A l’occasion de la réédition de sa biographie de l’écrivain italien, Myriam Anissimov revient sur les grands moments de la vie de ce témoin majeur du système concentrationnaire.
Myriam Anissimov, journaliste et écrivain, a été la première à publier une biographie de Primo Levi, en 1996, moins de dix ans après la mort de l’auteur de Si c’est un homme. Elle est déjà revenue sur la genèse de cette biographie de référence dans un entretien accordé à Nonfiction, auquel elle contribue régulièrement en signant des articles portant sur la Shoah, la littérature, notamment yiddish, dont elle est une grande spécialiste. A l’occasion de la réédition de sa biographie au format poche dans la collection « Points », mais également de la publication d’un recueil de nouvelles (Auschwitz, ville tranquille chez Albin Michel avec une préface de René de Ceccatty), elle revient sur la vie de Primo Levi.
Nonfiction : La découverte de l’œuvre de Primo Levi est finalement assez tardive, pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?
Myriam Anissimov : Parce qu’il est chimiste, vit à Turin, et non pas à Rome, où se concentre la vie intellectuelle italienne, en dépit des prix prestigieux qui honorent son œuvre, Primo Levi est considéré de son vivant par ses pairs comme un écrivain mineur, mais estimable. Il est ignoré par l’université au point de ne pas figurer dans l’encyclopédie de la littérature italienne, en 1987, l’année de sa mort. Au mieux, il est le grand témoin de la Shoah à qui le respect et les prix littéraires sont dus. Soudain, en 1984, tout change. Saul Bellow apporte à Primo Levi la reconnaissance internationale, après avoir lu Le Système périodique dans une traduction de Raymond Rosenthal, parue chez Shoken Books.
Bellow écrit : « Nous sommes toujours à la recherche du livre nécessaire. Après quelques pages, je me suis immergé dans Le Système périodique avec plaisir et gratitude. Il n’y a rien là de superflu ; tout ce livre est essentiel, merveilleusement pur, et magnifiquement traduit. » La critique américaine est unanime.
Dix ans après la sortie passée inaperçue de ses deux premiers livres, dont les ventes n’avaient atteint que quelques centaines d’unités, les demandes de traduction arrivent de plusieurs pays. Levi, homme modeste qui a écrit l’essentiel de son œuvre le dimanche et le soir en rentrant de l’usine chimique dont il était le directeur, est devenu mondialement célèbre, et sollicité partout.
Pouvez-vous nous rappeler les origines familiales de Primo Levi et les premières années de sa vie ?
Primo Levi est né à Turin, la capitale du Piémont, au sein d’une famille bourgeoise récemment émancipée et rapidement assimilée de la communauté juive italienne. Elle restait orgueilleuse de son identité mais conservait des rites dont le sens s’était dilué en seulement deux générations. Pourtant, la communauté dont l’origine remonte au Second Temple, est la plus ancienne d’Europe.
Primo Levi avait évoqué les Juifs turinois dans sa préface d’un bel album, Ebrei a Torino (Les Juifs à Turin) à l’occasion du centenaire de la synagogue, inaugurée Via Pio V° le 16 février 1884.
« Nous n’avons jamais été nombreux : un peu plus de quatre mille dans les années trente, et c’est le plus grand nombre que nous avons jamais atteint ; un peu plus de mille aujourd’hui. Et pourtant, nous ne croyons pas tomber dans l’emphase, si nous affirmons avoir compté pour quelque chose et compter encore dans la vie de cette ville.
« …Quand nos pères (pour la plupart non Turinois, mais résidant majoritairement dans la petite communauté du Piémont) sont venus habiter en ville vers la fin du siècle dernier, ils ont apporté avec eux la grande force, sans doute unique, don spécifique que l’Histoire a légué aux Juifs : l’alphabétisation, la culture religieuse et laïque entendue comme un devoir, un droit, une nécessité, une joie de la vie ; et ceci à l’époque où en Italie, la population était dans sa grande majorité analphabète. Pour cette raison, l’émancipation ne les a pas pris au dépourvu, comme le montre l’histoire de nombreuses familles. En une ou deux générations les Juifs sortis du ghetto sont passés assez facilement de l’artisanat et du petit commerce à l’industrie naissante, à l’administration, à la fonction publique, à l’armée, à l’université. C’est justement dans l’ambiance académique que les Juifs de Turin ont laissé des traces illustres totalement disproportionnées par rapport à leur nombre, et là, leur présence est depuis lors importante par la quantité et la qualité.
