Miriam (1924-2013), l’aînée, a une sœur, Ann. Elles sont filles de Shaya Wattenberg, propriétaire d’une galerie d’art à Lodz, et de Lena, modiste, d’origine américaine, ce qui va sauver la vie de la famille.
J’ai devant moi le journal de Mary Berg, un livre aux pages jaunies intitulé « Le ghetto de Varsovie », sous-titré « Journal de Mary Berg ». Il a été recueilli par Samuel L. Schneiderman, traduit (en français) par L. Baillon de Wailly et publié aux Éditions Albin Michel en 1947.
Ce document écrit par une jeune adolescente a été le premier récit aussi complet publié sur la vie et la mort du ghetto de Varsovie. Lorsque Mary Berg se trouve enfermée dans ce ghetto, elle a à peine quinze ans. Sa famille est riche, ce qui lui permet d’améliorer son quotidien durant quelque temps. De par la citoyenneté de sa mère, Mary Berg fait partie d’un groupe très réduit de Juifs relativement protégés, d’où l’internement à Vittel. Un drapeau américain est placé à l’entrée de l’appartement et Mary Berg en porte un au revers de son manteau, « de véritables talismans contre la férocité des ennemis » ainsi que l’écrit Samuel L. Schneiderman dans sa préface. Lorsqu’elle quitte le ghetto avec sa famille, Mary Berg parvient à emporter ses notes, rédigées en polonais sous une forme abrégée. Il sera réécrit avec l’aide du journaliste américain Samuel L. Schneiderman qui a émigré aux États-Unis en 1940 (après avoir quitté la Pologne avant l’invasion allemande et être passé par Paris) et qui en apprenant que cette jeune fille porte sur elle un document qu’il juge de première importance l’incite à le publier, l’anéantissement des Juifs étant alors aux États-Unis encore trop vaguement connu. Le journal qu’a emporté Mary Berg est constitué de douze cahiers. Il est étrange que les Allemands, si méticuleux, n’aient pas fouillé la famille avant son départ, d’autant plus que douze cahiers représentent un volume difficile à cacher.
Lorsque la famille Wattenberg arrive aux États-Unis, le monde est encore en guerre, l’Allemagne nazie n’est pas encore vaincue et Samuel L. Schneiderman veut que le monde sache autant que possible, à commencer par la communauté juive américaine (pour ne citer qu’elle) qui n’a qu’une idée bien imprécise de l’entreprise nazie. A New York donc, Marie Berg commence à retravailler ses notes avec l’aide de ce journaliste dans le but de publier ce témoignage exceptionnel et le plus vite possible. Il va d’abord être publié par épisodes en yiddish (traduction de Samuel L. Schneiderman) dans le Der Morgen Zshurnal à partir de mai 1944 puis, très vite, de larges extraits sont traduits en allemand et en anglais dans la presse. Miriam Wattenberg prend le nom de Mary Berg afin de protéger les membres de sa famille et les amis restés en Pologne. En février 1945, son journal est accessible dans son intégralité grâce à un éditeur d’origine allemande, Bermann-Fischer Verlag (Gottfried Bermann Fischer). Mary Berg devient très vite une célébrité. Elle est très sollicitée : interviews dans les journaux et à la radio, conférences. Les traductions dans d’autres langues se multiplient. En 1945, le journal est traduit en hébreu et publié à Tel Aviv. L’année suivante il est publié en Italie puis en France en 1947 (l’édition que j’ai devant moi). Au début des années 1950, ce document exceptionnel tombe dans un relatif oubli tandis que le « Journal » d’Anne Frank acquiert une notoriété internationale (jamais démentie). Le document rédigé par Mary Berg va être tiré de l’oubli suite à une réédition en Pologne, en 1983, destinée à célébrer le soulèvement du ghetto de Varsovie. L’auteur refuse d’en toucher les droits d’auteur. Mary Berg se détache progressivement de ce livre et ne veut plus qu’il en soit fait de publicité. Elle refuse toute réédition, en anglais et dans d’autres langues. Ce n’est qu’en 2006 que sortira une nouvelle édition, préparée par Susan Lee Pentlin sous le titre « The Dairy of Mary Berg » sous-titré « Growing up in the Warsaw Ghetto ». En bas de la couverture, on peut lire : 75th Anniversary Edition. Mais à l’occasion de cette édition, l’auteure refuse tout acte public ; elle supporte de moins en moins son rôle de rescapée. Elle a avant tout rédigé ce document comme un appel à agir afin de sauver les Juifs européens de l’extermination et punir les responsables, à commencer par les Allemands ; mais elle est déçue ; elle espérait que son témoignage frapperait plus les consciences ; et, de ce fait, sa célébrité l’irrite et lui devient même insupportable.
