Un Kaddich pour Mulhouse© Pierre-Pascal Furth
Cette nouvelle a été publiée dans Le Monde Dimanche du 3 mai 1981 supplément au numéro 11277.
Elle a été revue corrigée et modifiée en novembre et décembre 2013 pour le Site du judaïsme d’Alsace et de Lorraine
Mulhouse, c’est la rue du Sauvage : ma rue. Malgré le temps qui m’en sépare, je peux encore la réciter par coeur dans ses moindres palpitations. Le vide brusque de l’entre midi et deux, boutiques fermées, à se demander où sont passés soudain tous ces gens ; la désertion du soir, dès six heures et demie, qui laisse la ville abandonnée; la foule du samedi qui se presse dans ce boyau, mais qui n’achète pas ; celle des veilles de fête qui achète tout, mais jamais rien chez nous ; celle des fins de mois qui écluse le porte-monnaie en quêtant la réduction ; et dans les cloches de Saint-Étienne, les passants du dimanche qui vont à la messe, en gris, en bleu, en austérité pieuse, avec les cierges des premières communions, les myrtes des Rameaux et les paquets de gâteaux.
Si j’aime la ville et ses magasins, c’est parce que j’ai dû aimer cette rue du Sauvage. Petit, je regardais son mouvement avant même de le comprendre : les autos, les vélos, les trams, les bus, les trolleys, je les attendais comme autant de diversions à mon ennui. Les grands magasins, les petits, les gens qui sortent, qui rentrent, je les observais de la fenêtre de “la grande chambre”, et aussi l’automate humain dans la vitrine d’en face, avant Noël, et sur les trottoirs, les grandes marmites de l’Armée du Salut accompagnées du tintement incessant de la clochette et du chant pieux des soldats de Dieu.
Mes saisons, ce n’étaient pas la couleur des arbres, l’herbe qui pique les jambes et les châtaignes qui pètent, c’étaient seulement les lumières et les guirlandes des vitrines de décembre, le blanc de janvier aux piles de draps et de linge, le chocolat des oeufs de Pâques et les lamalas (biscuits en forme d’agneau), c’étaient seulement les orphelins qui vendaient des jonquilles, la vieille qui déposait ses bichalas (maniques) en grelottant devant la vitrine du magasin et à qui ma mère me demandait d’apporter une tasse de café brûlant, les chrysanthèmes et les couronnes de l’avent qui se mettaient à pousser sur les trottoirs. Mes saisons, c’étaient l’horreur de la neige qui fond toujours trop vite et fait de la gadoue, les caleçons longs que je trouvais humiliant de porter, les culottes courtes que je souhaitais voir se changer en pantalons longs et les patins à roulettes le soir, au milieu des cris des vendeurs de feuilles jaunes : ” É-di-tion- spé-ciale -du tour- de France – De-man-dez-les résultats du-tour”. Et j’avais passé mes premiers jours d’été à vendre sur le trottoir, pour la grande braderie, honteux, juste avant de filer en colo.
Cette rue du Sauvage, c’est mon monde, celui des réalités, celui aussi de mes phantasmes d’enfant. C’est là que j’ai vu mes premières “funérailles nationales”, aux fenêtres ouvertes qui nous tenaient lieu de télévision. On enterrait le maire, avec le roulement sourd des tambours en deuil, les voitures noires à cheval, les uniformes, la mort honorable, civilisée, magnifiée. J’en voulais une pareille, pas maintenant, mais plus tard, pour moi ou pour mon père, quelque chose qui nous grandisse, nous qui vivions si penchés. C’est dans cette rue aussi que j’ai subi les carnavals et que j’ai pris en horreur les liesses publiques. Foires, fanfares, rires gras, conversations bruyantes, toutes choses qui m’étaient insupportables déjà, tant elles venaient encore augmenter ma solitude au lieu de la troubler.
Cette rue, c’est la ville entière qui passe et qui repasse inévitablement devant notre maison, écrasée à côté de tous les autres magasins, juste au coeur de la cité, en son plein centre, dans le mille, au numéro 35. Si enfant on peut se croire éternel, je l’étais par la magie de cette adresse. Ce 35 rue du Sauvage, Mulhouse (Haut-Rhin) se confondait avec mon identité la plus intime. Mon père possédait un tampon avec cette adresse, et des cartes de visite où elle était même imprimée. La chose ainsi écrite, gravée, devait défier le temps. J’étais moi-même un immortel, et, depuis mon départ, je n’ai pas encore pu accepter de n’être qu’un humain. Sinon, pourquoi, aujourd’hui encore, tandis que l’inattention laisse sa porte ouverte, chaque fois que j’écris mon adresse au dos d’une enveloppe, c’est un 35 qui se forme. Je ne serais donc jamais totalement parti ?
