Lili Leignel, née Keller-Rosenberg, ne cesse, depuis quarante ans, de décrire l’horreur de la déportation et de la barbarie nazie devant des lycéens et des collégiens. Le Monde a suivi cette femme de 89 ans, en décembre 2021, dans des établissements scolaires du Loiret.
Nuit noire. Le calme règne au 42, boulevard d’Armentières, à Roubaix, un petit immeuble en briques. Au moment du coucher, une excitation joyeuse s’est emparée des enfants car, le lendemain, c’est l’anniversaire de leur mère, Charlotte. Lili, tout juste 11 ans, Robert, bientôt 10 ans, et André, 3 ans et demi, ont préparé l’événement avec amour : ils ont appris des poèmes, dessiné, tandis que Joseph, leur père, se débrouillait pour trouver un gâteau et des fleurs.
A 3 heures du matin, un fracas épouvantable réveille la maisonnée. Ce lundi 27 octobre 1943, plusieurs hommes de la Feldgendarmerie, la police militaire allemande, grimpent quatre à quatre les escaliers pour arrêter la famille Rosenberg. Ils passent sans s’arrêter au premier, où se trouvent la cuisine et la salle à manger, et ouvrent violemment les portes des chambres au second, où dorment les enfants et leurs parents. « Los ! Schnell ! [Allez ! Vite !] », hurlent-ils, en défonçant tout sur leur passage.
Quand Lili Leignel, née Keller-Rosenberg, 89 ans, raconte cette arrestation devant des élèves, comme elle le fait depuis quarante ans partout en France, elle n’omet jamais deux détails. André, le petit « Dédé », ne sachant que prendre dans ce chaos surgi de la nuit, s’est emparé du canard de bois jaune sur roulettes qu’il tire à longueur de journée au bout d’une ficelle. Il le serre fort sous son bras. L’autre souvenir s’est planté comme une écharde dans sa mémoire : les voisins du rez-de-chaussée, seuls autres occupants de l’immeuble, un couple de personnes âgées que les enfants aimaient comme des grands-parents, les regardent partir sans un geste, sans un regard de compassion. Dans leurs yeux, elle ne lit que la terreur et la hâte que cette famille juive s’éloigne, dans un camion bâché.
« Avons-nous été dénoncés ? » De sa voix grave et modulée, le rose aux joues, Lili Leignel pose la question sans y répondre, devant l’auditoire suspendu à ses lèvres. Juste avant, la fille aînée de Joseph Rosenberg et de Charlotte Keller, deux Hongrois émigrés en France en 1924 pour fuir l’antisémitisme dans leur pays et naturalisés, vient de raconter que le curé de Saint-Vincent-de-Paul, la paroisse voisine, était venu trouver ses parents, un jour de 1942, très inquiet…
Pierre Flipo ne se contente pas d’alerter le couple, il leur propose de cacher les trois enfants. Durant l’année scolaire 1942-1943, Lili vivra chez le frère et la belle-sœur du prêtre, Jules et Marie-Thérèse, qui la feront passer pour la cousine de leurs enfants. Robert, lui, se retrouve chez les parents du curé et André chez sa sœur. Cette famille accédera au titre de Justes parmi les nations au mémorial Yad Vashem de Jérusalem, en 2011. « Vous voyez, dans les guerres, il y a des gens admirables. Nos parents nous manquaient beaucoup, mais nous étions choyés comme leurs propres enfants par ces gens qui nous accueillaient. »
Toujours debout
Dans l’amphithéâtre du lycée Sainte-Croix d’Orléans, plein à craquer, dans la grande salle du lycée Voltaire, au collège Paul-Eluard de Châlette-sur-Loing, ou au lycée professionnel Jeannette-Verdier de Montargis, et à vrai dire partout où elle sera passée devant des classes de troisième ou de terminale, Lili Leignel témoigne dans un silence exceptionnel. Pas seulement parce qu’il est convenu d’écouter en entier son récit avant de lui poser des questions. A la fin, souvent, brillent des larmes silencieuses. « Pourquoi nos parents ont-ils cru qu’ils pouvaient nous faire revenir à la maison, alors que les lois contre les juifs nous interdisaient toute vie sociale ? » Cette question, sans réponse non plus depuis tant d’années, Lili la pose devant les élèves.
Voilà qu’ils s’embarquent avec elle dans ce camion militaire, ballottés et pétris d’angoisse, s’entassent dans la prison de Loos, près de Lille – Joseph est alors séparé de sa famille et déporté à Buchenwald –, puis échouent à la prison de Saint-Gilles, au sud de Bruxelles. « C’est en Belgique que se trouvait le commandement militaire allemand. Nous ne savions rien de ce qui était arrivé à papa. Nous ne lui avons même pas dit au revoir. »
Lili témoigne toujours debout. Avant, elle applique deux rouges à lèvres éclatants, un foncé et un plus clair par-dessus. Son visage menu s’illumine, auréolé de cheveux blancs. « C’est bien, n’est-ce pas ? Je tiens à être jolie pour eux. » Elle a toute une collection de robes simples et bien coupées, dont elle change chaque jour, avec coquetterie. En souvenir sans doute de « Mamika », couturière de métier, qui confectionnait pour son unique fille des robes que ses meilleures amies, les deux Jacqueline, Motte et Duthoit, lui enviaient. La réputation des goûters de Charlotte, gâteaux hongrois au fromage blanc ou aux pommes et aux noix, n’était plus à faire non plus. L’enfance de Lili a une délicieuse odeur de bonheur qui parvient jusqu’à son public d’aujourd’hui.
