Lev Dodine est un metteur en scène bien connu en France par ses nombreuses tournées, et le directeur du Théâtre Maly de Saint-Pétersbourg, un des plus grands théâtres de Russie. Voici la version traduite de la lettre que Lev Dodine a fait paraître lundi dans la revue “Teatr“.
Dire : «Je suis bouleversé», c’est ne rien dire. Moi qui suis un enfant de la grande guerre patriotique, je ne peux pas, même dans un cauchemar, me représenter des missiles russes envoyés sur les villes et les villages ukrainiens, chassant les habitants de Kiev vers les abris antiaériens ou les forçant à fuir leur pays. Dans mon enfance, nous jouions à défendre Moscou, Stalingrad, Leningrad, Kiev. Je ne peux même pas m’imaginer qu’aujourd’hui, Kiev est en train de se défendre contre ou de se rendre à des soldats ou des officiers russes. Mon cerveau se colle à mon crâne et refuse de voir, d’entendre, de se représenter pareilles images.
Les deux dernières années du fléau de la pandémie univerelle auraient dû nous rappeler à nous tous qui vivons de tous les côtés de toutes les frontières possibles combien est fragile et vulnérable la vie humaine, qu’en une seule minute le monde s’effondre quand nous perdons les gens que nous aimons. Elles ne nous l’ont pas rappelé. En ces jours que nous vivons, le monde de ceux dont les proches meurent s’écroule. Le monde de ceux qui tuent ces proches s’écroule.
La miséricorde, la compassion, l’empathie ne se soumettent pas à la volonté des Etats et des politiques. Il est impossible de dicter aux hommes quand et pour qui ils doivent avoir peur, quand et de qui ils doivent avoir pitié. Pour le moment, aucun Etat n’a appris à commander les sentiments des hommes. La mission de l’art et de la culture a toujours été et est toujours, spécialement après toutes les horreurs du XXe siècle, d’apprendre aux hommes à prendre le malheur de l’autre comme le sien propre, à comprendre qu’il n’y a pas une seule idée, même la plus grande et la plus belle, qui vaille une vie humaine. On peut déjà dire aujourd’hui : encore une fois, la culture et l’art n’ont pas su remplir leur mission.
J’ai 77 ans, il ne m’est pas difficile de me représenter ce qui va arriver plus tard partout, partout : la division en justes et en non-justes, la recherche d’ennemis intérieurs, la recherche d’ennemis extérieurs, le tentative de modéliser le passé, de s’accommoder du présent, de réécrire le futur. Tout cela a déjà eu lieu au XXe siècle.
En ces jours que nous vivons, nous sommes arrivés dans le futur. C’est en ces jours-ci qu’a commencé le XXIe siècle. Tous ensemble, nous avons permis à ce siècle d’arriver, et il est arrivé comme il est arrivé. Le XXIe siècle s’est avéré plus horrible que le XXe. Que nous reste-t-il à faire ? Prier ? Nous repentir ? Espérer, supplier, exiger, protester, avoir foi ? Vraisemblablement, tout ce que nous n’avons pas fait jusqu’ici : aimer l’autre, lui pardonner comme nous nous pardonnons, ne pas croire au Mal et ne pas prendre le Mal pour le Bien.
J’ai 77 ans, j’ai perdu au cours de ma vie beaucoup de gens que j’aimais. Aujourd’hui que sur nos têtes, à la place des colombes de la paix, volent les missiles de la haine et de la mort, je ne peux dire qu’une chose : «Arrêtez !» L’organisme de l’humanité ne se soigne pas avec des opérations chirurgicales. N’importe quelle opération d’ingérence fait couler le sang de celui qu’on opère et contamine d’une inguérissable infection celui qui opère. Arrêtez cette ingérence chirurgicale, mettez des garrots sur les blessures. Réalisons l’impossible : faire le XXIe siècle dont on pouvait rêver et pas celui que nous sommes en train de faire. Je fais l’unique chose que je peux : je vous en supplie, arrêtez ! Arrêtez.
JE VOUS EN SUPPLIE.
Lev Dodine
Lettre initialement publiée sur le site de la revue Teatr, le 28 février, traduite par Béatrice Picon-Vallin.
TJ remercie Myriam Anissimov et Edith Ochs
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