« …Nos pères, et surtout nos mères, parlaient quotidiennement le judéo-piémontais. C’était l’idiome de la famille et de la maison. Ils étaient toutefois conscients de sa force comique intrinsèque qui jaillissait du contraste entre le tissu du discours qui était le dialecte piémontais rustique et laconique et l’emboîtement juif, issu de la langue des patriarches, qui était antique, mais dont le souvenir était ravivé chaque jour par la prière publique et privée, par la lecture des textes polis par les millénaires comme le lit des glaciers. »
Primo Levi est né le 31 juillet 1919 dans l’appartement familial situé dans un palazzo austère et luxueux, au numéro 75 du Corso Re Umberto, une large avenue dans le quartier élégant de la Croccetta. Excepté l’année qu’il a passée au camp d’extermination de Buna-Monowitz (Auschwitz III), il a vécu sa vie entière dans la maison natale, et en est tragiquement « sorti par la fenêtre », selon les termes de son ami Cesare Cases, rédacteur en chef du magazine littéraire L’Indice.
En effet, le samedi 11 avril 1987, vers dix heures, à la veille de la Pâque juive (Pessah), Levi s’est suicidé en se jetant depuis le dernier étage, dans la monumentale cage d’escalier de son vaste appartement. Étonnant phénomène de sédentarité, il y vivait depuis son mariage avec Lucia Morpurgo, la jeune fille qu’il avait épousée peu de temps après son retour d’Auschwitz. Sa mère, âgée de quatre-vingt-onze ans, et atteinte de démence sénile, habitait avec eux.
Cesare Levi, le père de Primo, issu d’une famille aisée de Bene Vagienna, une petite localité du Piémont, était ingénieur en électronique. Avant de rencontrer Esther Luzzati son épouse, il avait travaillé en Hongrie, et avait assisté avec horreur à la sanglante révolution des soviets de Béla Kun.
Levi a décrit avec beaucoup d’humour et de poésie ses ancêtres dans le premier chapitre de son récit Le Système périodique. Il assimile les très anciens membres de sa lignée aux gaz qui constituent l’atmosphère. Ce chapitre intitulé Argon décrit des personnages drolatiques : « Nobles, inertes et rares », qui introduisent des lambeaux d’hébreu biblique dans le dialecte piémontais.
Cesare Cases, fondamentalement laïc, nourrissait une passion exclusive pour les livres, et l’avait communiquée à son fils en lui achetant une pleine caisse d’ouvrages de Voltaire, Camille Flammarion, Cesare Lombroso, William Braggs, Alexis Carrell, Wilkins.
« J’ai beaucoup lu parce que j’appartenais à une famille dans laquelle lire était un vice innocent et traditionnel, une habitude gratifiante, une gymnastique mentale, une manière obligatoire et compulsive de remplir les temps morts. »
Amoureux du centre de Turin, des chats, du jambon − mais en cachette − et époux notoirement volage, Cesare mourut d’un cancer de l’estomac le 23 novembre 1942. Il avait dû douloureusement porter la chemise noire pour ne pas se faire remarquer, et Primo la porta aussi pour aller à l’école depuis que Mussolini avait pris le pouvoir en Italie.
Primo avait appris suffisamment d’hébreu pour faire sa bar-mitzva. Il l’avait aussitôt oublié. Cependant, le fait d’être juif l’avait exposé à l’antisémitisme de ses condisciples qui lui disaient que la circoncision était une castration. Ils lui disent encore : « Oreille de porc, oreille d’âne, les juifs aiment bien ça ! »
« En moi-même et dans mes contacts avec mes amis chrétiens, j’avais toujours considéré mon origine comme un fait presque négligeable mais curieux, une petite anomalie amusante, comme d’avoir le nez de travers ou des taches de son : un juif c’est quelqu’un qui n’a pas d’arbre de Noël, qui ne devrait pas manger de porc, mais en mange tout de même, qui appris un peu d’hébreu à treize ans et l’a oublié ensuite », écrit-il dans Le Système périodique.
De six à onze ans, Levi a fréquenté l’école primaire de la Via Massena, juste derrière chez lui. Après avoir reçu des leçons particulières, il entra en 1934 au lycée Massimo d’Azeglio, un établissement illustre où les meilleurs éléments de la bourgeoisie turinoise recevaient l’enseignement de maîtres prestigieux, laïcs et libéraux comme Cesare Pavese, Massimo Mila, Augusto Monti, Franco Antonicelli, Umberto Cosmo, Zino Zini, Norberto Bobbio.
