Après l’audition des parties civiles, celle des enquêteurs belges et français, nous entrons dans la troisième phase du procès historique des attentats du 13 Novembre 2015 : l’audition des accusés.
Quatre mois se sont écoulés, la trêve hivernale est achevée, ce temps peut-être nécessaire à la cour pour intégrer les mots des survivants, les témoignages douloureux qui vont hanter longtemps encore les longs couloirs du palais de Justice de Paris. Vu le nombre des victimes (130 morts et 413 blessés) il m’est difficile de choisir parmi les témoignages, car chacune de ces expériences racontées mériterait qu’on lui consacre un article. Choisir supposerait mettre en concurrence les différentes histoires, décider qu’une souffrance est plus intéressante à raconter qu’une d’autre. Comme il m’est impossible moralement de hiérarchiser la souffrance – et surtout comment écrire à partir de la douleur de l’autre, ne serait-ce pas faire subir au survivant une ultime violence- je préfère m’abstenir et consacrer cet article à la troisième phase du procès, je préfère rester, concernant les victimes et leurs proches, sur une question : comment font-ils pour assister aux audiences, où trouvent-ils la force de venir, d’écouter dignement, d’essayer de comprendre comment les attentats ont pu se produire, de faire appel à leur raison ? Là où tout semble déraison.
Un point commun: la présence de fratries parmi les terroristes
Au milieu de cette folie, il est possible de trouver certains topiques et points communs avec le procès des attentats de Janvier 2015 (Charlie Hebdo, Hyper-Cacher, Montrouge) auquel j’avais assisté quotidiennement, comme la présence de fratries parmi les terroristes. Nous avions les frères Kouachi (auteurs de l’attentat Charlie) et les frères Belhoucine, (mentors de ces derniers).
Nous avons ici les frères Clain (« les cavaliers des médias » de l’EI), les frères Atar : Oussama, vraisemblablement mort et supposé commanditaire des attentats de Novembre, et Yacine, dans le box des accusés. Les frères El Bakraoui. Les frères Abdelslam : Brahim, l’un des kamikazes-mitrailleurs des terrasses et son frère Salah, dans le box des accusés. Ils sont chaque fois décrits comme des couples de frères fusionnels, inséparables, l’un entrainant souvent l’autre. Pour quelles obscures raisons l’idéologie djihadiste attire à ce point ces frères siamois, comme si la cellule terroriste se substituait à la cellule familiale, restera une éternelle question.
Les frères Belhoucine tenaient le café « Sugar and Spice » dans le onzième arrondissement de Paris. Là encore il y a un café : « les Béguines » à Molenbeek-Saint-Jean en plein centre de Bruxelles que tenaient les frères Abdeslam, où, entre petits trafics de shit et jeux de cartes, certains regardaient des vidéos de propagande de l’EI. On se demande comment la Belgique a pu laisser se développer un quartier comme Molenbeek d’où proviennent la majorité des accusés. On se demande aussi comment, après la libération anticipée de Oussama Atar en Aout 2012 et son retour à Bruxelles, il a pu obtenir un passeport belge en Octobre 2013. Avec lequel il a pu se rendre en Tunisie, d’où il s’est fait refouler à cause de son passé djihadiste… puis en Turquie d’où il a rejoint les rangs de Daesh en Syrie. Si la Belgique avait été aussi perspicace que la Tunisie, le futur organisateur des attentats de Paris, aurait peut-être fini sous les barreaux au lieu de passer à l’action.
Un autre point commun est aussi une certaine impréparation des opérations
Un autre point commun est aussi une certaine impréparation des opérations, évoquée au tribunal par le directeur de la DGSI, Patrick Calvar : Abaaoud, après les attentats de Paris, a pris la ligne 9 de Montreuil jusqu’au Bataclan pour voir un peu ce qu’il s’y passait puis s’est retrouvé caché quatre jours dans un buisson à Aubervilliers … ça la fout mal pour un émir l’EI … De son côté Salah Abdeslam, a laissé dans le 18ème arrondissement la voiture avec laquelle il avait déposé les trois hommes du commando du Stade de France, a acheté une carte SIM à Barbès, a appelé ses copains de Bruxelles pour qu’ils viennent le chercher à Paris. Puis il a abandonné sa ceinture d’explosifs dans une poubelle. C’est à dire qu’aucun d’eux, n’avait prévu de point de chute et de solution de repli. Pourquoi les trois terroristes du Stade de France n’avaient pas (fort heureusement) de billet d’entrée pour le match qui s’y déroulait ? Cela paraît totalement aberrant que les commanditaires n’aient pas anticipé et acheté de billets aux kamikazes qu’ils avaient mandatées pour y faire un attentat, et de surcroît qu’ils aient choisi les deux irakiens du groupe qui ne parlaient pas français, ce qui a permis leur arrestation avant qu’ils ne pénètrent dans le stade. Cette impréparation rappelle un peu celle des frères Kouachi qui se sont trompés de porte en cherchant les locaux de Charlie Hebdo.
