À mesure que le présent se délite, une malade d’Alzheimer fait ressurgir les dénis et les secrets du passé. Il fut un temps où elle était juive…
Dans un exercice de réconciliation et de lutte contre l’oubli des origines, sa fille, l’écrivaine et journaliste Brigitte Hemmerlin, lui prête sa plume. Pour que jamais on n’oublie l’étoile qui fut portée au revers d’un vêtement, et qui « aujourd’hui, claque fièrement sur les drapeaux en bleu et blanc ».
L’interview qu’elle avait accordée au magazine Gala en 2014, à la parution de son roman Personne ne peut arrêter une fille qui rêve (Calmann-Lévy), la décrit attablée devant un thé et une méthode d’hébreu. Quand on lui fait remarquer que, huit ans plus tard, pour parler de son nouveau livre Oublier l’étoile (elle est restée fidèle à son éditeur), Brigitte Hemmerlin a donné rendez-vous au Times of Israël dans ce même café littéraire du 6e arrondissement de Paris, l’écrivaine sourit et commande avec malice un chocolat.
La méthode d’hébreu n’a pas, dit-elle, vraiment tenu ses promesses. « L’oulpan a été beaucoup plus efficace ». Elle peut aujourd’hui tenir une conversation à peu près courante en Israël où elle sera à Pourim, l’une des périodes qu’elle préfère.
Son histoire d’amour avec l’Etat hébreu a commencé par une fugue, au début des années 1970. Elle avait tout juste dix-sept ans et troquait ses sages jupes plissées et ses chaussettes montantes pour les vêtements de travail autrement moins apprêtés du kibboutz : « J’ai découvert la liberté, la solidarité, l’amitié, le partage dans un pays triomphant qui venait juste de gagner la guerre des Six Jours ». Le livre célèbre « six mois magnifiques », elle surenchérit et évoque un « bonheur total » sur lequel elle préfère ne pas s’étendre : ce sera le sujet de son prochain roman. Il est fort à parier que l’idée a germé dans son esprit pendant qu’elle faisait ressurgir le passé mafflu qu’elle tentait d’agencer.
Comme Baudelaire, elle a plus de souvenirs que si elle avait mille ans. Le titre Oublier l’étoile est bien trouvé (son fils Emmanuel le lui a soufflé) qui évoque l’étrange paradoxe consistant à écrire un livre de souvenirs sur l’oubli. Un oubli à deux vitesses dont la première fut enclenchée dès la fin de la Seconde Guerre mondiale et la seconde par la maladie d’Alzheimer de sa mère dont elle a fait l’héroïne de son roman.Oublier l’étoile, par Brigitte Hemmerlin. (DR)
Car il s’agit bien d’un roman dans lequel toute ressemblance avec une ou plusieurs personnes ayant existé est tout sauf fortuite. « Toutes les scènes qui se passent rue Félix-Terrier (ndlr Paris 20e) sont vraies. Les meubles, le chandelier, les livres de prières, les nappes et les plats de fêtes, tout cela est vrai. Seuls les noms des personnages sont inventés, » précise l’auteure qui explique s’être attelée à l’écriture pour raconter les dernières vingt-quatre-heures de la vie de sa mère. Le livre s’ouvre le 31 juillet à 7 heures et se termine le 1er août à 10 heures. Rarement agonie n’aura été si pleine de vie.
« Au départ je voulais raconter l’histoire d’une vieille dame que les médecins renoncent à soigner parce qu’elle est Alzheimer, violente et qu’elle se débat ». C’est à un choix douloureux que sa sœur et elle-même ont été confrontées. « J’ai voulu marquer le décompte à travers des créneaux horaires car je n’ai pas cessé de me demander, tout ce temps, ce que ma mère comprenait de ce qui se jouait. Avait-elle conscience que nous, ses filles, l’avions trahie en donnant quitus aux médecins ? Elle voulait vivre mais l’épreuve qu’auraient constituée des soins intensifs de longue durée était trop difficile à supporter pour tout le monde ». C’est là, dit-elle, que l’écriture lui a échappé. « C’était comme si c’était ma mère qui parlait ». Elle lui a donc confié, post mortem, un récit qui tient de la gageure : restituer le réel avec les outils de déraison, de la mémoire abolie, des secrets et des non-dits. Mais il suffit de lire sa biographie pour comprendre que Brigitte Hemmerlin n’est pas femme à se cabrer devant l’obstacle. Et force est de constater qu’elle a franchi celui-ci avec succès.
