Ségolène Royal a affirmé que le vote utile à gauche était Jean-Luc Mélenchon. La politologue juge qu’au contraire, en reprenant à son compte les théories décoloniales et racialistes, le candidat LFI est trop éloigné des aspirations des classes populaires.
La gauche est divisée, explosée même, ses différents candidats réalisent des scores misérables dans les sondages, sauf Jean-Luc Mélenchon, il est vrai, qui semble tirer son épingle du jeu. Mais quand bien même le candidat de la France -dite- insoumise s’élèverait au-dessus de 10-12%, c’est sans doute encore trop peu pour être qualifié pour le second tour et en tout état de cause, la somme arithmétique des voix de gauche demeurerait au mieux équivalente à celles des intentions de vote pour Marine Le Pen ajoutées à celles d’Éric Zemmour. Appeler tous les électeurs de gauche à se rassembler derrière Jean-Luc Mélenchon constituerait alors un « vote utile » pour quoi et pour qui ?
Bien que désabusé, voire désespéré par la politique, il reste certes en France un électorat de gauche potentiellement important. Mais combien se sont résignés à l’abstention et combien d’autres ont opté depuis belle lurette pour Marine Le Pen ? Une classe ouvrière frappée de plein fouet par la désindustrialisation à marche forcée depuis les années 80 dont on se rend compte aujourd’hui de l’ineptie catastrophique. Une classe moyenne en lent déclassement, éreintée par la pression fiscale et la stagnation des salaires. Des couches populaires de plus en plus mal instruites par un système d’Éducation nationale saisi par le paradigme déficitaire s’ingéniant à baisser régulièrement le niveau des savoirs enseignés et des performances demandées. Des populations poussées à quitter des banlieues et des quartiers de logements sociaux par le nombre croissant d’immigrés non assimilés et une montée en puissance de l’offensive islamiste, vers des zones périphériques éloignées des pôles économiques dynamiques comme des services publics.
Et parmi les électeurs de gauche, Français pour certains depuis toujours, les autres d’appartenance plus ou moins récente à ce pays dont ils partagent résolument la langue, les mœurs et la culture, sans pour autant renier leurs ancêtres étrangers ou leurs régions d’origine, nombreux sont ceux qui souffrent d’une même « insécurité culturelle ». C’est cette France de « ceux d’en bas » méprisés par des élites technocratiques et multiculturalistes, indifférentes à ses difficultés économiques, à sa détresse morale et aux violences antisémites dues à des islamistes, qu’elle subit au quotidien. Tous ces gens-là n’aspirent pas à un revenu universel, financé par la fiscalité du plus grand nombre, et qui de plus tendrait à les tenir éloignés du travail, de la dignité qu’il confère lorsqu’il est qualifié et de la sociabilité qu’il suscite.
Peu leur importe la couleur de peau de leurs camarades de travail, de leurs voisins, de leurs amis, de leurs amours, et ils se moquent bien des convictions religieuses des uns et des autres, d’autant qu’une majorité d’entre eux sont athées ou indifférents à la question. Mais ils sont attachés à un certain art de vivre, à leur liberté de penser, à la mixité hommes/femmes dans tous les espaces privés et publics et à la possibilité de vivre leur sexualité sans injonctions religieuses. Et beaucoup d’entre eux qui gardent la nostalgie de la «cité», du quartier, du village, de la campagne, de la ville de leur enfance, en regrettent la convivialité même s’ils se régalent des nouvelles technologies de communication notamment.
Tous ceux-là, hommes et femmes qui formaient autrefois ce que le Parti socialiste appelait « le front de classes » ne peuvent pas se ranger derrière Jean-Luc Mélenchon malgré tout son talent oratoire et sa culture. Parce que la France Insoumise ne l’est pas -insoumise- aux pressions des islamistes, parce que ce parti ne propose pas un vrai projet de transformation sociale susceptible de réduire drastiquement les inégalités. Or ce n’est pas en recommençant à fantasmer la chute du capitalisme qu’on y parviendra, mais en imaginant de nouveaux moyens de le canaliser pour mieux en répartir les profits, lui imposer le respect de l’environnement et en limiter la financiarisation pour protéger sa dynamique productive.
L’union de la gauche, l’union «des gauches», plus précisément, n’est pas un but en soi, mais l’instrument de l’arrivée au pouvoir pour mettre en œuvre un projet de transformation démocratique et social. Léon Blum regrettait cette «religion de l’unité» qui faisait parfois perdre aux socialistes leur boussole idéologique. C’est manifestement ce qui arrive à Ségolène Royal (car on ne peut croire qu’elle espère de Jean-Luc Mélenchon un poste futur de députée ou de sénatrice sur le contingent de LFI). Or, si l’union des gauches peut se réaliser dans certaines circonstances, c’est uniquement lorsque la gauche réformiste est en position de force comme en 1936 ou 1981. Sinon, la construction du compromis progressiste se réalise grâce à un autre moteur : le gaullisme en 1945 ou en 1958 par exemple, demain peut-être une unité nationale entre la droite républicaine et la gauche démocratique, sociale et laïque.
