Romain Gary : Si l’enfer pouvait avoir des murs

Si l’enfer pouvait avoir des murs – et il n’en a guère, car le mot « enfer » exclut toute notion de limites – je dirais que les premières œuvres de la Résistance furent des graffitis. Et encore, les prisons elles-mêmes, comparées à ce qui allait suivre, relevaient-elles dans leur horreur de ce qu’on pourrait appeler à la rigueur, en tenant compte du passé, d’une « civilisation ».

J’utilise ce mot sans pudeur, car André Chénier n’a pas attendu Hitler. Mais dans la montée de l’innommable, de 1941 à 1944, les prisons elles-mêmes acquirent rétroactivement une sorte de relativité dans l’abjection. Ce qui suivit – les camps d’extermination – ne laissa plus à la main même ces pierres où les victimes eussent pu tracer leur cri. Il n’y avait pas de graffiti à Auschwitz ou Treblinka. Mais nous savons aujourd’hui que l’on a écrit – même à Auschwitz, à Belsen ou Treblinka. Sur des bouts d’étoffe, sur des cartonnages, sur du papier « hygiénique ». Rarement la « littérature » eut plus de portée et d’authenticité que lorsqu’elle devenait ainsi un alphabet de la souffrance.

Car les exterminés écrivaient. Deux mois après l’invasion de la Pologne, un homme, Emmanuel Ringelblum, s’est assigné la tâche d’archiviste du ghetto de Varsovie. Avant d’être fusillé après l’insurrection du ghetto de 1943, Emmanuel Ringelblum avait enterré sa chronique dans un bidon de lait au couvercle soudé. L’auteur – et jamais ce mot ne sonna plus haut – note dans sa chronique : « Tout le monde écrivait, même les enfants. »

Personne ne connaîtra jamais les noms de ceux qui portaient en eux une grande œuvre future et qui ont été exécutés avant de naître. C’est à eux que je pense surtout, en écrivant ces lignes. Combien de poètes, d’auteurs dramatiques, de romanciers ?

Ce qu’on appelle, dans tel ou tel pays d’Europe, le creux de la vague « culturel » n’est-il pas dû à une rafale de mitrailleuse, à une balle dans la nuque, à la chambre à gaz ? Un Shakespeare abattu à vingt ans, un Rimbaud déporté à six ans après la rafle du Vél’ d’Hiv’, avec son étoile jaune, un Balzac futur qui n’eut le temps d’entrevoir le sens de la comédie humaine que face au peloton d’exécution ?

J’arrête là ces lignes. Une telle honte, une telle rage montent dans mon cœur que celui-ci perd le droit à son nom. Contre eux, contre vous, contre nous, contre moi-même.

Les bombes que j’ai lâchées sur l’Allemagne de 1940 à 1944 ont peut-être tué dans son berceau un Rilke, un Goethe, un Hölderlin ! Et, bien sûr, si c’était à refaire, je recommencerais. Hitler nous avait condamnés à tuer. Même les causes les plus justes ne sont jamais innocentes. Il faut que l’humain et l’inhumain rompent enfin leur couple infernal.

Romain Gary

Ce texte fut écrit par Romain Gary pour le Catalogue de l’exposition « Résistance-Déportation »  qui se tint d’avril à juin 1980 au Musée de l’Ordre de la Libération. Il figure dans « L’affaire Homme« , Recueil d’articles publié chez Folio.

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