Le dernier roman de Karine Tuil est sans doute le plus abouti des douze livres qu’elle a publiés depuis une vingtaine d’années. On y retrouve certains de ses thèmes de prédilection, comme l’amour, la solitude, ou la difficulté de choisir et les conséquences de nos actes, thème central qui donne son titre au livre. Alma Revel, la héroïne, est une juge anti-terroriste d’une cinquantaine d’années, qui se trouve à un tournant de sa vie personnelle. Son mariage avec Ezra, écrivain prometteur dont la carrière a été interrompue prématurément, bat de l’aile. Accaparée par son travail, elle se retrouve confrontée à une double décision cruciale, tant sur le plan professionnel que dans sa vie intime.
La première décision est celle de libérer ou non Kacem, jeune terroriste en puissance parti rejoindre l’Etat islamique en Syrie et vite revenu de ses illusions, qui prétend avoir fait son mea culpa et réalisé son erreur. La seconde est de mettre ou non fin à son mariage, alors qu’elle vit une histoire d’amour passionnelle avec un avocat, qui se trouve justement défendre l’accusé dans le même dossier. A partir de ce scénario bien ficelé, Karine Tuil bâtit un roman aux allures de thriller philosophique, qui satisfait non seulement la soif d’émotions du lecteur, mais nourrit aussi sa réflexion.
Kacem est-il un assassin potentiel, qu’il faut maintenir en détention pour protéger la société ? Ou bien s’agit-il d’un jeune homme égaré, qui a droit à l’erreur et que la prison risque de transformer en criminel pour le restant de ses jours ? Cette question taraude Alma, tiraillée entre des intérêts et des valeurs contradictoires. Obsédée par l’impératif de comprendre (« dans la vie, rien n’est à craindre, tout est à comprendre »), la juge antiterroriste tente de résoudre ce dilemme très actuel, en posant les questions des finalités de la justice et de sa moralité.
Au fil des pages, la professionnelle du droit, aguerrie et pleine de certitudes, se révèle dans sa fragilité de femme et d’être humain confronté au mal radical et à l’ambiguïté des êtres humains. Avec finesse et talent, l’auteur nous fait partager ses doutes et ses interrogations. Le parallèle entre sa vie professionnelle et sa vie personnelle est souligné par l’évolution du mari d’Alma, Ezra, qui effectue un retour à ses racines juives. Une lecture superficielle du roman pourrait faire croire que l’auteur renvoie dos-à-dos les personnages de Kacem et d’Ezra, chacun ayant cru trouver dans sa religion la réponse à ses questions. La conclusion du roman montre qu’il n’en est rien. Si Karine Tuil semble parfois donner des gages au politiquement correct et aux préjugés de notre époque, ce n’est que pour mieux ménager la surprise de la fin, qu’on ne dévoilera pas ici.
Il y a dans La décision, outre le talent de la romancière et le suspense qui tient le lecteur en haleine jusqu’au bout, une petite musique juive à laquelle j’ai été particulièrement sensible. Celle-ci ne tient pas tant à l’identité de l’auteur ou du personnage d’Ezra qu’au contenu profond de son livre. Ses références sont pourtant multiples : elle cite pêle-mêle Camus et Shakespeare, Spinoza ou Saint-Augustin. Mais la mélodie la plus intime du livre est celle de Rabbi Nahman de Braslav (« Le monde est un pont très étroit, et l’essentiel est de ne pas avoir peur ») et celle de la citation du Deutéronome, qui donne la clé du livre : « Tu choisiras la vie ». Un grand roman.
Pierre Lurçat
Karine Tuil, La décision, Gallimard 2022.
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