Socrate et Protagoras devisent au milieu des plaines des Champs Elysées, goûtant au séjour des morts et des élus en poursuivant leur discussion éternelle. Le maître de la dialectique et du rationalisme critique et celui de la rhétorique ont traversé et observé toute l’histoire humaine jusqu’à maintenant, depuis la demeure des bienheureux. Ils commentent l’actualité, discutent et se chamaillent. Petit dialogue platonicien pour éclairer l’affaire qui frappe aujourd’hui Ivan Rioufol.
Socrate : Mon cher Protagoras, je suis impatient de savoir ce que tu penses de l’affaire médiatique qui a surgi autour d’Ivan Rioufol. Voilà une controverse digne de nos querelles anciennes !
Protagoras : Mais très cher Socrate, ceci est très simple et l’affaire est entendue. Ivan Rioufol a soutenu que les nazis avaient créé le ghetto de Varsovie pour des raisons sanitaires, afin de préserver la population du typhus. Il est donc tout simplement un ignoble révisionniste et quasiment un nazi. D’ailleurs n’est-il pas répertorié comme très à droite ?
Socrate : Mmmm, cela c’est extraordinaire cher Protagoras. Ainsi si l’on cite une manipulation orchestrée par les nazis afin de montrer son ignominie, l’on relaie le discours nazi et on l’approuve ? Ne crois-tu pas que la ficelle est un peu grosse ? Si je mentionne les thèses du « Protocole des sages de Sion » afin de montrer un exemple de l’abjection des manipulations antisémites, l’on va m’accuser de soutenir ces thèses ? De deux choses l’une : ceux qui croient en une ficelle aussi grosse sont soit des imbéciles, soit des malhonnêtes. Et comme je sais cher Protagoras que tu es tout sauf un imbécile, ainsi que la plupart de ceux qui ont mené l’accusation contre Ivan Rioufol, je crains qu’il ne reste plus qu’une possibilité….
Protagoras : Ah, Socrate, Socrate, n’as-tu donc rien retenu de nos discussions ? La question n’est pas de savoir ce que Rioufol a véritablement dit mais ce que la majorité de l’opinion maintenant en perçoit. Là est la seule vérité et là est la marche du monde. Bien entendu que des cohortes d’imbéciles ont suivi comme un seul homme les personnages habiles qui ont totalement renversé le propos d’Ivan Rioufol. Mais tu avoueras que cela était bien joué. Tu dois l’admettre, Socrate, mon enseignement l’a emporté sur le tien. Seules l’image et la perception comptent, nullement le sens des phrases qui sont réellement prononcées. Le plus beau est qu’Enthoven ou BHL se réclament parfois de ton héritage, alors qu’ils sont les plus merveilleux de mes disciples !
Socrate : Sur le plan de la tactique, cher Protagoras, je reconnais pleinement ta victoire, ajoute Socrate avec un petit sourire. Mon disciple Platon avait prédit la chute de la Cité sous le coup des faiseurs d’image, des illusionnistes de l’opinion. Il ne pouvait pas se douter à quel point sa vision serait non seulement confirmée mais dépassée. La grande majorité ne lit plus ou ne se concentre pas plus que quelques fractions de secondes sur une phrase d’un dialogue. La perception instantanée a remplacé la discussion approfondie. L’on ne réagit plus que sur quelques mots-clés faisant saliver comme un chien de Pavlov au lieu d’essayer de comprendre ce que dit notre interlocuteur. Ne serait-ce que le dialogue que nous entretenons en ce moment est déjà trop élaboré pour les hommes modernes. Je serai beau joueur Protagoras, je bois au triomphe des Sophistes ! ajoute Socrate en riant.
Protagoras : A la tienne cher Socrate ! Mais ne crois pas que mon enseignement soit si simpliste. Admire l’habileté qui a suivi. Bien sûr que le vrai propos de Rioufol était de montrer que l’hygiénisme nazi était un prétexte pour l’extermination des juifs du ghetto, programmée d’avance. Mais ce faisant, il dressait un parallèle entre l’hygiénisme nazi et celui des mesures sanitaires actuelles et pouvait être facilement accusé d’instrumenter la Shoah. Je sais très bien que l’inversion de sens de son propos ne peut faire illusion très longtemps, même auprès des plus profonds imbéciles. Il faut alors faire appel à une autre technique de la rhétorique : changer rapidement de sujet sans le dire, ce qui permet d’éviter aux cerveaux ralentis de trouver la réfutation du premier argument, de laisser sa trace ignominieuse imprimée dans l’esprit mais seulement à l’état de sensation et non de réflexion et de passer très vite à une autre accusation pour ne pas relâcher l’attaque : triple bénéfice ! conclut Protagoras en riant.