De quoi parle une vieille dame pensionnaire d’une maison de retraite ? De la vieillesse et des conditions de vie dans ces établissements. « C’est ça être vieux, attendre que les autres prennent le temps de s’occuper de vous, sans qu’ils le fassent ». Un dépit dont on ne sait si elle le marmonne ou si, trop fatiguée et trempée de sueur, elle n’est plus capable que de le penser.
Dans un entretien accordé au moment de la parution de son livre Courage au cœur et sac au dos (Editions du Rocher, 2020), la journaliste Nathalie Levy évoquait « une problématique appelée à croître : en 2060, un tiers de la population aura plus de soixante ans. Ceci nous amène à nous poser clairement la question : que fait-on de nos seniors ? ». Un débat crucial que le livre-enquête du journaliste Victor Castanet, Les Fossoyeurs (Fayard), a récemment placé sous les feux de l’actualité en dénonçant la situation catastrophique des EHPAD. « Ma mère était dans une unité fermée dédiée aux malades d’Alzheimer. C’est un lieu particulier, difficile à vivre mais elle nous a bien fait sentir qu’elle manquait d’attention et de soin. Ce sentiment était quelque peu tempéré par les aides-soignantes qui passaient mais quand j’allais lui rendre visite, j’avais la sensation de me retrouver face à des personnes dans un grand état d’abandon, » commente Brigitte Hemmerlin. Elle nous renvoie à la scène du livre dans laquelle une aide-soignante pianote sur son téléphone et où une autre, assise un peu plus loin, somnole. « Elles n’étaient pas très présentes, et nous avons souvent retrouvé ma mère souillée et déshydratée ».
Le système israélien lui semble mieux fonctionner, qui fait appel à des auxiliaires de vie provenant généralement des Philippines, vivant avec les personnes âgées vingt-quatre heures sur vingt-quatre. « Ma mère étant Alzheimer, cela n’aurait pas pu fonctionner car elle avait vraiment besoin d’une unité fermée mais je les vois à Tel Aviv, qui se promènent sur la Tayelet. Dans ma rue passe souvent un vieux monsieur sur son fauteuil roulant. Sa metapelet (ndlr littéralement celle qui aide) pianote, elle aussi, sur son téléphone mais au moins, il sort et voit du monde ». Elle tempère : « Ce qui ne veut pas dire que toutes les personnes âgées sont heureuses en Israël. Une pauvreté importante touche cette population. Reste que ce système d’aide est peut-être plus au point qu’en France ».
Et Hélène, dans tout cela ? Elle s’indigne, dès les premières pages : « J’ai toute ma tête ». Mais celles et ceux qui furent ou sont aidants sauront reconnaître les signes qui trahissent Alzheimer. C’est la fourchette dont on se demande à quoi elle peut servir, l’ordre et le sens dans lesquels on ne sait plus enfiler ses vêtements, le dentifrice utilisé pour se laver le visage (ndlr : mémoire procédurale)… C’est aussi le passage, cru, dans lequel elle raconte son désarroi, assise, seule, sur les toilettes. Fallait-il cette description excrémentielle ? Hemmerlin rétorque : « C’est la réalité : qu’une femme, votre mère en l’occurrence, autrefois si coquette et si apprêtée, fût devenue cette étrangère qui ne savait plus ce qu’elle faisait était terrifiant. Ce devait l’être pour elle aussi car elle était parfois traversée d’un éclair de lucidité qui lui faisait dire : « Je perds la boule ». Elle se voyait décliner. L’histoire des toilettes, c’est parce qu’on ne s’occupait pas d’elle ».
La narration, attentive à son sujet, progresse au rythme de la réflexion erratique d’Hélène. Sur le puzzle des souvenirs éparpillés, des pièces représentent le jardin que la pensionnaire voudrait revoir, comme Ulysse son village. À l’évocation du nom des fleurs, le brouillard s’estompe, son esprit s’éclaircit et l’on croirait entendre l’écrivain israélien Meir Shalev célébrer fièrement ses plantations (Mon jardin sauvage, Gallimard, 2021). « Le jardin de mes parents était une splendeur, » raconte l’auteure. « Mon père avait fait des milliers de photographies. Il m’avait dit des mots très touchants : ‘Ta mère aimait les roses, je les ai toutes photographiées. Comme ça, elle reste ici’. Il en avait fait un devoir de mémoire ». Elle confie d’ailleurs que le premier titre auquel elle avait pensé pour ce livre était : Tant que vivent les roses.
