Frédéric Theobald. Le “travail de vérité” de Sandrine Kiberlain

Avec « Une jeune fille qui va bien », Sandrine Kiberlain passe derrière la caméra pour faire un « travail de vérité »

Pour son premier long métrage comme réalisatrice, Sandrine Kiberlain raconte le destin d’une jeunesse fauchée. Une histoire aussi personnelle que nécessaire.

Rebecca Marder et Sandrine Kiberlain sur le tournage. La réalisatrice (à droite) signe un film imprégné de son histoire familiale. • JÉRÔME PRÉBOIS/CURIOSA FILMS/AD VITAM

Elle se dit une « actrice comblée ». Aucune frustration professionnelle ne l’a conduite derrière la caméra mais une motivation toute personnelle : tisser une histoire à partir de la sienne, revenir sur l’antisémitisme, l’extermination des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale.

Un drame qui n’a cessé de la « hanter », elle petite-fille de Juifs polonais, sauvés par des justes. « C’est une injustice folle dont je ne me remets pas. Personne ne devrait s’en remettre. Quand une famille traverse cela et en ressort miraculeusement, il y a comme une volonté de ne pas en parler. Nous, les petits-enfants, nous avons hérité de ce secret, et un jour, nous éprouvons le besoin de raconter pour ne pas oublier. »

« Un travail de vérité »

Restait à trouver la manière. Le regard singulier qui légitimerait ce premier long métrage. Sandrine Kiberlain a imaginé, dans la France de Vichy, dans le Paris occupé par les Allemands, Irène, une jeune fille « dans ce qu’elle a de plus de joyeux », « une passionnée de théâtre » qui prépare le concours du conservatoire, « une amoureuse qui s’affranchit de sa famille ».

La réalisatrice ne s’en cache pas, elle s’est inspirée du mouvement que Nanni Moretti imprimait à la Chambre du fils : raconter la joie d’une famille pour rendre encore plus douloureuse la disparition du fil. « Voir Irène ainsi virevoltante, si pleine de vie, nous conduit à refuser que cela s’arrête. »

Au chapitre des références cinématographiques, elle cite aussi l’Argent de Poche de François Truffaut, « pour la lumière qui n’est ni sépia ni contemporaine », mais aussi le Van Gogh de Maurice Pialat. « Il disait : je ne veux pas d’anachronisme, mais si un tee-shirt rayé Sonia Rykiel évoque ce que j’ai envie de raconter, je l’utiliserai. » À son tour, explique-t-elle, le mot d’ordre sur son film était : « Ce n’est pas un travail de reconstitution mais un travail de vérité. »

Des éclairs dans un ciel serein

Une jeune fille qui va bien s’ouvre sur des comédiens en pleine répétition. Mais rien ou presque dans les costumes comme dans les décors ne permet d’identifier la période. Le contexte historique est déjà connu des spectateurs, estime Sandrine Kiberlain.

Elle préfère nous montrer le monde vu par son héroïne, avec sa part d’insouciance, voire d’aveuglement. Avec toutefois, ici et là, comme des éclairs dans un ciel serein, des signes qui ne trompent pas : le mot « juif » marqué à l’encre rouge sur la carte d’identité, l’étoile jaune, le poste de radio et la bicyclette confisqués…

Le choix de la musique participe du même désir d’être tout à la fois universel et sinon intemporel, du moins de parler à la jeunesse par-delà le temps. « Je me suis attachée là aussi non à l’époque mais à l’émotion qu’une musique peut procurer. Par exemple, pour la rencontre amoureuse j’ai choisi Love Letters du groupe Metronomy, un morceau que j’avais dans la tête en écrivant. »

« Être juif : le savoir et s’en rappeler »

Un tel choix désarçonnera ou charmera mais Sandrine Kiberlain signe ainsi une œuvre « un film qui (lui) ressemble ». Mais qui n’est nullement autobiographique. Se raconter lui aurait paru « violer une intimité, la sienne, celle de ses grands-parents ». La famille d’Irène est fictive. Mais « inconsciemment » des éléments personnels se sont glissés comme cette flûte traversière dont joue le frère d’Irène et qui était l’instrument du père de Sandrine Kiberlain… Au-delà c’est un héritage qui imprègne le film.

« Être juif, confie Sandrine Kiberlain, cela veut dire le savoir et s’en rappeler. Ce sont mes racines. Je tenais à ce que mes personnages fêtent shabbat à leur manière car il n’y a pas une seule façon d’être juif. Mais mille. Certains pratiquent, d’autres non. Certains allument une bougie le vendredi. Ce qui est mon cas, alors que je ne célèbre pas d’autres fêtes. Mais c’est une façon de penser à mes grands-parents, à ce qu’ils m’ont légué : des recettes, des traditions, des musiques, le yiddish… Ce sont des choses qui sont là sans être là. Cela ne m’enferme dans rien mais je le conserve précieusement. »

À voir
Une jeune fille qui va bien, de Sandrine Kiberlain avec Rebecca Marder, Anthony Bajon
En salles le 26 janvier 2022.
Des comédiens exposent leur fourgue, leur enthousiasme, leurs maladresses aussi sur une scène. Ils ont vingt ans à peine. Cela pourrait être aujourd’hui. C’était hier dans le Paris occupé par les Allemands. Toutefois, nul uniforme dans les rues. Le monde a l’insouciance d’Irène. Elle est de confession juive mais française. Comment deviner toute l’ampleur la tragédie qui se prépare ? L’esprit d’Irène est ailleurs. La jeune fille répète Marivaux et se prête elle-même au jeu de l’amour et du hasard. Elle court, embrasse la vie sans retenue et rien ne devrait l’arrêter dans son élan. Et pourtant… Sandrine Kiberlain, qui fait ses premiers pas comme réalisatrice, a fait le pari de laisser en arrière plan les faits historiques. Ne conservant que le principal, comme cette discussion entre son père et sa grand-mère : faut-il accepter de se faire recenser auprès des autorités de Vichy comme juif ?
Plutôt que de mettre son énergie dans une reconstitution du Paris occupé maintes fois vues à l’écran, la cinéaste novice préfère, à juste titre, s’employer à mettre en scène les élans et émois de son héroïne. Non sans dépeindre par petites touches précises et délicates sa famille : le frère, pas insensible au flamboiement de l’occupant, le père, fonctionnaire inquiet mais obéissant, et surtout, jolie figure, une grand-mère rebelle et éternelle adolescente. Le film échappe ainsi à l’académisme qui saisit tant de drame historique. Le choix de musique d’aujourd’hui n’était toutefois pas nécessaire pour souligner le caractère universel et – par certains côtés – intemporels de ce récit. En tout cas, Sandrine Kiberlain aime ces acteurs, elle les saisit souvent en gros plan, et nous fait partager toute la vitalité d’un monde bientôt fauché par une violence dont l’écho ne cesse de nous heurter. F.T. 
La Vie aime beaucoup. 

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1 Comment

  1. « Voir Irène ainsi virevoltante, si pleine de vie, nous conduit à refuser que cela s’arrête
    Nous refusons que cela se fût arrêté aussi pour les miséreux, les malheureux et tous les autres qui n’allaient ni bien ni pas bien. En dépit des bonnes intentions de la démarche, un ressenti de décalage …lui aussi atemporel et universel.

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