Socrate : Extrêmement bien joué, je dois l’avouer, réplique Socrate avec un petit rire. Tu ne laisses pas le temps de répondre à la première salissure trop facile à réfuter, afin qu’elle laisse sa trace à l’état d’impression, et tu l’amalgames avec un second chef d’accusation totalement différent, celui de reconnaître l’ignominie de la Shoah mais de l’instrumentaliser pour attaquer la politique sanitaire actuelle. D’autant mieux joué que pour comprendre ce qu’a véritablement dit Rioufol, il faut un peu de nuance, contrairement à la première accusation. Tu le sais très bien, cher Protagoras, Rioufol n’a jamais dit que nous vivions sous le IIIème Reich et que les mesures sanitaires étaient le fait d’un dictateur nazi. J’ai moi-même craché de mépris lorsque certains crétins ont porté l’étoile jaune pour protester contre les mesures prises contre les non vaccinés. Le propos de Rioufol est de dire que toute obsession hygiéniste renferme un danger de totalitarisme et que poussée à l’extrême, elle devient le prétexte et le paravent des génocides.
Le seul reproche que l’on pourrait faire à Rioufol, est que la Shoah étant une singularité dans l’histoire, et en espérant de tout cœur qu’elle le demeure, c’est-à-dire sans rien de comparable, elle ne peut être prise comme exemple d’une dictature même poussée à l’extrême, car elle est encore plus que cela comme le montra Hannah Arendt. Il lui suffisait de dire que tous les totalitarismes de l’histoire ont cultivé l’obsession hygiéniste : les exemples ne manquent pas. La politique actuelle ne s’y assimile pas mais fait un pas dangereux vers eux. C’était bien le propos de Rioufol si l’on s’attache à comprendre le sens de son argument. Mais là nous travaillons à un tel niveau de finesse que tes jeunes disciples Enthoven et BHL, parfaitement capables de comprendre cette nuance, n’y voient pas une réfutation de leur accusation s’ils adoptaient une démarche honnête, mais une opportunité et une brèche permettant de démolir leur adversaire.
Protagoras : Je vois avec plaisir que tu as enfin compris tous les ressorts de la rhétorique, mon cher Socrate ! Le plus beau est que les adversaires de Rioufol se réclament souvent de la modération et de la nuance, mais argumentent à coup de massue lorsque cela est nécessaire ! C’est la cerise sur le gâteau mon cher ami : la capacité à surjouer l’indignation sur des propos dont on a détourné le sens vient parachever l’ensemble ! Irons-nous boire aussi dès maintenant à l’enterrement de la dialectique et du rationalisme critique ?
Socrate : Pas si vite, très cher Protagoras. Sur le court-terme, dans le temps médiatique, tu me battras toujours à plate couture. Comme le disait un excellent esprit américain dont j’aurais rêvé de faire l’un de mes disciples dans l’Athènes de Périclès, un mensonge peut faire le tour de la terre le temps que la vérité mette ses chaussures. Mais précisément sur le long terme, cher Protagoras, notre dialogue se prolonge éternellement, sans que l’un de nous deux ne disparaisse complètement. Ta méthode t’assure une victoire implacable à court-terme. Mais comme l’avait bien décrit mon disciple Platon, l’opinion est un monstre aveugle que tu crois domestiquer, mais qui finit par tout dévorer autour de soi, y compris toi, à force de l’asticoter par tes méthodes. N’avons-nous pas tous deux été condamnés et poursuivis, toi à l’exil, moi à boire la cigüe, malgré toute ton éloquence ? J’ai été accusé de pervertir la jeunesse et toi de pervertir la foi, par des personnes ayant usé de tes propres moyens avec encore plus de malhonnêteté et encore plus de tartufferie.
Le duel de la dialectique et de la rhétorique se poursuivra éternellement de la façon suivante : à toi les honneurs, les cours, la fréquentation des puissants, marque d’ailleurs de tes disciples modernes. Mais temporairement, jusqu’à une chute inévitable. De mon côté, je serai toujours condamné à être un éternel vagabond de l’esprit, à cultiver la joie errante. Mais songe que l’histoire et les moments que les hommes retiennent véritablement ont été faits non par des hommes triomphants mais par des perdants magnifiques. Mes disciples n’ont pas totalement disparu. Un Gilles William Goldnadel, un Georges Bensoussan… et un Ivan Rioufol répondent par le doute socratique à ton intelligence rhétorique. Ils sont ces « magnificent losers », perdant toujours, mais passant comme le vent pour débarrasser le champ des sauterelles, du petit marigot des manipulations de l’opinion. Notre dialogue se poursuivra toujours car nous survivons chacun péniblement à nos engagements. Tes disciples aux honneurs et à la chute qui advient inévitablement aux courtisans. Les miens au rejet que doivent affronter ceux qui disent ce que l’on n’a pas envie d’entendre, qui sont la mouche du coche, le sel de la terre, le taon impudent comme je l’ai dit lors de mon procès.
Protagoras : Voilà qui est bien parlé, mon ami. J’ai toujours dit, Socrate, qu’avec ta dialectique de l’honnêteté et de l’attachement au sens des phrases, tu étais finalement le plus fort des rhétoriciens, le fin du fin de la ruse, celle qui prétend ne pas en avoir ! réplique Protagoras en riant. Viens, allons boire ensemble. Comme je le dis toujours, l’homme est la mesure de toutes choses. Alors au diable ceux qui utilisent mon art jusqu’à détruire en nous la discussion vivante, c’est-à-dire l’humanité.
© Marc Rameaux
Merci, c’est une magnifique et émouvante mise en perspective de la grande polémique de la semaine.
ce type me repulse (rioufol)