Par Alexandre Devecchio
GRAND ENTRETIEN – Dans son nouvel essai, Les Voies de la puissance, le docteur en géopolitique Frédéric Encel dresse un tableau passionnant de l’état du monde. Un livre indispensable pour comprendre les rapports de force à l’œuvre dans la guerre en Ukraine.
LE FIGARO MAGAZINE. – Après l’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine, la plupart des pays européens, dont l’Allemagne, ont décidé d’augmenter leur budget militaire. Beaucoup d’observateurs ont salué le retour de l’idée de puissance en Europe. D’autres soulignent que pour l’instant il s’agit d’acheter un peu plus de matériel américain. Qu’en est-il?
Frédéric ENCEL. – Poutine a jeté dans le jardin européen une pierre de fondation! Reste à savoir si les Européens bâtiront dessus, en l’espèce une puissance autonome. Je l’espère mais serai très prudent pour deux raisons. D’abord, s’agissant de l’Allemagne – dont la décision de consacrer 100 milliards d’euros supplémentaires à la défense est d’autant plus spectaculaire que c’est une coalition rose-verte qui l’a prise-, on n’assiste pour l’heure qu’à un rattrapage: voilà deux décennies que Berlin est le mauvais élève de l’Otan en termes de dépenses de défense, en n’y consacrant que 1,3 % de son PIB quand Washington en demande 2 %. En outre, rien ne dit que la Constitution sera modifiée en faveur d’une possible projection de cette nouvelle puissance plutôt que d’un usage strictement défensif. Ensuite, si l’Allemagne et les autres États européens n’achètent qu’américain, on restera dans un schéma atlantiste classique et, en lieu et place d’une Europe-puissance, on ne verra que le renforcement de l’Otan.
Justement, croyez-vous donc à une défense européenne intégrée? Hormis l’Otan, quelle serait l’alternative?
Je suis très sceptique, car deux profonds clivages posent problème. Le premier est celui Est-Ouest: les États d’Europe orientale entretiennent comme axiome diplomatique et stratégique quasi exclusif le rapport à la Russie – de fait, ils triomphent aujourd’hui -, les États d’Europe occidentale privilégiant plutôt les enjeux africains, moyen-orientaux et méditerranéens et jusqu’à l’Indo-Pacifique pour Paris et Londres. Le second clivage, peut-être donc en train de s’estomper, relève de la nature profonde des représentations croisées de l’Allemagne et des États modestes d’un côté, de la France et du Royaume-Uni de l’autre, ces derniers s’assumant toujours (a contrario des premiers) comme puissances globales, donc militaires et stratégiques. Je pense ainsi qu’un noyau franco-britannique devrait pouvoir à terme constituer une alternative en cas d’échec d’une défense européenne intégrée. Le Brexit? Peu importe car on parle bien là d’autonomie et de projection d’influence et de puissance stratégiques et non seulement économiques. Le «Global Britain» et autres lubies de Boris Johnson? Ce premier ministre un poil fantasque n’occupera pas éternellement le 10 Downing Street. Ne sourions pas trop vite de cette hypothétique perspective ; Paris et Londres coopèrent diplomatiquement déjà très étroitement au Conseil de sécurité de l’ONU et militairement, via les accords de Lancaster House de 2010…
La puissance passe-t-elle uniquement par l’armée? À travers les sanctions, l’Europe s’est-elle affirmée comme une puissance diplomatique?