Cependant, quand Primo y entra le corps des professeurs avait été épuré parce qu’ils avaient refusé de signer le serment de fidélité au fascisme en 1931. Levi détesta les serviteurs du régime, bien que pour la plupart des enfants, le fascisme fût, selon les termes de Dan Vittorio Segre, auteur des Souvenirs d’un Juif heureux, « la seule forme naturelle d’existence ». Dans Le Système périodique, Levi écrit :
« Il faut dire que j’étais hanté par un étrange sentiment, je me croyais victime d’une sorte de complot universel, je pensais que ma famille, l’école me cachaient quelque chose que je recherchais dans mes domaines de prédilection comme la chimie ou l’astronomie par exemple. (…) Notre sentiment était fondé. Le complot existait bel et bien. C’était la conspiration des gentiliens. » : Giovanni Gentile, le ministre de l’Éducation de Mussolini.
L’intérêt passionné de Levi pour les sciences, inculqué par son père, était une forme de résistance au fascisme, car ses professeurs affirmaient qu’elle n’avait d’autre intérêt que technique, et lui refusaient toute valeur intellectuelle. Levi les méprisait. Il passa sa Matura, le baccalauréat, avec une note éliminatoire, un 3, en lettres − ce qui en dit long sur la culture des professeurs fascistes. Il dut passer une épreuve de rattrapage.
Pendant toutes ses années de lycée, il avait pratiqué l’escalade avec passion, en compagnie d’un camarade. Son père lui conseillait plutôt de courir les filles : « Bois, fume, sors avec les jeunes filles, me conseillait-il. Or je ne fumais ni ne buvais, n’avais pas de petite amie ». Primo était timide et surtout complexé.
Sa physionomie ne correspondait pas du tout aux critères de la beauté virile de l’époque. Les filles ne lui trouvaient aucune séduction. Le fait d’être juif, avoua-t-il, avait induit son inhibition de la sensualité, de la sexualité, qui allait jouer un rôle tragique dans sa vie d’homme.
Avant de devenir écrivain, Primo Levi est d’abord chimiste de profession et il le restera d’ailleurs toute sa vie. Peut-on lire ce choix de carrière comme une façon de résister au fascisme de ses années de formation ?
Enfin délivré du lycée fasciste, Levi put réaliser le rêve qu’il nourrissait depuis ses 14 ans, s’inscrire à la faculté de chimie.
En 1937, Primo Levi entre en première année à l’Institut de chimie. « Un îlot de raison contre la démence du fascisme. Le fascisme triomphant obscurcissait la raison. Nos livres d’histoire et de philosophie fascistes constituaient des sommets de découragement pour la raison autonome. Nous avons trouvé, chacun à sa manière, qui dans les mathématiques, qui dans la géométrie, qui dans la chimie, un terrain solide où se fixer. »
Levi est émerveillé par le terrible professeur Ponzio, antifasciste déclaré, sarcastique et intraitable. Les notions enseignées par le Dr Ponzio sont « claires, précises, vérifiables » et exprimées dans « langage bien défini, qui va à l’essentiel ». Les études de chimie étaient extrêmement difficiles et sélectives. « L’entrée au laboratoire avait quelque chose d’un rituel initiatique. »
Ces exigences, Levi les imposera à sa prose d’écrivain. Le langage de la science est un modèle qu’il défendra bec et ongles contre « l’obscurité » du style de Giorgio Manganelli, un écrivain qui le prit fort mal en lançant une controverse dans la presse.
Le laboratoire est source d’émerveillement. Levi y rencontre Alberto Salmoni (1918-2011), un jeune Juif venu de Naples, qui restera son ami le plus proche jusqu’au dernier jour.
Le groupe des jeunes chimistes s’élargit et accueille Sandro Delmastro (1917-1944), le jeune partisan qui sera abattu par la milice fasciste à Cueno. Lorsqu’il se confie à Alberto, Levi avoue que son incapacité à communiquer avec les femmes, le pousse au désespoir, au point de penser parfois au suicide.
Au terme de l’examen de première année, plus de la moitié des étudiants avait été éliminée. Levi avait obtenu les résultats les plus brillants de sa promotion. Ses professeurs disaient qu’il avait les capacités d’un futur savant. Mais il avait la hantise de n’être pas à la hauteur : « Se tromper dans une analyse était grave. Sans doute, parce que inconsciemment on se rendait compte que le jugement des hommes − dans ce cas, des professeurs − est arbitraire et contestable, alors que le jugement des choses est toujours inexorable et juste. »
Mais bientôt, Le Manifeste des scientifiques racistes et la promulgation des lois raciales excluent les Juifs de l’enseignement primaire, secondaire et universitaire. Mussolini proclame :
« Je suis un Nordique, ma fille a épousé un Étrusque, mon fils une Lombarde, moi-même, je me sens des affinités avec les Anglais et les Allemands ».
