« Les Bonnes feuilles » du livre autobiographique inédit de Golda Meir, traduit et présenté par Pierre Lurçat (2/2)

Ma sœur et moi montâmes en Israël en 1921 et au bout de cinq ans, mes parents nous rejoignirent. Nous quittâmes l’Amérique pendant la seconde quinzaine du mois de mai, après les événements qui eurent lieu en Israël le 1er mai1. Tous pensèrent que nous étions tombées sur la tête – qui se rend là- bas à un tel moment ? Mon père, malgré toute sa bienveillance, n’était pas un pleurnicheur. Il avait un caractère fort, mais lorsqu’il nous accompagna, mon mari et moi, jusqu’au train, il se mit à pleurer. Il ne dit pas un mot mais pleura. Le 19 mai, nous prîmes le bateau à New York. Nous eûmes un voyage “intéressant” – car le bateau sur lequel nous voyageâmes était en mauvais état et il y avait un risque de submersion. Notre traversée dura une semaine entre New York et Boston, et nous eûmes une dernière occasion de descendre à terre et de nombreuses familles descendirent à Boston. Mon beau-frère ne voyagea pas avec nous. À cette époque, nous n’avions pas eu la possibilité de faire venir toute la famille en Eretz-Israël, aussi il fut décidé qu’il resterait pour aider à faire vivre la famille, tandis que ma sœur et ses deux enfants voyageraient avec nous. Lorsque nous arrivâmes à Boston, nous savions déjà sur quel bateau nous nous trouvions, mais ma sœur, avec l’obstination qu’elle avait héritée de mon père, n’était pas disposée à en descendre, aussi nous poursuivîmes tous la traversée, qui s’avéra être un voyage terrible et plein de dangers.

Ainsi s’acheva la deuxième période de notre vie, la période américaine. Je quittai l’Amérique avec un sentiment de pleine gratitude pour ses qualités particulières. J’aimais l’Amérique, la liberté qui y régnait, les possibilités qu’elle offrait à l’être humain et la beauté de ses paysages. Ce n’est peut-être pas bien de le dire – car cela fait 46 ans que nous vivons en Israël… Même la vie avec nos camarades non-Juifs des deux sexes était agréable. Je ne me souviens pas d’un seul cas où l’un des élèves ou des enseignants ait dit une chose pouvant être interprétée comme une manifestation d’antisémitisme. Mais il est possible qu’en raison du mode de vie à la maison et du fait que j’étais impliquée dans la vie du mouvement depuis un très jeune âge, l’influence de la vie à l’école n’ait pas été tellement importante. J’étais venue à l’école principalement pour acquérir une instruction. Mais en dépit de tout cela, et sans négliger tout ce que l’Amérique nous a donné, je n’ai jamais éprouvé un seul moment de nostalgie envers elle, après l’avoir quittée. Notre installation en Eretz-Israël nous semblait tellement naturelle, tellement évidente, et ce dès le premier instant.

Le 14 juillet, nous arrivâmes à la gare splendide de Tel-Aviv. Je n’oublierai jamais ce moment: le sable, la chaleur incroyable et c’est tout. Un camarade qui voyageait avec nous se tourna vers moi et me dit : “Alors, Golda, tu voulais venir en Eretz-Israël, et voilà que nous y sommes. Maintenant nous pouvons faire demi-tour. C’est suffisant”. Mais lui aussi y resta jusqu’à son dernier jour.

Avant même de quitter l’Amérique, nous avions décidé de nous joindre à une kvoutsa2. Nous ignorions alors ce qu’était un kibboutz. À Merhavia, nous avions un camarade qui s’appelait Dovinsky, qui y était venu avec le bataillon juif3 (par la suite, il épousa Hannah Tshizek). Les jeunes hommes de notre ville qui se portèrent volontaires au sein du Bataillon juif pendant la guerre partirent de notre maison. Ils n’avaient ni parents, ni famille, aussi mes parents les accompagnèrent jusqu’au train et ma mère leur cousut le nécessaire et les munit de “bonnes choses”4. À cette époque, on n’acceptait pas de nouveaux membres au sein de la kvoutsa en milieu d’année, car on savait seulement à Rosh Hashana5 qui allait partir et combien de places seraient disponibles pour de nouveaux membres. Nous nous rendîmes à Merhavia parce que Dovinsky s’y trouvait, et un vote se tint pour décider de notre acceptation lors de trois assemblées successives – non pas qu’ils eurent quelque chose contre Meyerson6, mais parce que j’étais une jeune femme américaine, et quelle jeune femme américaine est capable de travailler et de vivre dans une kvoutsa ? C’est seulement à la troisième assemblée qu’ils décidèrent en fin de compte de nous accepter. Il me semble que la chose qui fit pencher la balance en notre faveur, fut le gramophone que nous avions apporté, avec de nombreux disques de qualité. C’était le premier gramophone moderne dans le pays, sans le grand pavillon – et il se trouve encore à Merhavia jusqu’à ce jour.