Et des divergences…
Il y a aussi des éléments qui divergent : Tout au long du procès des attentats de Janvier 2015, les accusés ne débordaient pas de leur identité de délinquants, évitant toute revendication politique ou religieuse, toute apparence physique laissant supposer une radicalité, si bien qu’il fut parfois difficile de déterminer l’intentionnalité de leurs actes. Ils niaient en bloc avoir la moindre accointance avec Daesh, le djihadisme ou toute radicalité religieuse. Effectivement peu de preuves venaient étayer l’accusation et seules les contradictions dans lesquels certains accusés s’empêtraient laissaient à penser qu’ils avaient une responsabilité bien plus lourde que ce qu’ils clamaient, que leur proximité avec les terroristes penchait vers une complicité ou une Association de Malfaiteurs Terroriste.
A contrario, la plupart des accusés de ce procès des attentas du 13 Novembre ne peuvent nier leur adhésion à l’idéologie islamiste : ils n’ont d’ailleurs même pas pris la peine de couper leur barbe. La majorité, ayant passé un certain temps en Syrie, ont un parcours éloquent. Même s’ils essayent de minimiser leur participation à l’Etat Islamique- comme Adel Hadidi qui maintient qu’il n’a été que cuisinier pendant ses dix mois de présence à Raqqa, ou Mohammed Abrini qui serait allé en Syrie seulement pour se recueillir sur la tombe de son frère tué au combat – force est de constater qu’ils ont, à un moment donné de leur vie, plongé dans l’idéologie islamiste et cru à ce que représentait pour eux la renaissance d’un califat et d’un Etat Islamique. Ainsi la question principale qui se posait lors du procès des attentats de Janvier 2015 -est-on face à des délinquants ou à des islamistes- ne se pose plus ici pour la majorité d’entre eux. La question serait plutôt : pourquoi ont-ils changé d’avis ? En Mars 2016, Abrini ne s’est pas fait exploser à l’aéroport de Bruxelles-Zaventem et est resté caché plusieurs semaines dans des jardins publics, Oussama Krayem dans le métro de Bruxelles dit « avoir ressenti un regret » et s’est lui aussi ravisé et Hadidi a été arrêté avec son comparse Ousman avant de commettre un attentat.
Allah comme seul Juge
Ce procès semble aussi différent, de par la tournure politique que lui confèrent les premiers mots de Salah Abdeslam se définissant comme un combattant de l’EI, ne reconnaissant pas la légitimité de ce tribunal, le seul juge étant Allah, puis demandant à la cour si les victimes civiles en Syrie pourront elles aussi prendre la parole. Ses déclarations, dès les premiers jours («on a visé la population, des civils mais il n’y avait rien de personnel vis à vis de ces gens là») justifiaient les attentats comme une réponse aux frappes aériennes de la coalition internationale contre l’Etat Islamique, déplaçant ainsi le procès vers un plan politique, se servant du tribunal comme d’une tribune.
Salah Abdeslam utilise en effet la défense de rupture, popularisée par Vergès qui écrivait : « Le but de la défense n’est pas tant de faire acquitter l’accusé que de mettre en lumière ses idées » (De la stratégie judiciaire, Minuit, 1968) et dans lequel l’accusé nie au juge toute légitimité de le juger. Les avocats de la défense ne se privent pas de rebondir sur le terrain politique : Me Isa Gultaslar, parlant de Oussama Attar, son ancien client et supposé commanditaire des attentats, arrêté en 2005 et détenu à Abou Ghraïeb pour entrée illégale dans le territoire irakien, soulève le 02 Décembre qu’: « il est cocasse qu’il soit condamné pour entrée illégale par les Américains qui eux-mêmes sont entrés illégalement en Irak… » ouvrant la question abyssale de la responsabilité de la deuxième guerre du golfe dans le chamboulement du Moyen-Orient. Une avocate des parties civiles a eu l’excellente idée d’interroger le 16 Décembre le directeur de la DGSI, Patrick Calvar sur la pertinence de cette rhétorique avancée par les accusés et l’EI justifiant les attentats par les bombardements de la coalition. Celui-ci répond sans hésiter : «Comment peut-on dire ça alors qu’ils n’ont cessé de tuer des musulmans dans leur propre pays. Ils sont allés dans des états souverains, ont tué des habitants musulmans de ces pays. »
