André Markowicz. Il n’y a jamais eu de procès du stalinisme, il doit y avoir des procès pour la guerre en Ukraine

Les Ukrainiens libèrent Boutcha, — ville totalement dévastée, comme toutes, ou presque, les villes libérées, —  ils découvrent des cadavres dans les rues, des cadavres de civils, ils trouvent une fosse commune, avec 300 cadavres dedans, au moins, que des civils, des femmes, des vieux, et moi, je me sens comme devaient se sentir les exilés allemands qui avaient réussi à fuir le régime d’Hitler, — je me sens, comme disait l’autre, « pas coupable », évidemment, mais « responsable », et Ô combien « responsable ».

Oui, plus le temps passe, — et j’ai déjà dit qu’il y avait des exactions systématiques contre les civils, et que cette guerre était une guerre d’annihilation, plus j’ai l’impression que si, dans les chars russes, ou plutôt, pas dans les chars, mais dans la tête des monstres qui massacrent les gens — et ces massacres, on en découvre d’autres, tous les jours, tous les jours, partout où l’armée d’Ukraine libère son territoire, — plus j’ai l’impression, donc, que, ce qui se passe là est un défi pour tous les Russes, pour la Russie en tant que telle.

Ce qui se passe en Ukraine est l’affaire de tous les habitants de la Fédération de Russie

Parce que, oui, même si le président Zelenski lui-même dit que le concept de « responsabilité collective est inacceptable », une chose est claire : ce qui se passe en Ukraine est l’affaire de tous les Russes, de tous les habitants de la Fédération de Russie.

J’ai parlé des deux temps de la guerre.

La guerre au jour le jour, sur le terrain, en Ukraine, pour laquelle, en ce moment, alors que les Russes se retirent de la région de Kiev et de Tchernigov, ils le font pour se concentrer sur le Donbass, où se déroulent des batailles d’une violence épouvantable, — des batailles décisives. Ces batailles, aujourd’hui, je ne les commenterai pas. Elles ont lieu.

Et il y a une autre guerre, économique, psychologique, lancée par l’Occident, avec les sanctions. Ces sanctions, — mais il faut encore un mois, deux mois (l’éternité en termes de vies humaines), elles vont réduire le pays, économiquement, à je ne sais pas quoi, — parce que, non, je ne sais pas comment appeler un pays de cette taille dans lequel il n’y aura plus aucun moyen, par exemple, de se déplacer, ni en avion, ni en train (parce qu’il n’y aura plus de pièces de rechange pour les avions et les locomotives), dans lequel le chômage réel touchera toutes les branches d’activités ; un pays avec une inflation réelle incontrôlable, et un pays dans lequel le rouble, malgré un cours officiel revenu à la « normale », ne vaudra absolument rien, parce qu’il ne permettra rien.

Face à ces sanctions, que se passera-t-il ? Je le répète : le système de terreur est déjà en place, avec l’ouverture de nouveaux camps de concentrations, avec la réactivation de la peine de mort.

Ces sanctions sont faites aussi pour réveiller les Russes, — l’ensemble des habitants de la Russie.

Il est idiot de prendre en compte les sondages dans une dictature, justement à cause de ce système de terreur : j’entends dire que 83% des Russes sont d’accord avec « l’opération spéciale », ou que « 70% » le sont. — Comment voulez-vous savoir combien sont réellement d’accord quand on vous demande, officiellement, par téléphone ou, je ne sais pas, dans la rue, si vous êtes d’accord, et que, si vous n’êtes pas d’accord, vous risquez, au minimum, de perdre votre travail ? — Non, ce ne sont pas 70% des Russes qui sont d’accord.

Mais le fait est là : il y a des gens en Russie, et beaucoup de gens, qui sont, non pas d’accord, mais qui croient la propagande officielle. Qui croient, par exemple, — j’en profite pour le dire — cette histoire dont j’ai parlé, des soldats ukrainiens qui tiraient dans les jambes de prisonniers russes.

Et telle est la force la propagande que tout le monde, ou quasiment, pas seulement en Russie, où l’on ne parlait que de ça, mais en Occident, et moi aussi, et même au sein du gouvernement ukrainien, aura pris au sérieux cette histoire. Il est aujourd’hui prouvé que c’était un fake. Et, des fakes comme ça, il y en a des centaines. Les gens ne voient que ça.

Et néanmoins, oui. Il faudra bien que les Russes dans leur ensemble comprennent qu’ils vivent dans un pays dont le régime est criminel. Et changer le régime ne peut leur revenir qu’à eux. Il faudra bien que, d’une façon ou d’une autre, ils se révoltent. Qu’ils se dressent contre. Je ne sais pas ce que ça veut dire, concrètement, « qu’ils se révoltent ». Mais oui, puisque cette guerre des sanctions est faite pour ouvrir les yeux des Russes en leur rendant la vie quotidienne impossible, il faudra bien qu’il y ait un résultat. Il faudra que la Russie se transforme.

Je ne sais pas comment. Une chose est sûre : ce sont les Russes eux-mêmes qui doivent le comprendre. Et, pour l’instant, non, la majorité, visiblement, n’a toujours pas compris. Ils ne savent pas, dans leur majorité, que la Russie, en tant qu’État, est responsable d’un génocide, et que, cette culpabilité va retomber sur leurs enfants et leurs petits-enfants. Il faudra, s’ils ne sont pas « coupables », qu’ils se sentent « responsables » — comme les Allemands après la chute d’Hitler.

N’empêche, des coupables, il y en a, — pas seulement Poutine et son entourage. Des officiers et des soldats précis, des hommes qui ont tué, torturé et violé, et, ceux-là, ils ne devront pas être jugés en Russie, mais à la Cour internationale de La Haye, ou je ne sais où, et par le monde entier. — Il n’y a jamais eu de procès du stalinisme, il doit y avoir des procès pour la guerre en Ukraine.

© André Markowicz