« Schnell ! Los ! » Au camp de Malines, entre Bruxelles et Anvers, l’équivalent de Drancy en France, où la famille Rosenberg, amputée de Joseph, est ensuite internée, les ordres et les coups pleuvent. « C’est là que nous avons vu les premiers SS, allemands et flamands. Parmi ces derniers, l’un était particulièrement cruel. Nous l’avions surnommé “Pferdekopf”, car il avait une tête de cheval – ceux qui étudient l’allemand parmi vous l’avaient compris. » Des prisonniers doivent rester dans la cour toute la nuit parce qu’ils ont les pieds sales. Premiers morts, de froid. A ces traumatismes, à l’incompréhension de ce qui arrive, à l’absurdité, s’ajoute l’humiliation. « Un jour, on nous rassembla sur la place du camp. On nous fit entrer dans une pièce énorme. Il a fallu se mettre nus. Un jeune SS dans une guérite nous examinait par-derrière, avec une lampe, d’un air goguenard. Jamais je n’oublierai cela. »
« J’ai peur d’être dans le noir »
Avant de monter dans le wagon à bestiaux qui les emmène à Ravensbrück, à 80 km au nord de Berlin, la fillette aperçoit cette mention : « Contenance : 8 chevaux ». Cent personnes y sont pressées durant cinq jours. A l’arrivée, poussés par des SS vociférants, armés de matraques et escortés par des chiens dressés à mordre, les déportés prennent une rapide douche au Wachraum et sont rasés intégralement. « Aujourd’hui encore, j’ai très peur des chiens », glisse Lili. Elle reçoit le matricule 25612, cousu sur son uniforme de prisonnière, qu’il faut savoir comprendre et énoncer en allemand, « fünf und zwanzig tausend sechs hundert zwölf ». « Avec nos têtes rasées et nos robes rayées, la faim et la peur au ventre, nous étions méconnaissables. »
Une élève demande timidement quels autres traumatismes la poursuivent, à part les chiens. « J’ai peur d’être dans le noir. Je ne peux pas dormir les rideaux fermés. Mes nuits sont courtes et je fais beaucoup de cauchemars », répond-elle avec simplicité. Mais elle ajoute : « Garder de la force pour transmettre, c’est très important. »
Charlotte et ses trois enfants sont affectés au block 31 de ce camp destiné aux femmes et aux enfants, peu nombreux. Plusieurs nationalités s’y mêlent, autant que les motifs d’internement. Ils dorment dans le même châlit que deux résistantes communistes, issues du monde ouvrier, Martha Desrumaux et Jeanne Têtard, et deux autres résistantes, Geneviève de Gaulle, nièce du général, et Jacqueline d’Alincourt, la « Violaine » du réseau de Daniel Cordier. « Quelle que soit notre origine sociale, nous étions soumis au même sort », souligne Lili.
Souvent, les adolescents l’interrogent : « Avez-vous revu Geneviève de Gaulle après la guerre ? » Au collège rural des Bordes, justement baptisé Anthonioz-de Gaulle, et situé en terre de résistance, la question surgit d’emblée. « Mais oui !, répond Lili, elle était discrète et si bonne. Une année, elle est venue à Lille pour remettre les prix du Concours de la Résistance et de la déportation. Elle m’a tout de suite demandé : “Comment va le petit Dédé ?” » André était devenu professeur de lettres et docteur en histoire, en soutenant une thèse d’Etat sur les enfants juifs et tsiganes dans le système concentrationnaire nazi.
Récit en direct
« Certains n’ont pas pu continuer à vivre, après leur déportation. D’autres n’ont jamais réussi à en parler. On ne peut pas se remettre complètement. Mais il faut vivre avec, et c’est si important pour moi de témoigner», répète-t-elle aux élèves. Et si important pour eux de l’entendre. Charlie, 17 ans, en terminale à Voltaire, passionné d’histoire, mais heureux « de sortir des livres et des documentaires », se dit impressionné d’écouter en direct ce récit. « Dans mon histoire familiale, on était du mauvais côté de la barrière. Côté maternel, des collabos à un degré, disons, léger, mais côté paternel des terroristes anticommunistes. » Lui-même milite aux Jeunesses communistes.Axelle décrit, elle, « une famille aussi bien résistante que génocidaire ».La jeune fille ajoute : « Ma mère est d’origine allemande. C’est essentiel pour moi, si j’ai des enfants, de pouvoir leur expliquer ce qu’il s’est passé. »
A Ravensbrück, chaque nuit, la sirène retentit à 3 h 30 pour le lever, puis l’appel, lors duquel les prisonnières restent debout, interminablement, dans l’aube glacée. « Il en manquait toujours, car certaines mouraient pendant la nuit ou, trop affaiblies, n’avaient pas la force de se lever. Tant que les SS n’avaient pas le compte, il fallait rester là, en rang par cinq. » Les chiens mordent au sang la moindre jambe qui dépasse. Les femmes trop épuisées sont emmenées, on ne les revoit jamais. Un lycéen questionne Lili sur sa relation à la mort après les camps. « La mort, je l’ai vue de près. On pourrait penser que j’en suis blasée. Eh bien, au contraire, j’en ai une peur atroce », avoue-t-elle.