Le 18 septembre 1938, perché sur deux grands timons de bateaux, place de l’Unita, à Trieste, Mussolini avait encore déclaré :
… « Pour ce qui concerne la politique interne, le problème d’actualité brûlante est le problème racial. Même dans ce domaine, nous adopterons les solutions nécessaires. Certains laissent croire que nous avons obéi à des imitations, ou pire, à des suggestions, mais ce sont de pauvres idiots dont nous ne savons pas si nous devons les regarder avec pitié ou dégoût. »
Le 16 septembre 1938, le pape Pie XI, recevant un pèlerin belge, lui avait déclaré :
« Prenez garde, Abraham est véritablement notre patriarche, notre ancêtre. L’antisémitisme n’est pas compatible avec la réalité sublime qui est évoquée dans ce texte ; l’antisémitisme est un mouvement odieux avec lequel, nous chrétiens, nous ne devons pas avoir affaire. L’antisémitisme est inacceptable, nous sommes tous spirituellement des sémites. »
Levi qui a commencé ses études avant la promulgation des lois raciales, est autorisé à les mener à leur terme. Deux cents étudiants des universités, 4400 élèves des écoles élémentaires, et 1000 lycéens sont concernés par les lois raciales. La crème des professeurs licenciés alla enseigner dans les écoles juives qui s’ouvrirent à Florence, Trieste, Milan, Venise et Turin.
Pour Primo Levi, le laboratoire de chimie apparaît comme un refuge face à « la nuit » qui descend sur l’Europe. Le dimanche, il escalade les montagnes en compagnie de Sandro Delmastro qui milite contre le fascisme.
De jeunes intellectuels juifs comme Emmanuele Artom, commissaire politique du Partito d’Azione, entrent dans la résistance et la clandestinité. Il mourra sous la torture dans la prison de Turin, le 7 avril 1943. Nul ne sait où son corps fut enseveli. La prise de conscience de Levi s’accomplit au contact de résistants de la trempe d’Artom et de Guinzburg, mais plus jeune qu’eux, il ne les rencontrera pas personnellement.
En 1940, Levi qui reçoit les notes maximales à ses examens, obtient sa licence avec les félicitations du jury.
Cela dit, tous ses professeurs l’éconduisent brutalement lorsqu’il leur demande de l’aider à soutenir sa thèse de doctorat. Il admire un jeune assistant de travaux pratiques dirigés, nommé Nicola Dallaporta (1910-2003) et, un soir, en l’apercevant dans la rue, après beaucoup d’hésitation, Levi l’aborde et lui demande de l’admettre dans son institut de physique, bien que cette matière soit secondaire dans les études de chimie. Surpris, mais chaleureux, Dallaporta lui répond par deux mots de l’Évangile : « Suis-moi ». Enfin, c’est ce qu’écrit Levi. Dallaporta m’a raconté qu’il avait répondu à Primo : « Écoute, fais ta thèse, on se fiche des lois. » Il avait immédiatement compris qu’il avait affaire à un étudiant aux capacités intellectuelles hors du commun.
« J’ai connu Primo Levi en 1941. Les questions qu’il posait, la façon dont il s’intéressait aux choses se situaient à un niveau tout à fait exceptionnel par rapport aux autres étudiants. Quand il a passé l’examen, nous lui avons donné une note exceptionnelle. J’ai ressenti une sympathie immédiate pour lui. Les gens intelligents, on les voit très volontiers. », m’a-t-il raconté lors de notre entretien à Padoue, au mois de mai 1993.
On associe à juste titre Primo Levi à la déportation et à sa judéité, mais il faut rappeler qu’il a été arrêté pour sa participation à la Résistance…
Après avoir trouvé un travail clandestin dans une mine, le docteur Levi « de race juive », ainsi qu’il est écrit sur son diplôme, se voit proposé de rejoindre ses amis à Milan, et d’entrer avec un très bon salaire dans le laboratoire suisse de la Wander afin d’y mener des recherches secrètes sur le diabète. Il racontera dans Le Système périodique avec beaucoup d’humour et de poésie l’année milanaise, en compagnie de ses camarades qui tous vont entrer dans la Résistance lorsque les nazis envahiront le nord de l’Italie. A Milan, il tombe aussi amoureux d’une « goye » qui lui préfère un homme ordinaire, à l’époque sous les drapeaux.
La capitulation de l’Italie est signée le 3 septembre, et rendue publique le 8 septembre 1943.