Pourtant, la maison que j’ai connue, aux poutres coffrées, à l’escalier trop raide qu’on dévalait malgré tout en deux bonds, MA maison, a été éventrée, affublée d’une vitrine bombée de boutique Pop, vidée, nivelée, de telle sorte modifiée qu’il me faut faire chaque fois un effort de mémoire pour retrouver son image originelle dans ce qui m’a l’air d’un pur simulacre. Effacé mon bureau, rayée ma chambre, finis “la grande chambre”, “la petite chambre”, la cuisine, le cagibi et “derrière dans la chambre”. TERMINÉ. Et pourtant, c’est bien encore elle, malgré son nouveau toit de tuiles artificielles, écrasée par ses grandes voisines, trapue et résistante, connotée de ma vie, hantée de l’image de mon père qui s’était identifié à elle.
Quand je la regarde, c’est la minuscule courette sur l’arrière et sa maisonnette d’aisance que je vois. Au printemps, nous y faisions brûler le ‘hometz, le levain interdit durant la semaine de Peïsse’h. À l’automne, nous y construisions la cabane de Souccess, au toit de branchage, aux murs de toile, et nous la décorions de fruits, de légumes, de guirlandes, de dessins. Un garçon et une fille y jouent à la balle : “Bobi, boba, la balle à moi, certificat, de bonnes études… “. Dans un cageot une poule caquette en attendant que le Cho’heth lui coupe le cou. Par l’égout l’eau remonte et inonde la cave, et nous écopons. Le navire est en perdition.
Papa, tu as failli à ton honneur de capitaine. La maison est vide, abandonnée aux caisses et aux cartons sur lesquels tu viens d’esquinter ton coeur malade. J’attends les déménageurs dans cette maison devenue trop grande sans toi, soudain absurde de ton absence. Et moi, venu liquider les séquelles de mon enfance, la poisse collée aux murs, les plafonds qui s’écroulent, et quelques trop rares tout petits bonheurs auxquels je ne peux déjà plus me raccrocher. Toi, parti la veille pour fuir le naufrage. Nous sombrons.
Mon père était allé une dernière fois au cimetière dire adieu à ses morts. Il quittait en même temps : sa maison, son magasin, sa rue, sa ville, son passé et sa place dans le monde. Et il avait pleuré une fois encore sur cette vie suspendue, bricolée entre deux guerres, inutile et ratée, passée dans le commerce au lieu des livres, qu’il sentait s’achever sans avoir pu la transformer. Il avait voulu son exil si douloureux qu’il s’était interdit à jamais de reposer ici, dans le cimetière de la ville, à côté de son père et de sa mère. Et cette place d’après la mort, il l’avait vendue avec le magasin, au même acquéreur. Sans sa maison dans la ville il n’avait plus de raison d’être.
Tant il est vrai qu’à Mulhouse au moins il pouvait croire qu’il existait. Silhouette familière de la cité, il appartenait à son âme balayée par le temps. Il s’était trop longtemps alimenté d’elle pour ne pas venir la hanter jour et nuit dans le silence de ses dernières années. Et si, courbé, il regardait le sol qui allait l’ensevelir, son coeur était autre part, au coeur d’une ville qui l’avait déjà presque effacé. Avant son départ, il avait lui-même tracé un trait rageur sur son passé : à soixante quinze ans, c’était se rayer lui-même. Il ne pouvait alors que s’étioler lentement, jusqu’à devenir diaphane. Rien ne pouvait plus avoir de sens.
Est-ce son visage encadré de barbe blanche que je cherche à éviter, chaque fois que je passe devant la maison, mal à l’aise, bouleversé, n’osant pas la regarder trop longtemps? N’est-ce pas plutôt ce garçon pâlot qui porte un keppele sur la tête et qui me ressemble tant ? J’ai honte de ce fils, connu de tous comme le fils de son père, et qui se débat tant pour avoir un prénom qu’il accolerait à son nom, de ce “fils Furth” qui voudrait être anonyme et ne peut se reconnaître dans le reflet multiple que les autres lui renvoient.
