Marguerite était notre couturière à domicile. Il n’y avait alors ni boutiques de prêt à porter, ni grands magasins regorgeants de vêtements de toutes sortes comme aujourd’hui.
Mes parents, avec six filles, devaient prévoir longtemps à l’avance le jour où Marguerite devait venir avec ses ouvrières, son mètre en bois plat, ses longs ciseaux, et tout le matériel nécessaire à la confection de robes, manteaux et autres chemisiers.
Lorsqu’elle venait, les pages de journaux étaient soigneusement rangées sur la table. On désirait une robe comme le modèle découpé dans « Modes & travaux » ou Burda, un catalogue allemand très en vogue.
La plus délicate à habiller a toujours été Marie-Andrée, car elle avait un goût très sûr, sachant très tôt ce qu’elle voulait, elle était attirée par les choses luxueuses et raffinées. Je me souviens d’un mannequin alangui sur un précieux sofa, arborant une somptueuse robe en mégaline brodée d’un grand couturier. Marie Andrée avait découpé la page dans « Jours de France » elle voulait la même, ma mère avait fait tous les magasins pour retrouver ce tissu sans y parvenir, elle persistait dans ses recherches, désirant toujours nous faire plaisir.
Longtemps après, au cours d’un séjour à Paris, elle avait trouvé chez Bouchara un voile qui s’en rapprochait, mais la robe n’était plus d’actualité, le tissu finit en élégant chemisier.
Les étoffes étaient choisies longuement à l’avance ce qui donnait lieu à d’interminables discussions : combien fallait-il de mètres pour réaliser telle jupe ou telle robe ? Le tissu ? fallait-il le prendre droit ou en biais ? Cela changeait le métrage du simple au triple et par voie de conséquence le prix.
Marguerite venait deux fois par an quand aucun évènement ne venait bousculer cet ordre établi. On la voyait arriver avec son pas lourd et ses soupirs, elle souffrait de rhumatismes et vraisemblablement d’un problème cardiaque. Il lui arrivait, alors qu’elle était en pleine coupe de s’immobiliser la bouche ouverte et les ciseaux en l’air. Nous mettions alors les grimaces qu’elle faisait sur le compte de la comédie afin de la libérer plus rapidement et d’écourter sa journée.
Pauvre Marguerite ! Puisses-tu nous pardonner de là où tu es !
Elle arrivait flanquée de ses petites ouvrières qu’elle formait, et qui l’aidaient pour la réalisation des travaux de couture. Marguerite quant à elle, s’occupait surtout de la coupe qu’elle maîtrisait parfaitement. Les familles nombreuses l’appréciaient car, elle parvenait à tirer le maximum des tissus qui lui étaient confiés, coupant au plus juste, laissant toujours un morceau afin de réaliser une robe pour la petite dernière ou un corsage pour la maman. Lorsque c’était trop juste on s’accommodait de petites manches ou d’une longueur écourtée pour réaliser une pièce supplémentaire!
Avant Pessah et avant Souccoth, nous devions avoir des habits neufs pour les fêtes, mon apprentissage a débuté avec Marguerite et sa petite équipe.
Au début, la petite fille que j’étais n’avait le droit que de ramasser les nombreuses épingles qui jonchaient le carrelage et qu’il fallait attraper avec un aimant ou le pouce et l’index pincés.
On m’envoyait à la hâte, munie d’un échantillon de tissus pour acheter le fil le plus approprié.
Par la suite j’eus le droit de repasser les coutures à plat et de retourner de longs biais qui dissimulaient les coutures disgracieuses.
Petit à petit, et à force de voir la petite équipe qui occupait le salon toute une journée à intervalles réguliers, le surfilé, le passepoilé et les petits points n’ont plus eu de secrets pour moi. J’ai appris qu’il y avait différentes façons de repasser une étoffe, le velours pour ne pas le lustrer, la soie pour ne pas l’abîmer. Je la remercie chaque fois lorsque je dois réaliser des travaux de couture pour moi ou pour mes enfants où lorsque je repasse des vêtements délicats.
Marguerite avait 2 filles et se désespérait d’avoir « le garçon », car à l’instar des chinoises qui ne sont accomplies qu’en ayant engendré un garçon, dans la Bible, et nous en étions fortement imprégnés, tout homme ou femme pour accomplir son devoir ici-bas, doit avoir « Piria vé Biria » une fille et un garçon.
Marguerite à force de persévérer, et malgré sa santé chancelante, eut le garçon tellement désiré. Hélas ! il ne survécut qu’une demi-heure, l’accouchement, semble -t-il, fut difficile.
