Ça, d’abord. — Les biens volés par l’armée russe arrivent sur le marché de l’occasion, en Biélorussie et en Russie. On le sait par les téléphones… par la fonction « géolocalisation »…
Oui, l’armée russe, c’est ça. Une armée de barbares. Et pas qu’à Boutcha. Dans des dizaines et des dizaines de villes et de villages occupés. Partout, en fait, où les Ukrainiens arrivent à libérer les habitants qui restent, ce sont les mêmes constats d’épouvante et d’incompréhension.
Parce que ce n’est pas seulement qu’ils pillent, qu’ils tuent, qu’ils violent — ils tuent et ils gardent les cadavres à côté d’eux, dans la pièce à côté, ils pissent et ils défèquent là, — là où ils vivent, si ce n’est dans la pièce où ils dorment, mais dans la pièce à côté, et ils vivent comme ça.
On a du mal à croire qu’ils sont humains, en fait. Et c’est, visiblement, systématique — du moins très très fréquent.
Il y a là quelque chose d’atterrant. La barbarie en tant que telle.
Et moi, pendant ce temps, je reçois des questions : — « Vous continuerez de traduire du russe ? » me demande quelqu’un que je ne connais pas. Je ne comprends pas, ou je comprends très bien, et je réponds par un « ? »
Elle me répond : « J’en déduis que vous continuerez ». —
Je continuerai. Et donc, pour elle, je suis un criminel.
Et puis, sur la page d’un type que nous n’avons jamais vu, Françoise Morvan et moi, mais qui nous poursuit d’une haine maladive ( à cause de nos prises de position anti-nationalistes bretonnes), je vois l’affiche que j’ai mise en illustration. Et ce type fait partie de je ne sais quels comités qui demandent l’interdiction, en général, de toute vie culturelle russe en France, — et appartient à plein de comités ukrainiens. Et il y a beaucoup d’Ukrainiens qui demandent ça, — juste d’interdire toute expression russe. Et, ce mouvement, il ne fait que monter.
Dans une des grandes bibliothèques de France (pour l’instant, je ne préciserai pas laquelle), le 6 avril, — la date était évidemment fixée depuis des mois, — je devais venir parler d’un livre de nos éditions Mesures. La Russie l’Été , de Kari Unksova. — J’ai parlé d’elle ici, il y a quelque temps. C’est une des voix les plus extraordinaires de la poésie russe de la fin du siècle dernier. Kari Unksova (1941-1983) n’a rien publié de son vivant, parce que c’était totalement impossible ; elle a passé sa vie à vivre, dans une misère noire, avec son mari et ses deux enfants, et à écrire, des textes d’une beauté et d’une liberté fulgurante, joyeuse, impitoyable, et à dire la vérité sur l’URSS. Elle a été une militante féministe — elle a été une des collaboratrices les plus actives de l’almanach clandestin « Femmes et Russie 1980 » qui dressait un tableau terrifiant de la condition réelle de la femme en URSS. Et puis, en 1983, elle a été assassinée par le KGB. Et l’édition que nous proposons chez Mesures est la première de ses textes (sans compter une édition de cent exemplaires et gratuite faite en Israel à la fin des années 80). Bref. Je devais parler d’elle, et la bibliothèque, dès le début de l’invasion russe (et bien avant qu’on sache l’ampleur des exactions), a renoncé à cette soirée. À cause, m’a-t-on dit, « des circonstances ». Et du coup, Kari Unksova était confondue avec ses assassins. Sans pression extérieure, sans que personne ne demande la suppression de cette soirée. Juste par peur et par auto-censure.
Comme si c’étaient les Russes, d’abord, en tant que tels, dans leur ensemble, qui faisaient ce que font les soldats de l’armée de Poutine.
On me parle des sondages qui établissent que 80 ou 70% des sondés sont pour la guerre. — Et hier, Jean-Marc Adolphe (encore lui ! merci à lui pour sa vigilance !…) me signale que Thierry Wolton a fait remarquer sur France-Culture que ce n’était pas 80% des sondés, mais 80% des gens qui ont accepté de répondre. Et que 90% des gens ont refusé.
Refuser de répondre à un sondage, sur un sujet pareil, fait sous une dictature, c’est une façon de dire « non ». Comment ne pas le voir ? Comment ne pas voir que non, les gens ne veulent pas de cette guerre, et que, même si la propagande est la seule chose qu’ils entendent, et qu’on ne leur parle que de nazis (à des gens pour lesquels la « guerre patriotique » de 41-45 est un traumatisme fondateur), ça veut dire, si un sondage veut dire quelque chose, qu’il n’y a pas de soutien massif à cette guerre.