Dans cette ville de deux cent mille habitants à l’esprit plus mesquin que le plus arriéré des clochers, où les événements se font ragots, les regards inquisiteurs, et la vie privée vie publique, chacun se charge de colporter ce que ce fils exemplaire peut faire. Modèle de piété religieuse pour les uns, de piété filiale pour les autres, il se retrouve ligoté par son image comme dans la plus étroite des camisoles. Pas un geste, pas un souffle, pas un pas dans la rue qui ne soit immédiatement rapporté au Q.G. familial par les commères qui viennent souffler un peu, entre deux achats, dans l’arrière-boutique de notre magasin. On l’a vu avec un tel qu’on connaît ou pis avec une telle qu’on ne connaît pas. Il a grandi ou grossi ou maigri, changé ou pas changé du tout, il a été vu là ou là, il a dit bonjour ou pas bonjour et avant son retour, père et mère connaissent déjà tout, ou presque, de ses impossibles échappées.
C’est de là que me vient sans doute ce goût immodéré des villes inconnues, où l’on peut se perdre dans la foule sans risque de croiser un visage familier. C’est de là aussi que vient sans doute mon regard inquiet vers la porte des bistrots qui s’ouvre : qui va rentrer, me regarder, me reconnaître, me saluer ? Laissez-moi être enfin deux, ignorés, enlacés, embrassés. Le monde est trop petit quand on croise Mulhouse à Paris, à New-York, à Montréal, à Tel-Aviv, et qu’on est reconnu… Quand donc cesserai-je d’être de ma ville, de ma rue, et de mon père, ce père si vieux qu’on le disait grand-père, cette rue inhabitée où nous étions si seuls et toujours entourés, cette ville qui sue ma haine, haine de ma ville. J’en porte encore le poids trop lourd, sans pouvoir m’en décharger, dégoût que mon coeur vient déverser au bord de mes lèvres. J’en porte encore la marque comme le sceau du forçat, et son odeur m’imprègne et son image me colle : chewing-gum sparadrap.
Mulhouse. Il reste le visage distinct de ceux qui m’ont montré du doigt. Il reste la main chaude de Tata Lutz me sortant dans le silence des églises pour voir les crèches d’avant la Noël et le goût des lacritsias qu’elle tirait de son cabas. Il reste l’abîme déchiré d’un premier amour, quelques copains d’avant, partis trop tôt à Strasbourg où ils feraient leurs études sans moi, rivé ici, au magasin, avec mes parents : “Reste avec nous”, et le bruit du rideau de fer qu’on descendait le dimanche, et les itinéraires en lassitude du quotidien. Il reste vingt ans à me nuire, vingt ans à fuir et l’impossible distance entre Elle, et moi.
Je n’ai plus besoin de presser le pas aujourd’hui, je n’ai plus ma maison, je n’ai plus mon père. Pourtant je me dépêche, dans ce dimanche après-midi de visites et d’attentes, vers l’hospice où ma mère se ronge lentement. Aujourd’hui qu’elle m’écrit qu’elle ne vivra plus qu’autant que Dieu le veut, aujourd’hui qu’elle rumine ses cinq années de veuvage qui s’ajoutent seulement à ses vingt années de fiançailles, dans une même attente, elle cherche à rejoindre son homme : “papa”, qui est à la fois mon père, son mari, et son propre père. Et dans sa maladie, son corps aussi l’appelle, encore lui, l’homme de juillet au signe du zodiaque, et c’est encore une fois Mulhouse qui répond.
La ville ainsi l’a reprise. Elle y vient finir son existence en toute connaissance de cause, dans un semblable hasard qui l’y a fait venir, au tout début du siècle, petite, dans les bras de sa mère fuyant les pogroms d’un fin fond de l’Est. Elle a gardé, pieusement, comme des reliques, la couverture qui l’enveloppait au cours de ce voyage à pied de plusieurs mois, et les deux bougeoirs du Chabbes. C’est tout ce qui la relie à Wasilkow. La couverture a traversé les deux guerres sans que je comprenne comment, et les larves de mites la rongent dans sa boîte de carton qui est aussi sa cache. Je ne pourrai pas la sauver, mais les bougeoirs qui appartiennent à l’héritage des femmes, je ferai tout pour qu’ils renaissent. J’ai vu ma mère les allumer chaque vendredi soir et chaque veille de fête. Ma soeur les a relégués sur une étagère sans jamais les utiliser. Il faudra qu’elle puisse les donner à sa propre fille lorsque naîtra sa petite fille, pour poursuivre la transmission et se réconcilier avec sa propre mère. Cela je l’accomplirai, je le leur dois, c’est mon devoir d’homme.