Il eut lieu à la clinique Cornett de St Cyr, dirigée par le père du célèbre commissaire-priseur parisien, qui s’installa à Meknès dans les années quarante-six ou quarante-huit, quittant probablement les affres de la France d’après-guerre. Il avait une grande estime pour la communauté juive qui le lui rendait bien, car il l’a soignée dans sa quasi-totalité et opérée chaque fois qu’il était utile.
Dès que le décès du bébé fut constaté, il fallait rapidement faire le nécessaire pour l’inhumer, le quorum n’étant pas nécessaire pour un nourrisson, qui au demeurant, n’était même pas circoncis. Toutes les formalités religieuses étaient réduites au strict minimum.
Mon père, responsable de la HEVRA KADICHA fut informé du décès du bébé de Marguerite, il contacta aussitôt AVNER pour faire le nécessaire, c’est-à-dire chercher le petit corps à la clinique et procéder à son inhumation dans le carré préparé à cet usage.
En effet, une division entière au cimetière était réservée aux nourrissons et aux enfants en bas âge tant la mortalité infantile était grande.
AVNER était simple d’esprit, il était grand et fort, il avait toujours chaud car il déambulait dans les rues par tous les temps en short kaki, ses longues jambes poilues et dénudées, ce qui effrayait les enfants que nous étions, car outre son accoutrement, il lui arrivait de marcher, ses longs bras ballants, en criant et en vociférant.
Pour occuper ses journées et canaliser ses excès, les responsables de la communauté lui avaient trouvé ce travail. Il aidait à la toilette des défunts, informait les différents intervenants pour la mobilisation de chacun et le bon déroulement des funérailles. Vu l’état des personnes dont il avait la charge, rien de pire ne pouvait leur arriver.
Il n’y avait pas de service de pompes funèbres, toute cette organisation était confiée à la communauté qui s’en tirait fort bien, avec une armée de femmes pour la confection des linceuls, ces derniers devant être réalisés en une seule pièce selon nos prescriptions.
Une dizaine d’hommes étaient chargés de l’organisation proprement dite, ainsi que du service religieux.
Mon père pria AVNER d’aller chercher le petit corps et de faire le nécessaire. Ce dernier enjamba donc son vélo et pris la direction de la clinique. Derrière la selle était aménagée une petite boîte en bois où devait être posé le « paquet » et, hop ! à la tâche.
Après un périple d’une heure à travers les rues abruptes de la ville – Meknès est constituée de nombreuses pentes raides, nous sommes à soixante kilomètres des montagnes du Rif –
Il arrive à la clinique CORNETT, se dirige tout droit vers le couloir, s’empare du premier bébé endormi, le pose sans ménagement dans la boîte réservée à cet usage, et refait le chemin en sens inverse jusqu’au cimetière juif.
Il faisait très chaud ce jour-là, chemin faisant, il se désaltère, s’arrête pour faire ses courses, trimballant par les bosses et par les cailloux son étrange chargement.
Quand enfin il arrive au cimetière, au moment d’ouvrir la boîte, les cris d’un nouveau-né en parfaite santé et fortement secoué l’effrayèrent. Il emporta à la hâte le paquet vagissant jusqu’à la maison et se jeta effrayé dans les bras de mon père en lui disant : « Haïm, c’est un miracle, le bébé de Marguerite a ressuscité ».
Mon père, comprenant que quelque chose ne tournait pas rond, appela immédiatement la clinique, demandant à parler à Cornet, on le lui passa Françoise, son infirmière qui le secondait réalisant parfois des petites interventions au passage. Sa voix était à peine audible. Toute la clinique en branle bas de combat cherchait un nouveau-né qui avait disparu. C’était donc ça !
En effet, ce matin -là, une heure après Marguerite, la femme du Commissaire de la ville, avait mis au monde un bébé, le temps de le présenter à sa maman, on ne l’avait plus trouvé !
D’un commun accord, ils décidèrent de ne point ébruiter l’affaire, ainsi, le lynchage en bonne et due forme d’AVNER et de quelques passants juifs fut évité ce jour-là.
C’est ainsi que le petit cadavre du bébé de Marguerite put accéder au repos éternel, et le bébé du commissaire restitué au confort des bras maternels.
© Annie Toledano Khachauda
Annie ecrit mervelleusement bien – quand on lis ses recits nostalgique au Maroc on plonge dans ses recits et vivons intensement ses souvenirs nous avons vecu une partie de ces moments – Annie tu devrais en faire un livre de tous ces souvenirs que tu decris avec tant de precisions et qui nous ramenent si loin mais si pres -on commence a lire mais on voudrait que ca continue merci Annie