Jeudi 10 Mars, à l’Institut Français de Tel Aviv, s’est tenue l’inauguration de l’exposition Notre Tourisme, un projet photographique commun du cinéaste photographe français Julien Donada et de sa compagne et muse, l’artiste photographe franco-israélienne Jennifer Abessira, une … héroïne de Rohmer avec l’énergie d’une muse d’Almodovar.
La salle d’exposition de l’Institut se trouve au 7 Boulevard Rothschild, un Bauhaus blanc qui fait l’angle avec la trépidante Rue Herzl. La Maison Kayser s’y est installée, a perfect match avec l’Institut Français.
Notre Tourisme est une série photographique qui se compose de plus d’une vingtaine de photographies prises à travers le monde et où Jennifer Abessira pose devant une série d’architecture moderne et iconique, poitrine dénudée voilée par des formes aux trois couleurs primaires appliquées librement au pinceau.
Cette architecture d’après-guerre -souvent mal aimée- s’affiche fièrement comme une interprétation ironique de l’imagerie traditionnelle de la photographie touristique. Comme une sorte de lapsus qui se situerait à la limite de la photo de vacances, de la photo de nu et de la photo d’architecture, Notre Tourisme explore la frontière de ces 3 thèmes.
L’exposition sera présentée jusqu’au 22 Avril 2022.
Les trois couleurs primaires simples -Le rouge , le jaune et le bleu- déclinées dans des formes géométriques simples -Les carrés, les cercles et les triangles- caractérisent le mouvement Bauhaus. En voyant vos photos, je me suis dit que c’était une évidence que cette exposition débute par Tel Aviv, patrimoine mondial de L’Unesco avec ses 4000 bâtiments estampillés Bauhaus. Etait-ce un hasard ou le fruit d’une volonté?
J.A: Quand on rentre dans mon site on voit un carré, un cercle, un triangle, les trois formes clefs du Bauhaus : en effet c’est grâce à ce même mouvement Bauhaus que je suis devenue artiste; au début de ce projet j’étais partie à nouveau dans l’idée d’ajouter à ces photos des gommettes roses, le rose étant très souvent associé à mon travail comme avec ma série de photos #PinkDifferentJen et puis très vite il m’est apparu évident, ce projet étant un projet d’architecture, d’y associer les trois couleurs primaires du Bauhaus. Julien a tenu à ce que ces couleurs soient ajoutées au pinceau.
J.D: Oui. C’était essentiel pour moi qu’on ne passe pas sur ce projet par le numérique comme Jennifer l’avait fait avec beaucoup de talent auparavant. Je voulais que tout soit différent, même si fidèle à notre ligne artistique. Pour revenir à la question, débuter cette exposition au sein de L’Institut Français de Tel Aviv dont Laura Schwartz est l’Attachée Culturelle est clairement une volonté : quand Laura, qui suit le travail de Jennifer depuis des années, nous a fait découvrir leur espace Expo, nous avions déjà des photos prises en Israël et en France; je suis Français, Jennifer est Franco-Israélienne, elle vit entre Tel-Aviv et Paris où je réside. Notre Tourisme est notre premier projet photographique commun. L’inaugurer dans un lieu qui est un peu le carrefour de nos deux parcours, on ne pouvait trouver mieux.
Julien l’architecture a une place centrale dans votre travail de Visual arts et vous partagez avec Jennifer une fascination pour les Bauhaus. Tel Aviv, c’est un must pour vous? Un musée à ciel ouvert?
J.D: Que je photographie ou que je filme, l’architecture pour moi a été le fil conducteur de mon travail depuis des années; donc oui, Tel Aviv et ses Bauhaus, mais plus généralement tout le pays : en Israël j’ai découvert des merveilles que je ne connaissais que via la photo et qui m’ont ébloui, notamment les bâtiments des Architectes Arieh Sharon et Alfred Neumann, de réels chocs d’architecture pour le béton et pour le brutalisme. Israël fait partie de ces pays qui ont accueilli le béton et la modernité à bras ouverts.
Les photos de Notre Tourisme ont été prises dans différents pays et continents mais parmi les 26 photos retenues pour cette exposition à L’institut Français de Tel Aviv, beaucoup ont été prises en Israël. Comment avez-vous choisi les lieux et les bâtiments ?
J.A: On a évidemment choisi des pays où il y a beaucoup de béton mais comme le starting point de cette exposition c’est Tel Aviv et l’Institut Français, on a mis l’accent sur les bâtiments Israéliens et Français. Cela dit, ce qui est intéressant dans cette sélection, c’est que finalement on ne voit pas tellement la différence : un œil novice pourrait croire que toutes ces photos ont été prises dans le même pays. Le béton est le fil conducteur.
