Boualem Sansal : “Je dénonce les religions lorsqu’elles prétendent gouverner la cité”

Écrivain algérien d’expression française, romancier et essayiste, auteur notamment de 2084, la fin du monde (Grand prix du roman de l’Académie Française en 2015), censuré en Algérie pour ses prises de position, Boualem Sansal, donne au DDV sa vision de l’état de la France, de son pays et des risques qui pèsent sur nos démocraties.

Vous vous définissez comme un écrivain « engagé ». Que signifie ce terme pour le romancier que vous êtes ?

Quand en 1992, les islamistes et le pouvoir nous ont plongés dans la guerre civile, s’étaient posées à chaque Algérien des questions cruciales : Que faire ? Fuir à l’étranger ? Se battre, oui mais comment, contre qui, contre quoi ? Les islamistes avaient lancé une fatwa : Qui n’est pas avec nous est contre nous. Le pouvoir avait riposté : Qui n’est pas avec nous est un terroriste. J’ai rejoint un groupe d’intellectuels qui s’était donné le devoir de témoigner, d’alerter le monde, les Européens en premier : Combattez l’islamisme avec nous, il se retournera contre vous quand il prendra le pouvoir à Alger. Certains nous ont écoutés, les autres nous ont éconduits : Les islamistes ont gagné les élections, vous avez volé leur victoire, honte à vous ! Les occidentaux s’avéraient, par leur naïveté, plus dangereux pour le monde que les islamistes, naïveté que ceux-ci ont su formidablement exploiter. Voilà comment je suis devenu un écrivain engagé. Si c’était à refaire, je choisirais l’exil. Notre combat n’a servi à rien, l’islamisme a gagné, il est partout chez lui, on le caresse, on devance ses demandes, la junte est toujours là, plus forte, et la naïveté des occidentaux aussi fraiche qu’hier.

Vous aviez adressé en octobre dernier une « lettre d’amitié, de respect et de mise en garde aux peuples et aux nations de la terre » à l’attention du secrétaire général de l’organisation des nations unies. C’est un manifeste athée, à l’humour féroce, pour les appeler à sortir de l’âge des dieux et à entrer dans celui des hommes. Vous a-t-il répondu ? Et pourquoi avoir pris cette initiative ?

L’homme est un oiseau libre, il peut aller partout sur terre et, par l’imagination, dans tout l’univers. Mais c’est un oiseau idiot. Depuis qu’il existe, il n’a jamais cessé de s’inventer des cages qui empêchent son humanité de s’envoler. Dans ma lettre, je propose qu’on détruise les cages qui nous divisent et nous empêchent de nous réaliser dans l’unité du monde, celles de l’argent et de la religion en premier, les plus dures de toutes.

J’appelle à changer l’ONU, elle doit être l’agora des peuples et non, ce qu’elle est, un club de potentats. Il était normal que j’adresse ma lettre à son chef, même en sachant qu’au mieux il m’enverrait un accusé de réception que je classerais dans ma collection avec ceux de Chirac, de Sarkozy et de Macron. Pourquoi leur écrire puisque ça ne sert à rien ? Moi, je garde constamment à l’esprit l’histoire du papillon qui avec ses battements d’ailes provoque un ouragan à l’autre bout du monde. C’est ce que je fais, je bats des ailes dans mon coin et j’attends la tempête qui nous emportera.

Vous publiez en français et observez avec beaucoup d’attention notre pays. Quel regard portez-vous sur notre situation ? Constatez-vous également une fracture entre l’individu et le collectif ?  

À vrai dire, je ne suis pas si extérieur à la France que ça, car à force de l’observer j’ai fini par devenir partie prenante. La France me passionne, elle a beaucoup donné au monde et le monde lui doit tant. Mais ça, c’était avant, quand elle avait la puissance et savait s’en servir. Ma lettre aux peuples et aux nations s’ouvre sur une pensée d’Ibn Khaldoun1 : « les temps difficiles créent des hommes forts ; les hommes forts installent la paix ; la paix crée des hommes faibles ; les hommes faibles, créent des temps difficiles ». Il aurait pu ajouter : les temps difficiles créent les fractures. La France est dans cette phase d’effritement, les rassembleurs et les forts manquent à l’appel tandis que les faibles et les velléitaires pullulent. Dans les classements internationaux, elle a disparue en tant que grande puissance et peine même à se maintenir dans le tableau des puissances moyennes. Les prédateurs accourent, forcément, car la bête est belle et grasse et possède des trésors. Quand le collectif coule, les individus le fuient, ils se replient sur la famille et quand celle-ci éclate, chacun se replie sur lui-même. À ce stade il peut devenir fou. Au sein de l’Union européenne, à la moindre crise, on ne se connaît plus et c’est chacun pour soi.

Le clientélisme, ferment des dérives populistes, menace-t-il notre démocratie, à l’exemple de nombreux pays européens ?

