi, parler une langue ? Qu’est-ce que cette « mémoire des souvenirs » ? Qu’est-ce que j’essaie de transmettre quand j’écris, mes poèmes et mes traductions ? – C’est le reflet, que j’espère partageable, d’une année de ma vie. » André Markowicz
Bah, la propagande pro-russe est pitoyable. Elle fait fortement penser à la propagande de DAECH pour décérébrés insensibles à toute humanité. Un siècle de gavage d’idéologie soviétique laisse des traces.
Cette invasion ignoble et ces actes de prédation pure ne resteront pas impunis. Je ne peux croire au statu quo car la Russie s’est humiliée elle-même en se vautrant dans cette barbarie.