« Vint le 8 septembre, le serpent vert-de-gris des divisions nazies dans les rues de Milan et de Turin, le réveil brutal : la comédie était finie, l’Italie était un pays occupé, comme la Pologne, comme la Yougoslavie, comme la Norvège. »
Avec les membres de la petite bande de ses amis, Levi quitte Milan pour les montagnes du Piémont où sa sœur Anna-Maria a trouvé refuge dans une maison appartenant à Bianca Giudetti Sera, qui deviendra avocate et épousera Alberto Salmoni. Primo rejoint Guido Bachi, qui avait dix ans de plus que lui et était entré en contact avec certains dirigeants du mouvement antifasciste Giustizia e Liberta et du Partito d’Azione. Leur action n’avait été jusqu’alors que théorique. Levi gagne la montagne et le maquis en compagnie de deux jeunes filles : Luciana Nissim et Vanda Maestro dont il est amoureux.
Les membres de ce groupe n’avaient aucune expérience de la clandestinité, et pas d’armes. On les avait avertis qu’ils étaient très imprudents, et conseillé de changer de lieu immédiatement. Ils avaient déjà été repérés parce que les filles descendaient au village dans l’illusion d’infiltrer les fascistes, sans se cacher.
Pour toute arme, Levi ne possédait qu’un petit revolver, avec la crosse en nacre « de ceux dont se servent les dames malheureuses en amour pour se suicider dans les films. »
Dans Le Système périodique, Levi écrit : « Nous avions froid et faim, nous étions les partisans les plus désarmés du Piémont et, probablement, les plus démunis. Nous nous croyions en sécurité, parce nous n’étions pas encore sortis de notre refuge, enfoui sous un mètre de neige, mais quelqu’un nous trahit et, à l’aube du 13 décembre 1943, nous nous trouvâmes encerclés par la République : ils étaient trois cents, et nous onze, armés d’un fusil mitrailleur sans munitions et de quelques pistolets. Huit parvinrent à s’échapper et se dispersèrent dans la montagne. Nous n’y parvînmes pas. »
Primo, Vanda, Bachi, Luciana passèrent un mois à la prison d’Aoste. Bachi, partisan, s’en tira paradoxalement mieux que Levi et ses deux amies. Ils furent transférés au camp de concentration de Carpi Fossoli où, après quelques semaines, un escadron de SS arriva pour liquider le camp. Tous les Juifs, familles entières avec leurs enfants, furent embarqués dans des wagons à bestiaux et déportés à Auschwitz, durant un voyage de cinq jours.
Les SS, accompagnés de chiens, font sortir les Juifs sur la « rampe », à proximité de laquelle des camions stationnent. Ceux qui peuvent marcher partent à pied en direction du camp de Birkenau. Ceux et celles qui sont montés dans les camions, sont dirigés vers les chambres à gaz, et seront assassinés en moins de quarante-huit heures. Cette nuit-là, vingt-neuf femmes et quatre-vingt-seize hommes entrèrent dans le camp.
Luciana Nissim décrit ainsi son arrivée à Auschwitz :
« Je suis très excitée. Je confie à Vanda que je n’éprouve rien d’autre qu’une grande curiosité. Maintenant, nous allons voir de nos yeux ce qui se passe dans ces mystérieux camps de concentration de Pologne. »
Primo Levi, Leonardo De Benedetti et Franco Sacerdote sont restés sur le quai avec les hommes sélectionnés pour le travail.
Primo, Vanda et Luciana marchèrent, en rang par cinq, vers le camp, escortés par des SS armés, puis furent rapidement séparés à leur arrivée. Levi fut dirigé vers Buna Monowitz-Auschwitz III, le gigantesque complexe industriel construit par la firme IG Farben Industrie, où il fera partie du Kommando de chimie. Luciana Nissim et Vanda Maestro furent immatriculées à Brikenau, là où se trouvaient les chambres à gaz et les crématoires.
La découverte d’Auschwitz est bien évidemment l’événement déterminant de la vie de Primo Levi… En quoi sa formation de scientifique va-t-il influencer son observation du système concentrationnaire ?
Levi tout aussi curieux que Luciana, aperçoit ce qu’ils seront devenus en quelques heures : des Häftlinge −des prisonniers, destinés quoi qu’il advienne à la mort.
« Ils avançaient en rang par cinq d’un pas curieusement empêtré, la tête basse et les bras raides. Ils étaient coiffés d’un drôle de calot et vêtus d’une espèce de chemise rayée qu’on devinait crasseuse et déchirée en dépit de l’obscurité et de la distance. »
Ce sont les hommes du Kommando « Canada », préposés au nettoyage des wagons et à la collecte des bagages abandonnés sur le quai. Dans les trente baraques du Canada les détenus triaient les biens juifs. Il y avait là de fabuleuses richesses qui leur permettaient d’« organiser », et d’avoir ainsi une chance de survie. Chaque baraque avait son affectation, et le travail ne cessait jamais, car il y avait une équipe de jour et une de nuit. Tout ce qui avait de la valeur était soigneusement trié et expédié en Allemagne. Les SS commandaient aux trieurs des bijoux, des pierres précieuses, des fourrures, de la lingerie, des jouets pour leur maîtresse et leur famille. Ils leur abandonnaient la nourriture qui leur assurait un espoir de survie.