En attendant d’être acceptés au sein de la kvoutsa, nous habitâmes à Tel-Aviv. Notre loyer s’élevait à 5 lires par mois et il fallait payer un an de loyer d’avance. Nous venions certes d’Amérique, mais nous n’étions pas millionnaires. En fin de compte, nous trouvâmes un appartement rue Lilienblum, dans le quartier de Névé Tsedek et nous y installâmes. Notre appartement avait deux pièces, la cuisine et les toilettes se trouvaient à l’extérieur, et il y avait aussi une cour commune pour tous les appartements, dans lesquels vivaient plusieurs dizaines de personnes. Grâce à notre gramophone, notre appartement était rempli chaque soir de gens qui venaient chez nous écouter les disques – il me semble que tous les Juifs vivant à Tel-Aviv à l’époque se réunissaient chez nous. De nombreuses années plus tard, je rencontrai encore des gens que je ne reconnaissais pas, qui me disaient : “Mais nous étions venus chez vous, écouter des disques”. Et bien que ma conscience me tourmentait en raison du chagrin que j’avais causé à mes parents en les quittant pour monter en Israël, je fus contrainte de les peiner à nouveau, lorsque nous nous installâmes dans la kvoutsa en laissant ma sœur et ses deux enfants (dont l’un âgé de deux ans) à la ville. Elle commença à ce moment son travail à l’hôpital Hadassah, dans le département du typhus et de la malaria, et sa fille souffrait d’une maladie des yeux, en raison de la poussière. Mais je ne pouvais pas renoncer à mes projets – Eretz-Israël et la kvoutsa étaient alors à mes yeux un seul concept, et nous rejoignîmes Merhavia.

À Merhavia, nous n’eûmes pour notre part pas de difficultés. Nous nous installâmes dans la kvoutsa, et nous adoptâmes le mode de vie qui était alors celui des membres. Toutefois, ma sœur et ses enfants traversèrent une période difficile. Son fils cadet tomba malade, comme je l’ai dit, d’une maladie des yeux et sa fille souffrait d’accès de furoncles répétés. Son mari se trouvait encore en Amérique, où la vie était bien plus facile, et le fait que la pensée d’y retourner ne lui vint pas une fois à l’idée et qu’elle resta dans le pays pour mener sa lutte de subsistance atteste d’un grand héroïsme.

Au bout de cinq ans, en 1926, mes parents montèrent à leur tour en Eretz-Israël. Dans nos lettres, nous leur racontions notre vie, sans évoquer les difficultés, pour ne pas leur causer de chagrin. Je me souviens encore leur avoir écrit au sujet de la kvoutsa et de la vie que nous y menions, et je leur racontais entre autres choses que je faisais la lessive pour tous les membres – nous étions alors un groupe de 30 ou 32 membres – et que je cuisais le pain, et ma mère fut choquée de lire cela, elle eut véritablement un choc. (Ici je dois mentionner un autre incident lié à la préparation du pain. Lorsque je me rendis à Moscou, en tant que diplomate, après la proclamation de l’État, ma fille qui était membre d’un kibboutz se joignit à moi. Et un jour, lors d’une réception, alors que les femmes russes m’interrogeaient sur son activité au kibboutz et que je leur dis qu’elle cuisait le pain, elles furent stupéfaites – elles pensaient qu’en tant que fille de diplomate, elle était certainement la directrice du kolkhoze…)

Korngold, mon beau-frère, était bien entendu informé de toutes les difficultés, mais il savait aussi que ma sœur ne bougerait pas de là – aussi il vint lui aussi nous rejoindre. Quand mes parents arrivèrent, nous n’étions déjà plus à Merhavia, que j’avais été contrainte de quitter pour des raisons familiales, à ma grande tristesse. Nous habitions à Tel-Aviv ou à Jérusalem et ma sœur et sa famille se trouvaient à Tel-Aviv. Mes parents préparèrent leur installation au pays. Alors qu’ils se trouvaient encore à Milwaukee, ils firent l’acquisition de parcelles de terrain. On vendait alors en Amérique des terrains en Eretz- Israël, pour le compte de l’association “Communauté de Sion” et mon père acheta 12 dunam7 à Herzéliya, qui n’était alors qu’un amas de dunes, et un autre terrain à Afula. “Juste en face de l’opéra d’Afula”. Nous qui connaissions le village d’Afula, fîmes un effort conjoint pour convaincre mon père de renoncer à l’opéra et de bâtir sa maison à Herzéliya. Une des trois ou quatre premières maisons de la zone C du village d’Herzéliya était la maison de mon père, qu’il construisit presqu’entièrement de ses mains. Du fait qu’il y possédait un terrain d’une dizaine de dunam, il planta aussi un verger. Mon père et ma mère devinrent immédiatement actifs parmi les premiers habitants du lieu. Mon père devint également le chantre de la synagogue, et leur maison se transforma en centre grouillant de vie.

La maison de mon père, traduction et présentation de Pierre Lurçat. Éditions L’éléphant – La Bibliothèque sioniste Paris-Jérusalem Le 11 janvier 2022

Notes de bas de page

1 Les émeutes antijuives de Jaffa, qui firent 150 victimes, parmi lesquelles l’écrivain Yossef Haim Brenner.

2 kvoutsa : village coopératif.

3 Le bataillon juif (Gdoud ha-Ivri) fut créé pendant la Première Guerre mondiale au sein de l’armée britannique, sur l’instigation de Vladimir Zeev Jabotinsky.

4 Expression calquée du yiddish (Gute Sachen) désignant des sucreries et autres aliments.

5 Le Nouvel An juif.

6 Nom de jeune fille de Golda Meir, qu’elle changea en Meir après sa désignation comme ministre.

7 Le dunam est l’équivalent de 1000 mètres carrés.

La maison de mon père, traduction et présentation de Pierre Lurçat

Pierre Lurçat a notamment traduit en français l’autobiographie de Vladimir Jabotinsky.

http://vudejerusalem.over-blog.com/

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