Inscription sur un livre
De quelles ruines doit monter ma voix,
Sous quel effondrement mon cri résonne !
Je brûle de la chaux qui est sur moi
Dans la cave où leurs sbires m’abandonnent.
Ils décrètent muet le vieil hiver,
Ils ont muré les portes de l’histoire.
Qu’il s’évertuent ! — ma voix passe à travers :
Le temps viendra où l’on devra la croire.
Oui, ceci la suite de mes chroniques sur l’Ukraine, mais voilà. Il se trouve que, présentant les livres de nos éditions Mesures et « Le Maître et Marguerite » aux Escales Littéraires de Binic, j’ai, tout en signant plein de livres, passé la journée de dimanche à traduire un poème d’Anna Akhmatova qui m’est revenu parce qu’en écrivant un texte personnel (que j’ai fini, mais que je publierai plus tard), j’avais vu ressurgir dans ma mémoire la première ligne de ce poème. La première ligne, et pas la suite. Cette suite, je l’ai cherchée, et j’ai retrouvé ce poème, écrit en 1959.
Anna Akhmatova (1889-1966) n’était plus publiée depuis 1921. Elle a continué à écrire, en secret, tout le temps, — à écrire et à brûler la plupart de ses manuscrits, en apprenant par cœur, et en faisant apprendre à quelques amies proches. Elle a écrit, et brûlé, et fait apprendre le « Requiem », ce chant du peuple russe sous la terreur stalinienne. Elle a écrit, pendant toute sa vie, son « Poème sans héros », — ainsi nommé pour plein de raisons, mais l’un des raisons essentielles étant que, le héros, c’est le temps, le siècle, et les hommes dans ce siècle en Russie. Un siècle de massacres et de terreur.
En décembre 1917, son ami, Ossip Mandelstam (1891-1938) avait écrit un poème, « Cassandre », qui lui était dédié. Parce que, comme lui, elle était restée, elle avait refusé de partir. Elle allait, comme elle devait l’écrire dans un exergue au Requiem « être avec [son] peuple/ Là où [son] peuple, par malheur, était. »
Ce court poème lui répond, près de quarante plus tard, en 1959, alors que Mandelstam lui-même était mort dans les camps en 1938. Mais ce poème répond aussi à un vers de Serguéï Essénine, que Mandelstam aimait répéter, et dont il disait qu’il était « la dignité d’un poète russe » : « Je n’ai pas assassiné les malheureux au fond des caves. »
Inscription sur quel livre ?… Je ne sais pas. Sur le livre sanglant de la littérature russe en général. Sur les manuscrits (inexistants, puisque gardés dans la mémoire de son épouse) de Mandelstam, ou ceux, cachés en 1959, du « Maître et Marguerite » — Boulgakov et son épouse étaient des amis proches d’Akhmatova.
Et oui, Anna Akhmatova avait la certitude qu’elle serait entendue. Elle le sera toujours.
Non, la littérature russe n’est pas dans les chars de Poutine. La littérature russe s’est toujours élevée contre l’inhumanité, la dictature, qui, depuis que l’Empire russe existe, ont toujours écrasé, étouffé, massacré tout souffle de liberté et de beauté en Russie.
Tout mon travail, de plus de quarante ans, a été d’essayer de le dire, ça : en Russie, le pouvoir a toujours écrasé les gens, et, parmi les gens, les poètes, les artistes, les écrivains. Que de vies brisées… Mais quelle force de résistance. Tout simplement, quelle force d’empathie.
Les crétins et les lâches qui appellent au boycott de la culture russe en tant que telle parce que la dictature mafieuse de Poutine fait ce qu’elle fait en Ukraine, ceux-là, oui, je le dis et le redis, contribuent à l’œuvre de cette dictature. Ils sont les sbires des assassins.
© André Markowicz
André Markowicz, né de mère russe, a publié plus d’une centaine de volumes de traductions, d’ouvrages de prose, de poésie et de théâtre, parmi lesquels l’intégralité des œuvres de fiction de Fiodor Dostoïevski, le théâtre complet de Nikolaï Gogol, les oeuvre d’Alexandre Pouchkine, et, en collaboration avec Françoise Morvan, le théâtre complet d’Anton Tchekhov. Il a publié quatre livres de poèmes. Ses quatre derniers livres sont parus aux éditions Inculte : Partages (chroniques Facebook 2013-2014, et 2014-2015), Ombres de Chine et L’Appartement.
“Partages”
“Partages est le journal d’un écrivain qui se retourne sur son travail de traducteur, sur ses origines, sur ses lectures, sur la vie qui l’entoure. C’est une tentative, aléatoire, tâtonnante, de mise en forme du quotidien, autour de quelques questions que je me suis trouvé pour la première fois de ma vie en état de partager avec mes lecteurs, mes “amis inconnus”. Quelle langue est-ce que je parle ? C’est quoi, parler une langue ? Qu’est-ce que cette “mémoire des souvenirs” ? Qu’est-ce que j’essaie de transmettre quand j’écris, mes poèmes et mes traductions ? – C’est le reflet, que j’espère partageable, d’une année de ma vie.” André Markowicz
Merci pour vos belles chroniques. On continuera de lire les poètes et écrivains russes de la liberté et de la fraternité car à l’évidence, ils auraient détesté cette caricature de despote qu’est l’autocrate autoritaire Poutine, comme ils ont détesté Staline.
Merci,Mr Markovitz.Je n’ai pas votre profonde connaissance de la litterature russe mais j’ en ai tout de meme lu une bonne partie en traduction et vous avez raison .C’est de la pure betise de rattacher l’immense oeuvre russe a Poutine,qu’elle vomit.