Levi et ses amis franchissent le portail éclairé sur le fronton duquel ils lisent : « Arbeit macht frei » ; « le travail rend libre. » Levi va passer une année dans l’usine de caoutchouc synthétique d’Auschwitz.
Dès la première heure, son regard est celui de l’homme de science. Il observe les lieux, les hommes autour de lui, qui tout à l’heure avaient un nom et étaient, en quelques heures, devenus méconnaissables. On avait tatoué un numéro sur leur avant-bras, on les avait tondus de la tête aux pieds, dépossédés de leurs vêtements. On leur avait jeté un caleçon, confectionné dans un talith, un pantalon, une jaquette, un calot et une paire de chaussures à semelles de bois.
Levi écrit : « La mort commence par les souliers : ils se sont révélés être pour la plupart d’entre nous de véritables instruments de torture et provoquaient au bout de quelques minutes de marche des plaies douloureuses, destinées à s’infecter. »
Doté d’une mémoire fabuleuse, Levi mémorise les numéros, très longs, des Juifs de son Kommando. Il observe les moindres détails des lieux. Mais surtout devient le sociologue de l’univers concentrationnaire. Il pèse, soupèse, le comportement des bourreaux et des victimes.
Il décrit la nature de « l’offense » subie par les Juifs. Une offense ineffaçable, ainsi que l’écrit le philosophe autrichien Jean Améry, qui se suicida en 1978, et écrivit ces mots :
« Qui a été torturé reste torturé… Qui a subi le supplice ne pourra plus jamais vivre dans le monde comme dans son milieu naturel. L’abomination de l’anéantissement ne s’éteint jamais. La confiance dans l’humanité, déjà entamée, dès la première gifle reçue, puis démolie par la torture, ne se réacquiert plus. »
Primo Levi, dans son dernier ouvrage Les Naufragés et les rescapés, paru un an avant sa mort,rappelle que « l’offense faite à la pudeur représentait, au moins dans les débuts, une part importante de la souffrance globale. »
Levi a survécu par chance et par hasard. Arrivé au camp la dernière année de la guerre, il était habitué à vivre extrêmement frugalement ; la montagne lui avait appris à endurer des conditions difficiles. L’examen de chimie qu’il passa devant Ferdinand Meyer, le directeur du laboratoire, lui permit d’y rester plusieurs semaines au chaud, de porter une chemise propre et un « uniforme » acceptable. Ayant contracté la scarlatine, il ne fut pas capable de se lever pour quitter le camp en pleine nuit, le 18 janvier 1945, par moins 25, et de survivre à la « marche de la mort », au cours de laquelle presque tous les prisonniers furent abattus, avant d’arriver dans les camps situés en Allemagne.
Un an avant son suicide, Levi a écrit dans Les Naufragés et les rescapés que son tatouage : 174517, était devenu « une partie de son corps ».
« Je le montre de mauvais gré à ceux qui m’en font la demande par pure curiosité, promptement et non sans irritation à ceux qui déclarent leur incrédulité. Les jeunes me demandent souvent pourquoi je ne le fais pas effacer, et cela m’étonne ; pourquoi devrais-je le faire ? Nous ne sommes pas nombreux dans le monde à porter ce témoignage. »
Pendant un an, Levi observe, enregistre et juge. Malgré la faim, les coups, la privation de sommeil et de l’hygiène la plus élémentaire, rien ne lui échappe. Il analyse les comportements les plus anodins, les réactions les plus apparemment insignifiantes qui lui révèlent les abîmes du comportement humain. « Je me souviens avoir vécu cette année à Auschwitz dans un état exceptionnel d’ardeur. Je ne sais pas si cela venait du fait de ma formation professionnelle, d’une résistance insoupçonnée ou bien d’un instinct profond. Je n’arrêtais pas d’observer le monde et les gens autour de moi, à tel point que j’en ai encore une vision très précise. »
Après sa libération du camp, comment en vient-il à témoigner de son expérience tragique ?