Salah Abdeslam a été suivi dans sa stratégie de défense par Osama Krayem, un suédois d’origine palestinienne, qui décréta mardi 11 Janvier 2022 qu’il ne dirait plus un mot. Cet homme de 30 ans, portant barbe et cheveux longs, a donc laissé le président parler tout seul, poser des questions laissées sans réponse. On aurait pourtant aimé savoir ce qu’il reproche à cette cour de Justice qui lui permet de s’exprimer librement, entouré des meilleurs avocats, lui qui a passé du temps en Syrie où l’on coupait la main aux voleurs, flagellait et décapitait les récalcitrants au régime, lui qui a assisté à l’exécution du pilote jordanien brûlé vif par l’EIIL, mais on ne saura rien de ce mystère insondable : comment des jeunes gens, venus du monde entier, se sont enrôlés dans ces brigades pour défendre un projet aussi mortifère que la société que proposait l’Etat Islamique ? On aurait aimé comprendre ce qui pousse ces gens à défendre la liberté de régresser vers la barbarie. D’autant que Krayem, avant de se taire, avait affirmé avoir pris ses distances avec l’EI car un Emir avait critiqué un savant égyptien qu’il admirait. Il avait aussi renoncé à se faire exploser lors des attentats du métro de Bruxelles en Mars 2016. Est-il un repenti ? A t-il eu une éclair de lucidité ? D’après le professeur de Krayem qui lui donna quatre ans durant des cours de français lors de son séjour en prison, venu témoigner le 13 Janvier, l’accusé serait quelqu’un d’équilibré, posé, calme, et apparemment pas si bête que ça. Il avoue : “Je renonce à le considérer comme un barbare. C’est la seule voie ouverte vers l’avenir. »
Une autre fenêtre s’ouvre lorsque Adel Hadidi, le soi disant cuisinier de l’EI, un algérien un peu frustre et passionné d’oiseaux, évoque son parcours. L’Algérie a eu son lot de repentis -et de faux repentis- après la Concorde Civile, et apparemment, d’après ses dires, il en est un : « J’ai fait des fautes je dois être condamnée et je suis très triste par rapport à ce qui s’est passé en France, des gens qui sont morts. » conclut-il lors de son témoignage. Sur les raisons de son départ en Syrie, il évoque davantage un sentiment d’échec et de stagnation, une sorte d’état dépressif propre à la jeunesse algérienne qu’un véritable engagement religieux et politique : « Je me posais beaucoup de questions, mes projets, ma vie. Je n’avais aucun moyen d’avancer dans ma vie. Je n’avais pas d’avenir en Algérie» Il explique qu’une fois choisi par Oussama Atar pour remplacer quelqu’un qui ne voulait pas mourir en martyr, il était coincé, ne savait plus comment se sortir de cette situation : « J’ai accepté verbalement mais au fond de moi je ne voulais pas (…) je ne sais pas ce qui est arrivé à celui qui avait refusé car si on désobéit à l’Emir on désobéir à Allah » « Finalement heureusement que vous avez été arrêté avant ! » lui lance maitre Topaloff. Il prétend avoir été choisi par Atar car il n’était pas connu en Europe en tant qu’islamiste et qu’il parlait le dialecte algérien comme le passeur algérien qui l’a conduit à travers la Turquie vers la Grèce, avec ses trois autres comparses de l’EI (Usman dans le box des accusés et arrêté en même temps que lui. Et les deux Irakiens qui se sont fait exploser au Stade de France). « Il y a beaucoup de décisions avant je dis oui, maintenant je dis non. J’ai changé beaucoup pendant ces années. (…) maintenant j’ai un cerveau qui fonctionne mieux »
Remettre un peu de raison dans cette folie
Les juges décideront si ces paroles, ainsi que celles de Krayem, ne sont que pures mensonges ou si elles révèlent qu’il pourrait exister une différence entre ce que ces hommes imaginaient de l’Etat Islamique et du califat et la réalité qu’ils ont trouvé en faisant leur hijra. Auquel cas, cela pourrait remettre un peu de raison dans cette folie. Je ne sais pas s’il est plus facile pour les familles des victimes et les survivants de faire face à la bêtise ou à l’idéologie, si cela les soulagerait d’imaginer que ces hommes aient ouvert les yeux, que leur cerveau n’était pas totalement lobotomisé et prêt à adhérer à un projet de société si barbare. Cela ne ramènera pas leurs morts.
Et on saura aussi peut-être, dans les jours à venir, pourquoi Abaaoud et Salah Abdeslam, qui n’avaient prévu d’autre voie de sortie que de se faire sauter, ont finalement abandonné leur ceinture d’explosifs. Il se peut qu’au dernier moment, après avoir tué 39 personnes et laissés leurs copains se faire exploser, finalement pas si fous que ça – cynisme absolu ou bouffée de bon sens ? – ils aient décidé de vivre.
© Karin Albou
Karin Albou, auteur et réalisatrice, a écrit et réalisé dès 2002, à un moment où personne n’avait pressenti l’ampleur des actes antisémites qui allaient frapper la France, » La petite Jérusalem« , qui sortira en salles en 2005 et raconte… Sarcelles. Elle a également écrit et réalisé « Le chant des mariées » qui se situe pendant l’Occupation nazie de la Tunisie.
Merci Karin Albou pour ces analyses fines et passionnantes.