La puissance puise à de nombreuses sources et s’illustre par des réalités et des critères différents. La capacité économique et financière en constitue bien sûr l’une des dimensions, l’un des instruments majeurs, mais… rarement de façon décisive devant un pouvoir autoritaire à la détermination politique et/ou religieuse forcenée et employant volontiers la guerre! À la fin des fins, dans la plupart des crises graves, c’est bel et bien le «hard power» qui l’emporte. Certes, les sanctions européennes – dont il faut saluer le caractère à la fois massif, immédiat et unitaire – vont durement frapper l’économie russe, mais, d’une part, c’est la population qui en souffrira davantage que le Kremlin ; d’autre part, l’objectif idéologique de Vladimir Poutine quant à la reconstitution d’une grande Russie est si fondamental qu’il n’en déviera sans doute à aucun prix. J’ajoute deux inconvénients: les sanctions coûtent également à ceux qui les imposent et risquent de jeter le sanctionné dans les bras d’une autre puissance impériale. Leur utilité est donc très aléatoire, comme le démontre par ailleurs le cas iranien. Et pourtant… Sans cette épée de Damoclès, comment rester crédible et dissuasif, sinon face au Kremlin aujourd’hui en Ukraine, au moins face à d’autres régimes belliqueux demain et ailleurs? Or je tiens la crédibilité comme l’une des voies et des voix tout à fait majeures de la puissance, comme la matière géopolitique précieuse par excellence. Les «bien entendu, nous ne ferons rien» (Cheysson, 1981, après le coup de force de Jaruzelski à Varsovie) et autre reculade d’un Obama en 2013 face au despote syrien Assad sont toujours désastreux. Alors oui, pour vous répondre, l’Europe incarne clairement une considérable puissance diplomatique par le truchement de son économie et de sa (relative) cohésion démocratique, mais elle n’incarne que cela. Et ce sera insuffisant dans le monde qui vient.
Le renoncement à la puissance n’est-il pas le principal point faible de l’Europe depuis sa construction? Or, sans puissance, sommes-nous condamnés à disparaître? Vous allez jusqu’à pronostiquer un possible dépeçage par la Chine…
L’Europe de la Ceca puis du traité de Rome de 1957 avait une vocation quasi exclusivement économique consistant à éviter de nouveaux conflits internes au continent (occidental). De fait, cette Europe-là est assurément un succès. Sa protection fut assurée pendant la guerre froide par l’Otan, c’est-à-dire en réalité par les États-Unis, mais la double question est désormais de savoir, d’une part, si nos intérêts sont mécaniquement alignés sur ceux américains, surtout plus de trente ans après la chute du bloc soviétique ; d’autre part, si nous souhaitons abandonner tout rôle majeur sur la scène mondiale sinon notre pleine souveraineté, y compris face à une Chine cherchant, en effet, par ses investissements stratégiques, à décider de notre avenir et de nos valeurs. Je réponds deux fois non. Aussi le tandem Macron-Le Drian a-t-il parfaitement raison de prôner l’Europe-puissance.
Vous expliquez que l’État est et demeurera longtemps la forme privilégiée du déploiement de la puissance. Le problème de l’Union européenne n’est-il pas de s’être construite contre les États et même contre les nations?
C’est à la fois la faiblesse et la grandeur du projet européen ; avoir réussi jusqu’à présent à dépasser ce que vous pointez à juste titre comme une contradiction fondamentale. L’UE est un opni – un objet politique non identifié – auquel il convient de donner de quoi se renforcer comme ensemble d’États souverains mais indéfectiblement alliés.
En attaquant l’Ukraine, Poutine est-il devenu ivre de sa puissance? A-t-il surestimé la puissance de la Russie?
Je me méfie toujours des considérations psychanalytiques, mais il a manifestement commis les deux erreurs classiques dont les grands stratèges, depuis Sun Tzu, tentent de nous préserver: suivre une pensée magique, et prendre le vis-à-vis pour un faible ou un imbécile. La pensée magique, c’est l’inverse du pragmatisme et de l’analyse fine et objective des réalités ; sans doute s’est-il laissé enfermer dans un narratif mystique et n’a-t-il fait confiance qu’à un entourage dévot et incompétent.
Mépriser le vis-à-vis, c’est ici considérer de façon infantilisante les «(petits) frères» ukrainiens en leur niant toute conscience nationale, mais aussi mésestimer les Européens perçus comme décadents, féminisés, faibles.