Toi ma mère, un train de nuit te berce dans les bras de ta propre mère, morte si jeune que tu ne t’en es pas remise. Vous allez ensemble en Suisse, près de Bâle, à Dornach. C’est la nuit. Ta mère somnole sans doute quand elle entend soudain : “Dornach, Dornach, aussteigen !”. Elle se réveille en sursaut, se précipite au dehors, avec toi dans ses bras, persuadée d’être arrivée à destination. Mais l’Alsace alors est allemande, et il y a un autre Dornach, près de Mulhouse annexé, qui vous trompe. Et elle ne le sait pas, ta mère, et vous voilà sur un quai de gare d’une fausse ville, jumelle de la vraie à s’y méprendre. Elle est seule, ta mère, complètement, parlant russe et bien sûr yiddich. Personne ne l’attend. Son mari a déserté l’armée des cosaques et il la rejoindra, plus tard, s’il reste en vie. Tu pleures sans doute, toi ma mère l’enfant, et elle te berce, ma grand-mère qui pleure aussi. Et vous êtes maintenant près du poêle, dans le bureau du chef de gare qui ne comprend rien. Il finira par comprendre : vous êtes juives. Il vous amène alors à la Schule toute proche. Vous y resterez un jour, deux jours, trois tout au plus, et puis vous repartirez. Mais rien ni personne ne vous appelle, alors…
Alors, ce Dornach-là en vaut bien un autre, grand-mère. Grand-mère que je n’ai pas connue, mère de ma mère, fatiguée, vous avez abandonné le bâton de l’errance et posé dans un berceau cet enfant qui deviendra ma mère. La ville lentement vous englue dans ses petits commerces de la cité ouvrière : le Stressla. Vous vous y faites, vous vous habituez, vous osez vous installer et vous continuez la vie. Et c’est là alors, près de Dornach, à Mulhouse, que tout pour moi peut commencer. Je ne devrais donc la vie qu’à une simple homonymie.
© Pierre-Pascal Furth
Écrivain peintre et photographe, Pierre-Pascal Furth est né à Mulhouse, au dessus du magasin de ses parents. A l’âge de 22 ans il tourne la page en allant vivre à Paris où il se consacre à la création. La revue Europe dont il est collaborateur jusqu’en 1981 publie, en 1975, Le personnage du Juif dans l’œuvre d’Erckmann-Chatrian. En même temps Pierre-Pascal Furth travaille sur le plan pictural. Ses sujets sont presque exclusivement des magasins : de Paris, Montréal, New York et Beijing. Il expose dans diverses galeries de Paris, Genève, et New York jusqu’en 1987. En 1987, Pierre-Pascal Furth est l’un des premiers à s’intéresser à Tel-Aviv sur un plan iconique. La ville est alors dénigrée ou ignorée car on est loin de l’engouement qu’elle va connaître par la suite. Fidèle à sa démarche, il en représente pourtant les magasins des quartiers en perdition. Ses tableaux sur Tel-Aviv, en train d’être peinte, rencontrent de nombreuses résistances qui l’amènent à quitter le marché de l’art. Pierre-Pascal Furth se consacre cependant, pendant vingt-cinq ans, à Tel-Aviv My Love, premier volet d’un “triptyque hypothétique” intitulé : Un homme aime deux femmes dont l’une est une ville dont le site telavivmylove.com est le témoin inachevé. Dans une intervention au MAHJ (Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme), à Paris, en 2009, il donne quelques clefs de cette “histoire en 3 T”. Pierre-Pascal Furth travaille actuellement sur le second volet de son triptyque : Un homme aime deux femmes dont l’une est une ville. |
© A . S . I . J . A .
http://judaisme.sdv.fr/histoire/villes/mulhouse/kaddich.htm
Merci à notre auteur et amie Edith Ochs
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