Comme est passé le temps de la religion comme système de gouvernement des peuples, le temps de la politique arrive à sa fin. Il y a aujourd’hui une concurrence féroce entre de nouveaux prétendants à la magistrature suprême : les juges, les journalistes, les philosophes, les influenceurs, les technocrates, les LGBT, les islamistes, les wokistes, vegans et autres décoloniaux, et que sais-je encore. Le clientélisme ne menace rien, ce qui menace c’est la gouvernance criminelle qui a permis au clientélisme de naître. Le résultat est qu’il n’y a plus de nation mais une galaxie de communautés, chacune ayant son orbite et son soleil.

Comment expliquez-vous le phénomène Éric Zemmour, ancien journaliste, et plusieurs fois condamné pour incitation à la haine raciale, qui prétend à la fonction suprême ?  

Les Français sont fatigués d’être tournés en bourriques, de voir la droite faire une politique de gauche une fois élue, et, pis, de voir la gauche faire une politique de droite quand elle arrive aux affaires. On a fait ce reproche, à Giscard, Mitterrand, Chirac, Sarkozy et Hollande. Le pire est atteint avec le deux-en-un de Macron. Résultat : la France est cassée et les Français perdus. Et voilà Zemmour qui arrive et leur explique que l’extrême-droite c’est encore la droite et que l’extrême-gauche, c’est encore la gauche, au degré près et vice versa. Zemmour prend un ton de prophète et leur annonce la fin du monde, décrit la géhenne qui les attend, leur dit par où ils ont péché et comment ils pourront retrouver le paradis perdu. On croit entendre Jésus, Je suis le chemin, la vérité et la vie, qui vient abattre le diable Macron. Les candidats appellent les Français à bien voter en avril 2022, lui les appelle à sauver leur âme et la terre sainte : Le reste vous sera donné de surcroit. Les Français sont des laïques et des rationalistes forcenés mais ils sont aussi des romantiques invétérés pétris de culture chrétienne.

Quels enseignements tirez-vous du Hirak, ce long épisode de contestation qui semble aujourd’hui s’éteindre ? Ce mouvement destiné à faire avancer la démocratie, a-t-il permis de faire bouger les lignes politiques dans votre pays ?

Soyons clair, la démocratie et la liberté d’expression ne sont pas mises à mal en Algérie, elles n’existent tout simplement pas, n’ont jamais existé et n’existeront pas tant que le régime militaire sera là. Il l’a mille fois prouvé par le sang et la castagne. Même le Hirak, cette gentille bluette souriante fraternelle et œcuménique n’a pas attendri son cœur. Il l’a cassée et cassé le pays avec. Le nouveau Raïs, installé par l’armée, s’en occupe avec succès. Aujourd’hui en Algérie, on entend les mouches voler. Le seul bruit qu’on entend, venant de loin est celui des Harragas2 qui par milliers et dizaines de milliers, rament en Méditerranée pour rejoindre l’autre monde. Sur un autre sujet, nous aurons aussi à gérer l’après-covid. Quand le calme sera revenu, il faudra se mobiliser pour que s’ouvre le grand procès de sa gestion par le gouvernement et le sanctionner à hauteur des immenses souffrances qu’il a infligées aux gens. 

Vous êtes un pourfendeur des religions. Que vous inspire la résurgence des idéologies identitaires en France qui divisent le pays…

Je dénonce les religions lorsqu’elles prétendent gouverner la cité. Quand elles s’adressent à l’homme dans son intimité, je les salue, elles peuvent être utiles à son équilibre intérieur. Les réflexes identitaires sont des réactions naturelles dans des contextes de peur et de menaces sourdes. Mais se replier sur soi n’est pas se protéger, c’est se faire soi-même une menace pour ses voisins, pour la communauté nationale, pour ses valeurs et ses lois. La question est celle-ci : d’où vient la peur, d’où viennent les menaces ? Elles viennent de la crise, de la situation difficile de la France et de ceux qui en jouent à des fins politiques. Ce sont les islamistes, c’est l’extrême gauche, c’est l’extrême droite, c’est parfois le pouvoir lui-même pour briser des résistances et passer en force des décisions impopulaires. La peur est le cancer des sociétés fragilisées.

Comment voyez-vous évoluer nos démocraties et qu’attendez-vous du prochain locataire de l’Élysée ?

Je suis plutôt pessimiste, la démocratie recule partout. La demande d’ordre, de sécurité et d’autorité est plus forte que la demande de liberté et de démocratie. Il ne faut pas rêver, la démocratie des grands jours ne reviendra pas. Il nous faut apprendre à vivre avec moins de facilités et plus de contraintes.

Du nouveau président j’attendrais du courage, et surtout qu’il sache s’en servir. La France ne peut pas vivre plus longtemps sous la menace de l’islamisme. L’islamisme n’est pas l’affaire de la police et de la justice, il est l’affaire personnelle du président de la République, comme de Gaulle avait fait son affaire de l’occupation et de la Résistance. Ces choses ne se sous-traitent pas. Jadis les rois et les empereurs marchaient en tête de leurs armées quand le pays était envahi.

Propos recueillis par Alain Barbanel

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