Hubert Bouccara. Lipogrammes !

Un lipogramme n’est pas un énième critère nutritionnel mesurant notre poids de graisses ou notre taux de cholestérol mais une figure de style dans laquelle sont délibérément exclues certaines lettres de l’alphabet. Par exemple : « Les ventes de rennes énervent les fées » est un lipogramme où toutes les voyelles à l’exception du « e » sont exclues. Dans ce cas il s’agit également d’un monovocalisme.

Roi du palindrome (un texte que l’on peut lire dans les deux sens), Georges Perec devint celui du lipogramme.

Il ne se contenta pas d’écrire une maigre phrase où une lettre serait absente, voire un paragraphe ou même un court chapitre, il écrivit un livre en 1968 intitulé : « La disparition » dans lequel le « e » n’apparait jamais. Trois cents pages et cinquante mille mots sans la lettre la plus utilisée en français ! Seul le nom de l’auteur sur la couverture ne respectait pas la contrainte. Non seulement le « e » avait disparu dans la forme de l’écriture mais cette absence constituait également le fond de l’intrigue du roman. Depuis sa parution, on étudie cet ouvrage et l’on a constaté qu’il contient en fait un bien plus grand nombre de contraintes que la seule disparition du « e ».
La « Disparition » n’est pas le premier livre lipogrammatique. En effet, et Perec le savait, en 1939 avait paru un ouvrage d’Ernest Vincent Wright, un écrivain américain, intitulé « Gadsby ». Imprimé à compte d’auteur et le stock initial ayant brûlé, l’ouvrage est d’une grande rareté et vaut une petite fortune. Il n’a jamais été traduit en français.

Si on peut considérer comme une gageure d’écrire un livre où une lettre a été sciemment omise, il faut aussi considérer le travail que doit représenter pour un traducteur la tache de transcrire dans une autre langue un tel roman ! « La disparition » a été traduite en huit langues. En anglais, en allemand, en néerlandais, en suédois et en turc, la contrainte du « e » est respectée. En espagnol et en japonais c’est le « a » qui disparait. En russe, le « o » est absent.

Évidemment, Perec ne pouvait se satisfaire de cet exploit et en 1972, il fit paraitre « Les Revenentes » qui est un monovocalisme en « e », seule voyelle utilisée dans le récit.

Georges Perec, membre de l’Oulipo, considérait que les contraintes d’écriture étaient une source d’inspiration. On a aussi considéré que la disparition de sa famille lors de la Seconde Guerre mondiale avait été un des thèmes centraux de son œuvre. Mais Pérec a peut-être donné lui-même la signification entière de sa pensée et de son travail et qui, d’ailleurs, donne une clé pour comprendre « La vie, mode d’emploi », ouvrage à nul autre pareil. Il le fit, bien entendu, sous forme lipogrammatique : « Je cherche en même temps l’éternel et l’éphémère ».

Gallimard sortit à l’occasion du trentième anniversaire de sa disparition (sic) dans la collection la Pléiade l’œuvre complète de Georges Perec, en deux volumes, ainsi qu’un album qui lui est dédié. Juste récompense à l’un des plus grands auteurs du XXème siècle, trop tôt disparu, auquel on aurait pu quasiment décerner un Prix Nobel de Littérature pour chacun de ses livres.

 © Hubert Bouccara

Spécialiste de Kessel, Hubert Bouccara tient « La Rose de Java« , librairie hors-norme entièrement consacrée à l’œuvre de Gary et Kessel, et décrite par Denis Gombert comme « un lieu atypique, vrai petit coin de paradis parisien pour lecteurs passionnés ».

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