Qu’il y a des gens (et beaucoup de gens) qui la soutiennent, c’est pourtant l’évidence. Mais ce n’est pas la majorité des gens. Non.
Et oui, la culture a toujours été utilisée par le pouvoir. Mais, dites, moi-même, je parle de « culture russe », comme si c’était une entité en tant que telle, comme si ça existait, en tant qu’entité définissable, partageable par chacun, et partagée, comme s’il y avait un fonds commun, je ne sais pas, en Russie et ailleurs, qui puisse la déterminer.
Mais pensez, du temps de l’URSS, à ce qu’on appelait la « littérature soviétique ». Vous vous souvenez des noms des écrivains qui étaient publiés. Certes, il y en a quelques-uns qui restent, mais ils sont tellement mineurs par rapport à ceux qui font réellement la littérature, Boulgakov, Platonov, Grossman…
Et pour la musique, c’est pareil. Combien de compositeurs ont été laissés dans l’ombre, jamais joués ?
Et pour le cinéma, avec des difficultés encore plus grandes, puisque le budget d’un film impliquait, en URSS, des fonds d’État, pareil, là encore.
Bref, dans une dictature, il y a culture et culture. Et confondre la culture officielle et la culture véritable, c’est non seulement idiot, c’est criminel.
Et puis, plus largement. Dites, vous êtes sûr qu’il faut confondre un écrivain nazi et Thomas Mann ou Stefan Zweig, juste parce qu’ils écrivent en allemand ?
Ou quoi, Paul Celan aussi était nazi, parce qu’il écrivait dans la langue des assassins de sa famille ?
Et quelle culture n’a pas eu ses auteurs fascistes, ses collaborateurs ? Le français non plus, il ne faut plus le lire ?
Aujourd’hui, il y a des gens qui appellent à retirer des rayonnages tout livre russe, parce le russe est la langue des barbares de Boutcha, comme si c’était la langue russe en elle-même qui était responsable.
J’ai parlé dans mes chroniques précédentes du sentiment de responsabilité indispensable pour chaque Russe devant ce qui se passe, et de qui sont les vrais nazis. Mais une question me vient : dites, quand et où a-t-on vu que la culture, la civilisation, préservaient de la barbarie ? Est-ce la faute de Tu Fu et de Wang Wei de ne pas avoir pu empêcher les vingt ou trente millions de morts de la « révolte d’An Lushan » dont ils ont été les témoins ? Et, en général, faut-il se détourner de la Chine, parce qu’il y a eu Mao ? Et de l’Espagne parce que, pendant le Siècle d’or, il y avait un autre génocide d’une ampleur inouïe, aux Amériques (combien de dizaines de millions de morts ) ? Et toute la culture européenne du XIXe pendant la colonisation africaine ? Et ainsi de suite, et ainsi de suite.
La culture ne sauve de rien collectivement. Jamais. Elle ne sauve que des individus. Et, même eux, elle ne les sauve pas. Au contraire. Elle leur rend la vie plus difficile. Parce qu’elle donne (et pas toujours, loin de là !…) la conscience. La conscience du temps et la conscience de l’autre.
Je continuerai d’aimer la langue russe, de traduire ses écrivains. Pas n’importe lesquels. Et je continuerai de dire que ceux qui appellent aux généralisations, comme quoi « les Russes sont tous coupables », ceux-là, réellement, sont les meilleurs agents de Poutine — parce qu’ils sont des racistes.
© André Markowicz
André Markowicz, né de mère russe, a publié plus d’une centaine de volumes de traductions, d’ouvrages de prose, de poésie et de théâtre, parmi lesquels l’intégralité des œuvres de fiction de Fiodor Dostoïevski, le théâtre complet de Nikolaï Gogol, les oeuvre d’Alexandre Pouchkine, et, en collaboration avec Françoise Morvan, le théâtre complet d’Anton Tchekhov. Il a publié quatre livres de poèmes. Ses quatre derniers livres sont parus aux éditions Inculte : Partages (chroniques Facebook 2013-2014, et 2014-2015), Ombres de Chine et L’Appartement.
« Partages »
« Partages est le journal d’un écrivain qui se retourne sur son travail de traducteur, sur ses origines, sur ses lectures, sur la vie qui l’entoure. C’est une tentative, aléatoire, tâtonnante, de mise en forme du quotidien, autour de quelques questions que je me suis trouvé pour la première fois de ma vie en état de partager avec mes lecteurs, mes « amis inconnus ». Quelle langue est-ce que je parle ? C’est quoi, parler une langue ? Qu’est-ce que cette « mémoire des souvenirs » ? Qu’est-ce que j’essaie de transmettre quand j’écris, mes poèmes et mes traductions ? – C’est le reflet, que j’espère partageable, d’une année de ma vie. » André Markowicz
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