Elle est l’une des dernières voix, l’un des derniers grands témoins de la Shoah: dans “Le Pain perdu”, qui sort en France vendredi, Edith Bruck, écrivaine italienne d’origine hongroise, conte et raconte la déportation puis la libération – qui est aussi un enfermement.
“Les enfants de survivants ne peuvent pas raconter. Nous sommes les derniers et nous sommes peu nombreux”, dit-elle en recevant l’AFP dans son appartement romain à la veille de Noël.
Edith Bruck a publié une trentaine d’ouvrages en six décennies d’écriture, mais “Le pain perdu”, publié aux Editions du sous-sol, lui a valu, à 90 ans, une aussi soudaine que tardive notoriété en Italie. Le livre a remporté le prix Strega Giovani, équivalent du Goncourt des lycéens, le prix Viareggio, et s’est écoulé à quelque 100.000 exemplaires.
Il s’inscrit dans la veine des grands récits autobiographiques de la Shoah et de la déportation, aux côtés de l’oeuvre de son ami Primo Levi, mais aussi d’Imre Kertész, prix Nobel de littérature 2002, Charlotte Delbo ou Jorge Semprun.
Il s’en distingue par sa forme, avec cette première partie écrite comme une fable à la troisième personne (“Il y a très longtemps, il était une fois une petite fille”), puis au “je” de la révélation, la conscience du crime et de l’irréparable meurtrissure (“Je devins soudain adulte”).
“Le monde, alors, n’existe plus. Il est définitivement mort”, explique-t-elle.
Le “Pain perdu” doit son titre à la scène originelle, pour la jeune adolescente, de l’arrestation de sa famille dans leur village de Tiszabercel, près de la frontière ukrainienne: sa mère prépare le pain, ce jour funeste de 1944, quand les gendarmes raflent les juifs.
“Auschwitz fut mon université”
Edith Bruck est née Steinschreiber le 3 mai 1931 dans une famille juive pauvre. Elle a 13 ans lorsqu’elle est emmenée par les gendarmes hongrois avec ses parents et ses cinq frères et sœurs. Ses parents et un frère ne reviendront pas des camps.
Avec une sœur, elle est transférée d’Auschwitz à Bergen-Belsen, libéré par les Alliés en 1945. Edith Bruck raconte sa longue pérégrination, la marche de la mort, le retour impossible dans son village natal, l’exil fracassé en République tchèque et en Israël.
Jusqu’à l’Italie. A Rome, elle rencontre Nelo Risi, poète et cinéaste, frère du réalisateur Dino. Ils ne se quitteront plus jusqu’à la mort de Nelo en 2015.
Elle traduit des poètes hongrois mais n’écrit que dans la langue de Dante, pour mettre ses souvenirs et ses bourreaux à distance. “Si j’écris +Le pain+ en hongrois, je vois maman, son visage, comme si elle était là, maintenant”.
“J’ai beaucoup appris de la souffrance (…) Auschwitz fut mon université. Une telle expérience enseigne tant de choses sur les êtres humains, qu’ils soient victimes ou bourreaux”.
Le mal en “soi”
Dans le long débat entre écrivains et intellectuels sur la genèse de la Shoah, elle défend l’idée du mal en “soi”. “Primo Levi disait que ce sont les circonstances qui créent le mal. Je lui disais que les circonstances ne peuvent faire apparaître que ce qui est déjà en nous”.
En clôture de son récit, elle rédige une saisissante “Lettre à Dieu”, un Dieu en qui elle ne croit pas mais qu’elle interpelle ainsi: “Oh, Toi, Grand Silence, si Tu connaissais mes peurs, de tout, mais pas de Toi. Si j’ai survécu, ça doit avoir un sens, non ?”.
Le pape François, après l’avoir lue, veut la rencontrer. Il lui rend visite en février 2021. Le pontife argentin, un jésuite que bouleversent les vies brisées, a comparé les camps dans lesquels sont parqués les migrants aux “lager”, les camps de concentration nazis.
Edith Bruck publie également un recueil de poésie chez Rivages poche, “Pourquoi aurais-je survécu ?”, à paraître le 19 janvier. Elle y interroge encore le mal, la mémoire, l’exil intérieur de ceux qui sont revenus de la nuit. “Je n’ai plus peur, parce que le pire est passé”, écrit-elle, mais “le tribut on le paie en vivant”.
Les deux ouvrages sont traduits par l’écrivain René de Ceccatty, lequel dit de son œuvre, prosaïque et poétique, qu’elle est une “insatiable remémoration”.
Avec AFP
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