Libéré par une unité de cavaliers de l’Armée rouge le 27 janvier 1945, Levi, gravement malade, est hospitalisé pendant plusieurs semaines, puis interné au camp de Katowice en attendant son rapatriement. Il passera un été en Russie blanche dans une immense caserne soviétique délabrée et à ciel ouvert. Il racontera cette épopée du retour à travers l’Europe en ruines dans un magnifique récit intitulé La Trêve.
Tandis qu’il approchait de Turin à l’automne 1945, Levi avait commencé de témoigner dans le train en racontant à toute personne qu’il rencontrait ce qu’était le camp d’Auschwitz, l’extermination des Juifs d’Europe. On ne l’écoutait pas. On le regardait plutôt comme un fou. Ce dont il parlait était « incroyable », ainsi qu’il l’avait redouté dans ses cauchemars.
A Turin, il retrouva sa famille intacte, et qui ne l’attendait pas vraiment. Volubile, il commença aussitôt de raconter à sa mère, sa sœur, ses amis, ne pouvant s’arrêter de parler.
Puis il écrivit son premier livre, Si c’est un homme, qu’aucune maison d’édition n’accepta de publier. Dans les années de l’immédiat après-guerre, il semblait indécent de raconter la Shoah. Pire encore, ce fut Natalia Ginzburg, la veuve de Leone, mort sous la torture dans la prison de Regina Caeli, qui refusa le manuscrit chez Eindaudi, maison issue de la Résistance !
A la fin des années 1970, Levi avait été horrifié par la vulgarisation du négationnisme. Le quotidien Le Monde avait consacré un « dossier », intitulé Les Chambres à gaz, et publié une page sur le négationniste Robert Faurisson dans le numéro du 29 décembre 1978, mais avait refusé d’accueillir la réponse de Primo Levi, qui parut dans La Stampa le 19 janvier 1979.
« Il ne fait aucun doute que, dans la confrontation avec les survivants, les indécentes élucubrations de Faurisson s’opposent à la réalité des choses vues… Dans les conditions dans lesquelles il était utilisé, dans des chambres remplies d’êtres humains, avec une température supérieure à 37°, le gaz était extrêmement volatil, puisqu’il commence à bouillir à 24°, parole de chimiste. »
Parler devant des auditoires dans les lycées, lui était devenu insupportable. Il avait découvert qu’il ne partageait pas de langue commune avec les jeunes, qui doutaient de la véracité de ce qu’il leur racontait.
La clarté, la précision, l’absence de pathos de ses analyses pensait-il, n’atteignait pas le but de transmettre la mémoire du génocide des Juifs d’Europe.
Dans La Trêve, Levi écrit : « Le rêve intérieur, le rêve de paix, est fini, et dans le rêve extérieur qui se poursuit et me glace, j’entends résonner une voix que je connais bien. Elle ne prononce qu’un mot bref et bas, étranger, attendu et redouté : debout, “Wsatwac”. »
Le récit s’achève à Auschwitz, comme il avait commencé ; évoquant à nouveau le poème mis en exergue :
Maintenant nous avons retrouvé notre foyer,
notre ventre est rassasié,
et nous avons fini notre récit.
C’est l’heure. Bientôt nous entendrons de nouveau l’ordre étranger :
« Wstawac ».
A Auschwitz, Levi fait aussi une découverte majeure qui lui inspirera un roman.
Levi découvrit le judaïsme polonais et la langue yiddish parlée par les Juifs de Pologne, l’impressionna. Il se trouvait en présence d’une culture, d’un peuple, alors que le judaïsme italien lui semblait vide de substance. Ayant recueilli les témoignages d’adolescents juifs arrivés clandestinement en Italie, qui avaient été partisans dans les forêts de Biélorussie et attendaient de partir pour la Palestine mandataire dans le refuge du Hé’Halouts de la Via Unione à Milan, dirigé par son ami Emilio Vita Finzi, Levi décida d’apprendre le yiddish et d’écrire un roman sur la civilisation de ces jeunes qui avaient combattu les armes à la main « pour leur amour de la liberté et pour la dignité de leur peuple. » Ce livre avait un titre tiré des Pirkè Avot (les Maximes de Pères) : Maintenant ou jamais. Levi éprouva un vrai bonheur en décrivant l’épopée des partisans juifs. Leur chef était inspiré par Abba Kovner, le légendaire commandant de l’Ha Shomer Ha Tsaïr (la Jeune Garde) dans les forêts de Biélorussie. Le roman eut un grand succès populaire, même si certains critiques américains ne le jugèrent pas assez casher à leur goût.
