La Page de Louise Gaggini. Mon piano est jaloux!

C’est un imposant piano offert par mon grand-père à l’occasion de mes 15 ans.
Nonno m’avait téléphoné en disant: « Si tu ne me trouves pas trop vieux pour te promener avec moi, ça te dit une balade sous les arcades ?» et il m’avait emmenée dans ce lieu de la musique que fréquentaient, à Gênes, tous les maestri du gotha musical.
Un vieux facteur Polonais me présenta chacun des instruments, une main sur les pianos et l’autre autour d’une bouteille de vodka dont entre deux phrases, il avalait régulièrement des gorgées.
Sous l’œil du vieil homme dont l’alcool n’altérait en rien la vigilance, j’essayai tous les instruments. Steinway, Yamaha et quelques autres, mais des sons qui ne laissaient de place qu’à la perfection…
Je voulais autre chose.
Il m’entraîna alors vers un piano qu’il venait de restaurer.
De sa main libre, l’autre tenant toujours la bouteille, il souleva légèrement le dessus du clavier, puis le releva entièrement pour faire apparaître les cordes et le plateau de cuivre et bois, guettant ma réaction ; mais avant même de jouer, je savais, comme dans une rencontre amoureuse, que c’était Lui et pas un autre.
Assuré de sa beauté, l’arrogant instrument narguait mes 15 ans, les évaluait comme un Nabokov sa lolita, mais je voulais la confrontation, un pas de deux à inventer, elle était ma quête, sinon comment jouer bien, mieux, autrement que dans la perfection de sons déshumanisés dont je ne voulais pas ?
Lorsque sous mes doigts enfin j’entendis ses vibrations imparfaites, inaudibles aux autres, mais pour moi attendues, si humaines, ce fut comme des fiançailles, des épousailles, un coup de foudre c’est sûr, et des années après les mots qui me viennent restent ceux de l’amour. Je fus possédée comme par un amant ; mes doigts couraient sur le clavier, mais c’est lui qui tenait mes mains.
J’avais trouvé mon Graal.
L’émotion qui me bouleversait, d’aussi loin que je me souvenais, était enfouie dans le ventre d’un instrument restauré par un vieux polonais alcoolique !
La vie m’apparut alors comme un chaos enchanté.
Des années plus tard, lui et moi sommes toujours ensemble, mais il est devenu jaloux de mes autres passions.
Jaloux de mon inconstance, de ce temps sans lui, ailleurs. Jaloux des autres mélodies qu’il n’entend pas, qu’il ne contrôle pas, et la nuit, furieux d’avoir été délaissé, il déroule ses concertos en ré mineur toujours, de ceux graves et mélancoliques qui minent mon âme, pourraient la faire pleurer si avec le temps je n’avais appris à lui résister, sachant qu’avec le jour les dièses remplaceront les bémols pour un mode majeur joyeux et claironnant.

Mon piano est jaloux, c’est un drame, mais quand mes mains et mes doigts glissent sur lui, suspendus sur le fil tenu d’une musique constamment renouvelée, lui et moi réinventons alors l’harmonie.

© Louise Gaggini

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Ecrivain, journaliste, mais aussi sculpteur et peintre, pianiste, bref une « artiste plurielle ». Diplômée de lettres, d’Histoire de l’Art et de Conservatoire de musique. Auteur de nombreux dossiers pour la presse et la télévision, dont certains ont été traduits par l’Unesco, des organismes humanitaires et des institutions étrangères à des fins d’éducation et de prévention et d’autres furent diffusés par l’EN, Louise Gaggini est l’auteure d’essais et de romans dont La résultante ou Claire d’Algérie et d’un livre d’art pour l’UNICEF: Les enfants sont la mémoire des hommes. Elle est aussi l’auteure d’essais de société, et expose régulièrement, récemment à New York.
elle a publié son premier roman pour littérature jeunesse en 2001, et son premier roman pour adultes en 2004.Où la trouver :

http://www.nananews.fr

http://www/louise-gaggini.com

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