Et pour ne prendre que l’aspect militaire, souvenez-vous des guerres du Kippour de 1973 et du Haut-Karabakh de 2020 ; dans les deux cas, Israéliens et Arméniens avaient respectivement sous-estimé leurs adversaires tout en surestimant leurs propres forces, sans se préparer sérieusement. Et je pourrais vous fournir des dizaines de cas de ce type. Ce qui me surprend et m’a fourvoyé dans le cas de Poutine, c’est sa rupture avec la relative prudence de ses vingt-deux années d’exercice du pouvoir, assez conforme aux enseignements du grand stratège prussien Carl von Clausewitz (1780-1831), qu’il apprécie par ailleurs. Donc, oui, nous assistons à une réelle dérive.
Poursuit-il un projet impérialiste ou cherche-t-il à construire un glacis défensif? Vous parlez de «politique défensive-offensive» russe, pourquoi?
Poutine, et avec lui une bonne partie de l’opinion russe, regrette l’Union soviétique, dans sa dimension non pas idéologique mais politique, diplomatique, militaire, sorte de grande Sparte fière et puissante menacée par un Occident à l’hostilité multiséculaire. Ajoutez aujourd’hui l’instrumentalisation outrancière de l’orthodoxie comme religion nationale et vous retrouvez cette représentation à la fois viriliste, «victimiste», complotiste et impérialiste dans le dispositif sémantique du président russe, lequel surdiabolise le régime ukrainien et prétend vouloir riposter à un «génocide» et une «extermination». Autrement dit, dans le narratif de Poutine, la Russie se défend. En réalité, elle poursuit un projet impérial déjà clairement démontré en Tchétchénie, en Géorgie, en Moldavie orientale (Transnistrie), en Crimée et dans le Donbass, au Haut-Karabakh, ainsi qu’au Kazakhstan et en Biélorussie.
Pouvons-nous mener durablement une guerre avec la Russie, sachant que par la géographie – et vous l’expliquez – le destin de l’Europe demeurera indéfectiblement lié à son grand voisin oriental?
Mais nous ne sommes pas en guerre avec la Russie! Non seulement parce qu’elle n’a pas attaqué à ce jour le sol national ni un État allié de la France, mais encore car l’Ukraine n’est pas membre de l’Otan, et pour cause… Le président de la République l’a d’ailleurs rappelé à plusieurs reprises. Au vrai, personne ne souhaite un conflit avec une puissance nucléarisée… J’ajoute qu’il serait tout à fait injuste et aberrant de mener une guerre contre le peuple russe et sa richissime culture.
Reste évidemment l’aspect éthique. Vous savez, géopolitologue déjà blanchi sous le harnais, j’ai toujours combattu une géopolitique du cynisme, celle de la prétendue «realpolitik» qui ricane des malheurs et rejette avec mépris toute forme de «moraline» dans les relations internationales. Une chose est de constater les réalités les plus sombres, une autre – lamentable – est de s’en satisfaire. Ni le cynisme ni l’absence d’empathie ne tiennent lieu d’analyse géopolitique! Je prône un juste milieu, un équilibre entre l’incontournable nécessité politique de prendre en compte les réalités, et l’obligation humaniste de tout tenter pour les améliorer. Dans le cas de la crise ukrainienne, si l’émotion et la colère sont bien justifiées devant une offensive russe brutale et illégale, il demeure que nous n’avons pas d’alternative, à terme, à la négociation avec un Poutine qui s’est constitutionnellement fabriqué une présence à vie à la tête de l’État russe.
Mon maître en géopolitique et fondateur de la revue Hérodote, Yves Lacoste, avait proclamé dès 1976: «La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre.» Ici, ça sert aussi à comprendre que la Russie demeurera ad vitam æternam à l’est immédiat de l’Europe, et qu’il faudra donc bien bâtir avec elle une architecture de paix et de stabilité. C’est d’autant plus vrai que nous continuerons d’avoir cruellement besoin de ses fabuleuses ressources en gaz, au moins à court et moyen terme. Alors quand on croise ces réalités objectives, j’insiste, on n’a guère le choix. À cet égard, on doit se féliciter des efforts d’Emmanuel Macron pour assurer l’unique canal diplomatique avec Poutine ; la France assume ainsi son rang, celui de principale puissance militaire de l’UE et de l’ensemble européen de l’Otan, en plus de la conjoncturelle présidence tournante de l’UE, et accroît sa crédibilité. La crédibilité, toujours…
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