J.D: On a couvert plus de cent lieux différents. Evidemment on a choisi certains bâtiments iconiques de l’architecture moderne mais on a aussi choisi de montrer des choses beaucoup plus modestes, voire inconnues, des curiosités, pour que notre travail ne se réduise pas à un vaste catalogue des grands architectes!
Jennifer, vous utilisez souvent une même couleur ou un motif récurrent en numérique sur vos photos ; là on a les trois couleurs primaires, hommage au mouvement Bauhaus, mais vous associez aussi à vos œuvres des phrases-clefs où des hashtags percutants. Concernant cette exposition quel est le premier hashtag qui vous vient à l’esprit ?
J.A: C’est Julien qui a écrit le texte et qui a choisi ce Notre Tourisme. Moi je parle en images, j’ai un rapport aux mots très différent de lui. Je suis née en France mais à l’âge de sept ans je suis venue en Israël; un peu tiraillée entre les deux langues, très vite ma façon de m’exprimer est passée avant tout par le visuel. Quand j’ai commencé à trouver un certain intérêt à associer à mes images des mots, ils se sont imposés en anglais ; j’en ai fait des hashtags comme mon #PinkDifferentJen ou #YouveBeenMakingTheWrongMistakes. Ce moment où un hashtag s’impose à moi n’était cependant jamais arrivé sur ce projet; mais je suis très présente sur Instagram et j’ai commencé dernièrement à faire des post autour de notre exposition, du coup j’ai commencé à utiliser le hashtag #NotreTourisme et c’est seulement là que j’ai compris qu’il avait tout son sens.
Julien est ce qu’on peut dire que c’est l’univers coloré et décalé de Jennifer que vous avez associé à cette architecture d’après-guerre un peu austère et souvent snobée?
Quel est le sujet de la photo ? Jennifer ou le bâtiment?
J.D: Ni l’un ni l’autre séparément car en fait, c’est Jennifer dos au bâtiment, et les deux sont liés, Jennifer toute seule ça n’aurait eu aucun intérêt, et le bâtiment seul, tout le monde fait cette photo-là. On voulait créer un Nous dans le lieu. Son univers, mon univers. Mais ce qui est drôle, c’est qu’en regardant toutes les photos après coup, on s’est rendu compte que comme Jennifer a été photographiée systématiquement avec un flash, on peut croire qu’elle a été photoshopée, du coup ça a rajouté une autre histoire à notre histoire, à ce voyage qui nous a fait traverser des tas de pays qui ressemblent à un seul pays, le pays du béton; si la personne qui regarde la photo pense que Jennifer a été incrustée, elle peut se demander si ce voyage a jamais vraiment eu lieu et même croire que c’est juste par le numérique qu’elle a voyagé.
En découvrant votre choix de masquer le visage de Jennifer presqu’automatiquement, on pense Liberté d’expression, censure; avec sa poitrine découverte on pense brûler le soutif, libérer les tétons, mais finalement, sans rentrer dans tous ces clichés et sans y rajouter celui de l’art et la nudité, est-ce qu’on n’est pas plutôt dans la fausse photo potache, un projet irrévérencieux et décalé, juste pour le fun de désacraliser le monument et de déstructurer la photo « Touriste » qui est souvent figée ?
J.D: Exactement. Le fait que le visage se cache pourrait faire penser que c’est une censure mais ce n’est pas du tout ça ; c’est fait dans l’esprit d’une photo touristique qui tourne mal, qui déraille, c’est vrai qu’on a là beaucoup plus un côté potache, un peu comme les gens qui tirent la langue, c’est pour décaler la pose sérieuse qu’on pense devoir tenir devant la solennité du monument. Comme si on avait déclenché l’appareil trop tôt, avant qu’on ne prenne cette pose figée, Jennifer lève son tee-shirt pour le fun comme une dernière respiration avant une apnée programmée.
J.A: C’est là qu’on comprend à quel point le titre de l’exposition trouvé par Julien, Notre Tourisme, et le choix de l’inaugurer dans un endroit comme L’Institut Français, un lieu qui a également une empreinte de solennité et où on pourrait s’attendre à voir une énième exposition d’architecture autour du mouvement Bauhaus, prennent tout leur sens…
Alors oui on a les trois couleurs primaires, on a les bâtiments d’après-guerre mais on a aussi le côté déjanté de la poitrine dénudée et de ces coups de pinceau, ces formes sur les photos, des taches colorées qui confèrent un mouvement libre contrastant avec les lignes et les angles de ces bâtiments parfois austères : l’exposition est comme une tache criarde sur les murs blancs de l’Institut. Ça donne un côté léger à des sujets très lourds comme l’architecture ou de grandes polémiques comme celle du #metoo.