« J’avais l’intention d’être le premier (sinon le seul) écrivain italien à décrire le monde yiddish. J’avais l’intention « d’exploiter » le succès que j’avais dans mon pays pour imposer à mes lecteurs un livre sur les Judéo-Allemands, leur civilisation, leur histoire, leur langue, leur manière de penser, tout ce qui est pratiquement inconnu en Italie. »
En dépit de ce qu’il a surmonté tout au long de son existence, Levi sombre dans la dépression à la fin de sa vie et se suicide. Pourquoi ?
Nul n’est jamais revenu pour expliquer son suicide. Mais on sait qu’en 1987, Primo Levi correspondait avec David Mendel (1922-2007), un médecin anglais, collaborateur du Guardian, qui était venu l’interviewer dans le but de préparer sa nécrologie !
Primo Levi, en proie au désespoir, n’écrit plus. Il a l’impression de perdre la mémoire. Alors qu’il avait vécu pour témoigner, il doit à présent relire ses livres pour faire resurgir dans sa conscience l’année passée à Auschwitz. Il joue aux échecs avec son ordinateur. Le 7 février, il écrit à Mendel : « Je suis tombé dans un état de dépression assez grave. J’ai perdu tout intérêt pour l’écriture et même pour la lecture. Je suis extrêmement abattu, et je ne désire voir personne. Je te demande en tant que médecin ce que je dois faire. »
Une semaine avant sa mort, Levi accepta de faire une promenade avec Alberto Salmoni sur la colline de Turin. Ils sortirent de la voiture, marchèrent un peu ; soudain, en regardant à leurs pieds la ville et les méandres du Pô et de la Dora, Levi dit à son ami, comme en un adieu : « Combien de choses avons-nous faites, avons-nous vues ensemble. »
Ruth Feldman, poétesse et amie de Levi qui vivait aux États-Unis, reçut une lettre de lui, qui avait mis un mois à lui parvenir.
« Je me souviens de la dernière lettre de Primo Levi, qui me parvint un mois avant sa mort.
Il m’écrivait qu’il traversait une période pire que celle d’Auschwitz, en partie parce qu’il n’était plus jeune et capable de réagir. Il la signa « De profundis ». En dépit de nos illusions, les survivants n’ont survécu qu’en apparence. »
Primo Levi a écrit et témoigné pour démentir ce que les SS avaient programmé. Ils avertissaient les Juifs que leur disparition ne laisserait aucune trace, comme il leur fait dire dans Les Naufragés et les rescapés :
« De quelque façon que cette guerre finisse, nous l’avons déjà gagnée contre vous ; aucun d’entre vous ne restera pour porter témoignage, mais si quelques-uns en réchappaient, le monde ne les croira pas. Peut-être y aura-t-il des soupçons, des discussions, des recherches faites par les historiens, mais il n’y aura pas de certitudes parce nous détruirons les preuves en vous détruisant. Et même s’il devait subsister quelques preuves, et si quelques-uns d’entre vous devaient survivre, les gens diront que les faits que vous racontez sont trop monstrueux pour être crus… »
Les prophéties des SS étaient fausses : Levi a donné au monde le plus profond témoignage sur l’univers concentrationnaire.
Myriam Anissimov est l’auteur de plusieurs biographies de référence (Primo Levi, Romain Gary, Vassili Grossman et Daniel Barenboim) et de plusieurs romans, parmi lesquels La Soie et les Cendres, Sa Majesté la Mort et Jours nocturnes. Elle a également été critique littéraire et artistique pour Le Monde de la Musique et de nombreux titres de la presse nationale. Elle préfacé et a grandement favorisé la réédition de Suite française d’Irène Némirovski et celle du Pianiste de Wladislaw Szpielman, adapté au cinéma par Roman Polanski. Son roman, Les Yeux bordés de reconnaissance, a reçu lePrix Roland-de-Jouvenel de l’Académie Française en 2018. En 2021, elle a publié Oublie-moi cinq minutes ! (Seuil). Myriam Anissimov contribue régulièrement à Nonfiction.
https://www.nonfiction.fr/article-11181-primo-levi-ou-la-tragedie-dun-optimiste.htm
Pour rappel, Primo Levi s’est suicidé la veille de la Pâque juive 1987.
Merci à Edith Ochs
Le 11 avril 2012 s’est tenu au Mémorail de la Shoah un colloque sur Primo Levi, en présence de son fls Fabio Levi.
J’ai apprécié au cours de ce colloque l’intervention de M. Philippe Mesnard, et j’aimerai signaler son livre, « Primo Levi, Le passeur de témoin », chez Fayard, que je recommande.
Enfin, pour avoir lu des documents et écouté des vidéos, je reste perplexe sur le ‘suicide’ de Primo Levi …
Merci TJ d’avoir publié ça.
Un livre indispensable