On le sait, la maladie cognitive évolutive plonge le patient dans une nouvelle temporalité d’où émergent les souvenirs les plus anciens. Brigitte Hemmerlin garde le souvenir de la sœur aînée de sa mère, née à Varsovie et qui, frappée par la maladie, avait recommencé à parler yiddish. Elle se souvient que, malade à son tour, sa mère n’avait qu’un but : retourner dans l’appartement de son enfance, rue Felix-Terrier. « Elle voulait prendre son sac et sortir pour aller retrouver sa mère. Le passé et le présent s’étaient agglomérés ».
« Je ne sais plus où je suis, ni quel jour on est, ça change tout le temps, » se lamente Hélène dont les hallucinations redonnent vie à la chair spectrale et aux cendres de ses fantômes. L’irruption des infirmières et des médecins interrompt l’étreinte protectrice de son père Yankel/Jacques et fait s’évanouir la silhouette de son cher frère Schmuel/Roger. De quel droit personnel et médecins viennent-ils perturber ces retrouvailles familiales ? Pour une prise de sang ? Un transport aux urgences ? Mais où donc est sa maison ?
« Entamer le récit de ces souvenirs m’a rapidement fait réaliser que le thème de la Shoah allait prendre le dessus. Dès lors, le livre que j’étais en train d’écrire a basculé » nous dit la fille. « On ne parle pas de cela ! » s’énerve la mère, dans le livre. Quand l’auteure a dit à son père qu’elle allait écrire un livre sur sa mère, que lui a-t-il dit ? Qu’il espérait qu’elle n’allait pas dire qu’elle était juive. « C’est la première chose qui lui est venue à l’esprit ».
C’est ainsi qu’elle fait raconter par sa mère l’une des scènes les plus importantes du livre : « Elisabeth [prénom de Brigitte dans le livre] a découvert le sac que j’avais caché au fond d’une armoire et la lettre de la Croix-Rouge annonçant le décès de mon père à Auschwitz. Elle aurait pu le ranger, l’oublier, se taire, après tout cela ne la regardait pas. Bien au contraire, elle s’est ruée dans la cuisine et m’a mis le papier sous le nez. […]. Ça dit que ton père est mort à Auschwitz. Auschwitz, c’est là où on brûlait les Juifs ? Alors, il était juif ? Et ta mère aussi ? ».
On lui demande si la découverte de sa judéité a été réellement aussi violente. Elle concède n’avoir peut-être pas été aussi virulente mais garde le souvenir précis de l’instant, décisif, où elle a trouvé l’étoile jaune et les papiers. Et aussi de la claque que sa mère lui a infligée, histoire de lui faire comprendre qu’on ne parle pas « de cela ».
« Lors d’un dîner en Israël, j’ai raconté cette scène à un psychiatre. Il m’a dit : ‘Le but est de garder un silence de tombe’. Elle a compris ce qu’il voulait dire. « Les miens avaient décidé d’enterrer cette histoire. Rien ne devait filtrer ». Ce n’est pas faute d’avoir interpellé l’oncle Maurice : « Mais enfin, tu étais Juif ! Le grand-père faisait bien tourner le poulet à Kippour, non ? ». Elle mime la scène des kapparot (ndlr : rituel de Kippour) avant de lâcher la réponse de l’oncle : « Et alors ? J’étais bien content de manger du poulet ». Seule la plus âgée de ses tantes avait consenti à lui raconter « comment c’était à Varsovie » et le mari de la cousine germaine de sa mère (concentrée, Brigitte Hemmerlin semble attachée à faire comprendre qui est qui) lui avait dit : « Ta mère peut dire ce qu’elle veut, tu es juive et tu es de notre côté ». À part eux, personne n’a jamais voulu lui « parler de cela ». Interdit.