Jennifer, ça fait quoi de se retrouver face à la caméra de Julien ?
J.A: Se retrouver face à une caméra tout court, car je ne suis pas modèle, je suis artiste-photographe qui d’ailleurs photographie très peu de gens car honnêtement je n’aime pas ça : les gens ça bouge et ça m’énerve! Je photographie beaucoup les objets car moi seule peux les bouger! J’aime aussi beaucoup photographier les immeubles qu’évidemment je ne peux pas bouger mais du coup je me bouge moi, même si, contrairement à Julien, je n’aime pas trop chercher l’angle parfait : ce qui m’intéresse, ça va être plutôt d’insérer le palmier mitoyen au bâtiment et qu’on voie la voiture garée, donnant une tache rouge. Du coup je me suis volontairement retrouvée un peu comme un objet, je me suis laissée diriger par Julien à qui je faisais entièrement confiance car je savais que c’était pour le bien de notre projet commun. Le fait qu’on ne voie pas mon visage était bizarrement une énorme délivrance car ma poitrine devenait un objet, un élément de la photo ; masquer mon visage c’était limite la seule condition car je n’aurais jamais pu poser en mode classique. Sans ne parler que de moi, plus généralement, j’aime dans mes photos masquer des choses et principalement les visages car ils prennent le focus et là, sur ce projet architectural décalé, mon visage ne devait surtout pas être le focus.
Julien, ça fait quoi de photographier Jennifer en mode free the nipples?
J.A : Déjà les soutiens-gorges, si je peux me permettre, elle n’en porte jamais, donc pas besoin de les brûler ni de libérer ses tétons qui sont nés libres et le sont restés! Évidemment, il y avait un côté émouvant de photographier Jennifer tout court, surtout dans un projet architecture, notre passion commune.
Qu’elle a été la photo la plus difficile à prendre ou celle que vous auriez aimé prendre?
J.D: Je ne sais pas si on peut dire difficile mais il faut comprendre qu’on était souvent limités car en fait une des contraintes était qu’il fallait qu’il n’y ait pas grand-chose autour, que ce soit assez dépouillé, que les bâtiments surgissent comme des objets derrière; on a fait quelques photos en contre-plongée mais ça ne peut pas marcher à chaque fois; il a plein de bâtiments qu’on aurait voulu prendre mais on n’a pas pu le faire à cause de ce qui était autour, que ce soit le fond, les voitures, un arbre : souvent le cauchemar de la végétation cache l’architecture, toutes ces raisons font que le bâtiment est compliqué à photographier. Parfois j’aurais rêvé d’avoir une nacelle pour pouvoir les photographier.
J.A: Souvent on arrivait devant le bâtiment et on découvrait qu’il n’était pas compliqué mais carrément impossible à photographier : ça nous est arrivé à plusieurs reprises au Maroc avec par exemple le stade de football au cœur de Casablanca, un bâtiment fabuleux niveau architecture, plein de triangles, mais où il y avait trop de bus, de voitures, trop de gens qui passaient, qui gênaient, sans parler de l’impossibilité d’y découvrir ma poitrine : on aurait pu carrément se retrouver en prison…
Après Tel Aviv on vous souhaite d’exposer où ?
J.A: A Paris forcément, en écho à cette exposition inaugurée à Tel Aviv dans l’Institut Français.
J.D: Et au Japon! Moi j’aime bien l’idée que cette exposition qui reste un work in progress puisse passer à travers le monde d’Instituts Français en Instituts Français et terminer sa course à Paris puisqu’elle l’a commencée à Tel Aviv.
A bon entendeur…
© Lisa Mamou
Jennifer Abessira et Julien Donada
Photographe, Jennifer Abessira travaille entre Tel Aviv et Paris, notamment via son compte Instagram. La vie privée, pour elle, ne s’oppose pas à être au grand jour. Dans son Insta, un système de hashtags sardoniques : #Elle voulait mourir mais elle voulait aussi vivre à Paris / #A Girl is a Gun Peow Peow / #TelAviv Forever / #Le triomphe de la végétation est total / #Contribution à une théorie of Architecture
Cinéaste et photographe, Julien Donada pose l’architecture, l’urbanisme et la ville comme point commun entre ses films de fictions, ses documentaires et la photographie.
Lisa Mamou a fait ses armes au Cours Florent, au Cours Viriot et chez Haim Bouzaglo Workshop et est scénariste, traductrice, productrice, directrice de casting Free-lance. Elle est encore journaliste free-lance et Envoyée Spéciale en Israël pour Tribune juive.
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