Camus: Un classique éclaire le présent
Sommes-nous obligés de prendre position lors d’un conflit meurtrier ? Des Gafam à Israël en passant par l’ex-chancelier allemand Gerhard Schröder ou le chef d’orchestre russe Valery Gergiev, les incitations à « choisir son camp » se multiplient dans le sillage de la guerre en Ukraine.
États, entreprises, personnalités publiques, sportifs et artistes : tous semblent concernés. Le bouleversement de la situation internationale produit par l’invasion russe ne laisserait d’autre possibilité que de choisir un camp : ne pas choisir, ce serait encore choisir.
C’est également ce qu’expliquait Albert Camus dans Le Mythe de Sisyphe (1942), tout en avertissant sur les dangers d’une inféodation inconditionnelle.
« On ne nie pas la guerre. Il faut en mourir ou en vivre », écrit Camus dans Le Mythe de Sisyphe (1942). La guerre, tout absurde soit-elle, ne laisse pas le choix aux humains. Elle les enrôle, les contraint à agir, quelles que soient les circonstances. « Il vient toujours un temps où il faut choisir entre la contemplation et l’action, indique le philosophe. Cela s’appelle devenir un homme. Ces déchirements sont affreux. Mais pour un cœur fier, il ne peut y avoir de milieu. »
Camus lui-même fit le choix de l’action, en s’engageant notamment dans la résistance à travers la revue Combat – une santé quelque peu fragile l’avait tenu éloigné de l’armée. « Conscient que je ne puis me séparer de mon temps, j’ai décidé de faire corps avec lui. […] Entre l’histoire et l’éternel, j’ai choisi l’histoire parce que j’aime les certitudes. D’elle du moins, je suis certain, et comment nier cette force qui m’écrase ? »
Mais ce choix de l’action, du combat, de la lutte n’est jamais, chez Camus, un embrigadement. Le combat n’a de sens que s’il est combat contre l’absurde de l’histoire, avant que d’être combat contre d’autres hommes. Alors seulement la lutte peut être un hommage « que l’homme rend à sa dignité dans une campagne où il est d’avance vaincu ». Alors seulement « le chemin de la lutte me fait rencontrer la chair » et me découvre le tragique de ma condition. Alors seulement, l’individu découvre qu’il « ne peut rien et pourtant […] peut tout ». « Sachant qu’il n’est pas de causes victorieuses, j’ai du goût pour les causes perdues : elles demandent une âme entière, égale à sa défaite comme à ses victoires passagères », ajoute Camus.
Le corps à corps avec l’absurde est à l’opposé de l’enrégimentement où l’individu se dissout dans un groupe et se met au pas d’une idéologie qui prétend délivrer le sens de l’histoire et transmuer la guerre en aventure. Or, précisément, « la guerre n’est pas une aventure », elle « est une maladie », un scandale sans fondement, comme le notait Saint-Exupéry dans Pilote de guerre (1942). Camus est du même avis. Il dénonce la mise en scène, l’esthétisation, la scénarisation de la guerre comme affrontement de groupes humains monolithiques. « “Il faut choisir son camp”, crient les repus de la haine », déplorait-il lors de la guerre d’Algérie. La sacralisation des camps et des causes menace toujours de devenir l’alibi des crimes, l’assise légitimant l’atrocité.
Ce danger du camp auquel il faut se tenir indéfectiblement est porté à son paroxysme dans l’hitlérisme, sur lequel revient longuement Camus : « Tous les problèmes sont […] militarisés, posés en termes de puissance et d’efficacité. Le général en chef détermine la politique et d’ailleurs tous les principaux problèmes d’administration. Ce principe, irréfutable quant à la stratégie, est généralisé dans la vie civile. Un seul chef, un seul peuple, signifie un seul maître et des millions d’esclaves. […] Quand tout le monde est militaire, le crime est de ne pas tuer si l’ordre l’exige. » Il faut donc résister contre ces déferlements de brutalité qui jaillissent, pour Camus, de la négation de l’individu incorporé dans un camp.
L’important est de ne pas prendre traits de l’ennemi, auquel cas le combat aura été mené pour rien. La guerre ne doit jamais devenir un but en soi, mais un moyen, le plus tragique qui soit, pour recouvrer la liberté.
Dans l’une de ses Lettres à un ami allemand (1945), Camus le dit admirablement : « Depuis cinq ans, il n’est plus sur cette terre de matin sans agonies, de soir sans prisons, de midi sans carnages. Oui, il nous a fallu vous suivre. Mais notre exploit difficile revenait à vous suivre dans la guerre, sans oublier le bonheur. […] C’était notre meilleure arme, celle que nous n’abaisserons jamais. Car le jour où nous la perdrions, nous serions aussi morts que vous. Simplement, nous savons maintenant que les armes du bonheur demandent pour être forgées beaucoup de temps et trop de sang. »
C’est sur cette ligne de crête, entre l’horreur et son indispensable effacement, que se tient la guerre, même quand elle est juste.
© Octave Larmagnac-Matheron
https://www.philomag.com/articles/guerre-jusquou-faut-il-choisir-un-camp
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