En effet, le danger imminent de régression sociale et politique ni même le constat atterrant d’un pays à la dérive entre déclin économique, immigration incontrôlée et emprise islamiste croissante, n’est étonnamment pas suffisant pour que la gauche crée une dynamique de rassemblement et de changement. Le problème de la gauche aujourd’hui c’est « l’hégémonie culturelle » qui s’est construite autour de « la gauche de la gauche » animée par un ersatz d’illusion révolutionnaire, cristallisé dans une nouvelle « religion séculière » (selon l’expression de Raymond Aron qualifiant le communisme), décoloniale, « woke », indigéniste, racialiste, obsédée par « l’islamophobie » et autres phobies tout aussi fantasmatiques, « grossophobie », « transphobie » etc.
Il est grand temps pour les socialistes d’abandonner ce complexe consistant à se croire « pas assez à gauche », pour assumer pleinement la différence non pas de degré mais de nature du socialisme par rapport au bolchevisme ou à ses nouveaux avatars radicaux. La gauche doit cesser de reprendre les antiennes islamo-gauchistes (confondant islamistes et musulmans, et faisant d’eux tous confondus, les nouveaux « damnés de la terre »), néo-féministes puritaines (faisant des femmes des victimes par nature et prônant « l’abolition » de la prostitution), ou encore racialistes (affirmant l’existence d’un « racisme systémique » et faisant du blanc le coupable par essence). Car toutes ces idéologies sont non seulement dangereuses et erronées, mais révulsent tout particulièrement les couches sociales qui se sentent trahies par la gauche.
Or aujourd’hui, Fabien Roussel donne des signes encourageant de tentative de sortie de l’impasse radicale. Même s’il n’est pas suivi par certains cadres et intellectuels de son propre parti, son positionnement tant sur les questions sociales que culturelles, mais aussi à propos du nucléaire et sur le thème de l’immigration, trouve un écho favorable dans l’opinion. Et lui aussi fait «une bonne campagne» : beau, sympathique, dynamique, bon orateur, il surprend par ses propositions en rupture avec celle du parti de Jean-Luc Mélenchon précisément. À l’aune des critères médiatiques qui semblent être les seuls pris en compte par Ségolène Royal, comme d’ailleurs par la plupart des journalistes qui réclament toujours «du nouveau», Fabien Roussel est peut-être même en tête du palmarès.
Le candidat de ce vieux PCF pourrait-il alors devenir un des artisans de la fameuse «réconciliation historique» entre des anciens communistes ayant renoncé à l’égarement dramatique du bolchevisme, et des socialistes guéris de leurs dérives technocratiques et « intersectionnelles » ? La reconstruction de la «vieille maison» pourrait sans doute se faire sur de nouvelles bases, sans pour autant faire table rase des grands objectifs que Jean Jaurès définissait comme ceux de la République politique, de la République laïque et de la République sociale.
Toutefois, si cette heure n’est pas encore venue, la candidature victorieuse de Valérie Pécresse pourrait peut-être ouvrir des perspectives plus immédiates pour la redéfinition de la droite, distincte de la gauche mais capable de passer pour un temps avec elle une alliance républicaine pour sortir la France de son déclin annoncé. Alors, quoi qu’il en soit et quoi qu’il en coûte à la « gauche zombie » (comme le regretté Laurent Bouvet appelait le Parti socialiste), l’alternative ne serait-elle pas pour les électeurs de gauche : Fabien Roussel ou Valérie Pécresse ? Car pour que le vote à la prochaine présidentielle ne soit pas un coup pour rien, ou pire, le glas de sa marginalisation durable, la gauche, si elle pense en termes de « vote utile », ne peut le faire qu’en vue d’une reconstruction future et non pas dans le vain espoir dans les circonstances actuelles, d’une unité immédiate, affolée, impensée, infondée, insensée.
© Renée Fregosi
Philosophe et politologue, membre de l’Observatoire du décolonialisme (http://decolonialisme.fr/), Renée Fregosi a publié en 2019 « Français encore un effort… pour rester laïques » chez L’Harmattan et La social–démocratie empêchée, Comment je n’ai pas fait carrière au PS,chez Balland, en mai 2021.
Le livre de Madame Frégosi aurait pû aussi s’appeler comment je n’ai pas fait carrière au PC, j’ai été viré …
Ecrire, « aujourd’hui, Fabien Roussel donne des signes encourageant de tentative de sortie de l’impasse radicale. » Les bras m’en tombent, comme on le disait de mon temps, j’ai 73 ans, et j’en ai fréquenté quelques uns, une crap stal reste une crap stal … M. Roussel ne veut pas comparer les crimes du stalinisme et ceux du nazisme, étonnant, non ?