Charlotte a réveillé ses enfants à 3 heures, chaque jour, pour qu’ils puissent se laver avant que les rares points d’eau soient assaillis dans ce camp surpeuplé. « On nous a tout pris, nous n’avons plus de nom, plus rien. Mais il faut redresser la tête », expliquait-elle aux trois petits. « Se laver, c’était déjà un acte de résistance », observe sa fille, soixante-dix-huit ans plus tard. La mère part « travailler » quand il fait encore nuit, des travaux forcés d’empierrage, de vidage des fosses, elle si petite et devenue si maigre. Sa terreur : ne pas retrouver ses enfants, le soir, comme d’autres femmes. « Nous n’étions plus des enfants, nous ne jouions plus, nous ne souriions jamais. Nous avions toujours peur que maman ne revienne pas, qu’elle meure d’épuisement », poursuit Lili. Elle attrape la dysenterie, Robert est à ce point infesté de vermine que des plaques de furoncles ont envahi son crâne. André souffre d’un anthrax et se sauve du Revier, l’infirmerie, à la fois mouroir et lieu d’expérimentation des nazis.
« Des femmes à bout de forces portaient de grands bidons avec la soupe, une eau tiède avec des morceaux de rutabaga au fond, se rappelle-t-elle encore. Parfois, ils se renversaient, et les prisonnières affamées lapaient ce qui s’était renversé sur le sol. Nous crevions de faim tout le temps. » L’hiver 1944 est particulièrement rude. Lili voit toutes les horreurs du camp, le traitement réservé par les SS à un groupe de nonnes polonaises, avec ses yeux de gamine de 12 ans. Son corps s’est arrêté de grandir, elle n’aura ses règles qu’à 18 ans.
Auditoire fasciné
Garçons ou filles, les jeunes veulent tout savoir d’elle, si elle a travaillé, quel était son métier, si elle a eu des enfants. Si elle a eu une vraie vie. Elle répond volontiers qu’elle a été secrétaire de directionà la Lainière de Roubaix, un des fleurons de l’industrie textile du Nord, en 1952. Qu’elle a quitté l’entreprise pour se marier, en 1965. Qu’elle a dû attendre quatre ans avant la naissance de sa fille adorée, Valérie. Elle a aussi écrit des livres sur sa déportation, dont le dernier, Et nous sommes revenus seuls, est paru chez Plon en 2021.
Un jour de février 1945, un nouveau voyage en wagons à bestiaux attend Charlotte et ses enfants, dépassant en horreur le précédent. Une « vision dantesque » les assaille lorsqu’ils arrivent à Bergen-Belsen. Le camp est jonché de corps en décomposition ou de mourants attaqués par le typhus, la tuberculose. L’air est empoisonné. Dans les baraquements, où sont mêlés les vivants, les mourants et les morts, il n’y a même plus de châlit. Le 15 avril 1945, des soldats britanniques ouvrent cette porte. « J’ai vu l’épouvante dans leurs yeux, ils ont eu un mouvement de recul. L’odeur leur a sauté à la gorge. » Charlotte, elle, gît sur le sol, atteinte du typhus, inconsciente. Quelques jours de plus et Lili pense qu’ils seraient morts tous les quatre. Ils s’étaient d’ailleurs dit adieu.
Toujours debout, la voix claire, Lili termine son récit devant une assistance fascinée par la force qui émane de cette femme si souriante. Les trois enfants Rosenberg sont arrivés seuls au Lutetia, l’hôtel parisien où ils ont assisté aux retrouvailles déchirantes des déportés avec leur famille, rendant leur désespoir plus profond. Ils se pensaient orphelins. Quand l’hôtel a été désert, une assistante sociale les a placés chez son frère, dentiste, puis une tante les a recueillis à Niort. Trop faibles pour une vie normale, ils seront ensuite conduits dans un préventorium à Hendaye, au Pays basque, où leur mère a fini par les retrouver. Charlotte pesait 27 kg. Joseph avait été fusillé par les nazis trois jours avant la libération de Buchenwald.
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Excellent article de Béatrice GURREY paru dans l’édition du Monde du 15 janvier 2022.