Ne restait plus, dans ce même élan oublieux, qu’à élever sa fille Elisabeth/Brigitte en catholique fervente. Cette dernière confirme : « Le peuple juif déicide est ce qu’on m’avait appris depuis la sixième, dans mon école catholique. Ce que ma mère voulait, c’était être comme tout le monde : catholique. Être intégrée dans une communauté qui ne craignait rien. Réussir. Elle ne s’est pas rendue compte que la photo de ma communion solennelle n’était qu’un énorme mensonge. Je n’ose imaginer ce qu’a pu penser ma grand-mère maternelle qui ne parlait que yiddish… ». Dans le livre, Hélène raconte que le cliché, agrandi et encadré, trônait fièrement sur le buffet de la salle à manger « comme un symbole, celui de ma réussite ». Quatre ans plus tard, sa fille découvrait les documents « compromettants ».
Elle confie aussi avoir toujours lu dans les yeux d’Elisabeth, née avec une malformation cardiaque, le rejet et le reproche de l’avoir confiée, toute petite, à la grand-mère paternelle en Alsace : « tu m’as abandonnée parce que j’étais malade ». Elle évoque aussi, en filigrane, l’histoire sur laquelle sa fille lui demande « de ne pas revenir sans arrêt ». Cette histoire est celle de la jeune et brillante avocate qui, en février 1981 à Fresnes, procura une arme au détenu Philippe Maurice, condamné à la peine de mort pour le meurtre de deux policiers. La tentative d’évasion échoua, Me Brigitte Hemmerlin fut condamnée par la cour d’assises de Paris à 5 ans de prison ferme pour complicité d’évasion. Quant à Philippe Maurice, gracié par François Mitterrand, il fut le dernier condamné à mort.
« Nous sommes en 2022, j’ai fait, depuis, cinquante mille fois plus de choses qu’avant cette histoire. Je comprends que cela puisse intéresser mais je ne suis plus la jeune fille d’alors. Je n’ai plus les mêmes problématiques. J’aurais pu raconter la période de ma vie où ma mère venait me voir régulièrement à Fleury-Mérogis. Cela n’était pas le propos. C’est un livre sur elle, pas sur moi. Sa vie n’est pas imbriquée dedans, même si elle a été très présente. Je ne voulais pas que les lecteurs ne retiennent du livre que le fait divers ». Elle craint de paraître « crâneuse » en disant que son but était d’écrire un roman qui n’a rien à voir avec « la vie d’avant » et qui la pose en véritable romancière.
Brigitte Hemmerlin a retrouvé la liberté en 1985. Les notes prises pour préparer l’entretien indiquent qu’elle a été opérée à cœur ouvert pendant sa détention et qu’elle s’est entichée de son chirurgien. Elle ne dément pas. Qu’ils ont vécu une belle histoire, qu’elle est tombée enceinte et qu’elle s’est lancée seule dans la maternité. C’est avec son fils, aujourd’hui avocat, qu’elle a déjeuné juste avant l’interview.
Devenue journaliste à Détective, puis aux côtés de Mireille Dumas, elle a, en 2011, caressé l’espoir de redevenir avocate. C’est, explique-t-elle, le refus du conseil de l’ordre du Barreau de Paris qui lui a inspiré l’écriture de Personne ne peut arrêter une fille qui rêve.
À qui ou à quoi doit-elle alors son dernier roman ? Elle réfléchit : « Peut-être aux gens de la rabanout qui ont refusé mon alyah la première fois. J’avais beau dire que mon grand-père était mort à Auschwitz, on me répondait que ma mère s’était convertie. Je trouvais cela injuste et vexant. Je n’aurais donc plus été juive ? ».
Sans doute mères et filles sont-elle désormais réconciliées. Hélène a été bien inspirée de prêter son dernier souffle à la plume de sa fille, aujourd’hui israélienne. L’oncle Elie, qui s’est si souvent emporté, doit y retrouver un petit peu de sérénité. « Quand j’ai terminé ce livre, que je l’ai tenu entre mes mains, c’était comme si mes grand-parents me serraient dans leurs bras, comme si j’avais réparé quelque chose, renoué le lien. L’histoire familiale est enfin ramenée à sa juste place ».
Brigitte Hemmerlin ajoute, avant de terminer le chocolat auquel la durée de l’entretien a largement donné le temps de refroidir, qu’elle dédie aussi ce livre à tous ceux que l’on a privés de leur judéité. « J’ai rencontré beaucoup d’enfants cachés et élevés en catholiques. Nombreux sont ceux qui ont été coupés de leurs racines. Il faudrait que ceux qui ne connaissent pas encore leur héritage juif le découvrent. C’est important… ».
Entretien mené par Ghis Korman
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Brigitte Hemmerlin. Oublier l’étoile. Calmann-Lévy
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