L’édition que j’ai devant moi est divisée en dix-huit chapitres. Le journal commence le 10 octobre 1939, jour de l’anniversaire de Mary Berg qui écrit : « C’est aujourd’hui mon anniversaire, et je me sens très vieille, très seule ; pourtant ma famille a fêté de son mieux mes quinze ans ». Il se termine en mars 1944 : le 5 mars elle franchit la frontière portugaise ; à Lisbonne elle embarque sur le MS Gripsholm, un navire suédois ; le 15 mars, elle débarque à New York où, sur les quais, un certain Samuel L. Schneiderman cherche à recueillir des témoignages auprès des nouveaux arrivants.
Chapitre I. Le siège de Varsovie.
Lorsque Mary Berg commence à rédiger son journal, le 10 octobre 1939 donc, les armées allemandes (mais aussi soviétiques) ont pénétré en Pologne depuis plusieurs semaines, le 1er septembre plus précisément. La famille qui était en villégiature dans une ville d’eau de Pologne (Ciechocinek) décide de rejoindre son domicile, à Łódź. Quelques jours après le 10 octobre 1939, cette ville devient l’objectif des bombardiers allemands. La famille fuit Łódź pour Varsovie (Warszawa) comme le font la plupart des Juifs de Łódź. La route est terriblement encombrée de réfugiés. Chaleur torride. Poussière épaisse. Les avions allemands. Villes et villages incendiés et leur lueur dans la nuit. Łowicz, un immense brasier. Les provisions s’épuisent. Arrêt à Sochaczew où la famille trouve quelques provisions et, surtout, de l’eau. Okęcie (faubourg de Varsovie) où l’on s’affaire à des travaux de fortification – le siège de Varsovie est imminent. Ses habitants la fuient en nombre pour la province tandis que des milliers de provinciaux viennent s’y réfugier… La famille commence par se loger chez des cousins, au centre du quartier juif, puis ne cesse de déménager pour cause de bombardements. Le gouvernement et le maréchal Edward Rydz-Śmigły ont quitté la ville mais le combat pour la défense de Varsovie se poursuit : « Juifs et chrétiens s’épaulaient et combattaient pour leur patrie ». Des cadavres dans les rues. On creuse des tombes partout. Dans une cave où la famille trouve refuge, des blessés et, déjà, faute de soins, l’épouvantable odeur de la gangrène. Soudain le silence, plus inquiétant que le fracas des bombes : 28 septembre, Varsovie capitule.
15 octobre, retour à Łódź. Le magasin et l’appartement de la famille ont été pillés. « Mon père se désole de la perte du Poussin et du Delacroix qu’il avait achetés à Paris ». La Gestapo perquisitionne suite à la dénonciation d’un voisin qui « avait plus d’une fois emprunté de l’argent à mon père ». Dès leur arrivée, les Allemands se livrent aux pires violences sur les Juifs. Mary Berg assiste à des scènes atroces, dissimulée derrière les rideaux de l’appartement, comme ce Juif qui résiste à des Allemands qui veulent le pousser dans leur voiture et qui finissent par le ligoter et l’attacher à leur voiture, laissant derrière elle une traînée sanglante. « Presque tous les jours nous recevons la visite de soldats allemands qui, sous divers prétextes, nous dépouillent de nos affaires ». Et dans cette entreprise méthodique de spoliation se glissent des scènes dignes du théâtre de l’absurde comme celle qui montre deux gestapistes ivres qui ordonnent que la famille leur fournisse des objets qu’elle n’a pas. La mère montre alors ses papiers attestant de sa citoyenneté américaine. L’un des ivrognes sort son pistolet et exige qu’elle jure sur la tête de Hitler qu’elle est bien citoyenne américaine. Les Juifs n’ayant pas le droit de prononcer ce nom (sacré), « Hitler », elle lui demande s’ils feraient une exception pour elle… L’ivrogne sourit, rengaine son arme. Avec son collège ils fouillent l’appartement puis prennent congé en claquant des talons, saluant au passage le drapeau américain accroché dans l’antichambre.
Ce journal rend compte d’une entreprise méthodique de spoliation, entreprise annonciatrice de l’annihilation physique. On vole le Juif avant de l’anéantir ; et on volera jusqu’à l’or de ses dents, jusqu’à ses cheveux (voir leur utilisation industrielle). Mais il y a autre chose, de plus insidieux, le rétrécissement de l’espace, son morcellement, ce que les lettres de Gertrud Kolmar, juive berlinoise, à sa sœur montrent d’une manière implacable. Ces lettres constituent elles aussi un document infiniment précieux dont je me suis efforcé de rendre compte sur ce blog même. Et, une fois encore, j’invite ceux qui lisent cet article à lire ces lettres. Elles ont été publiées en français chez Christian Bourgois en 2007.
Exemple de ce morcellement de l’espace, prélude à la création du ghetto de Varsovie (voir Łódź, en date du 15 décembre 1939) : les nazis ont chassé les Juifs de la principale artère de Łódź qui divise la ville en deux parties égales et aucun Juif n’est autorisé à y habiter ni même à la traverser à moins de permis spéciaux fort coûteux. Ce procédé qui s’inscrit dans un processus conduisant à la liquidation sera appliqué partout dans les pays occupés par les nazis, et avec une rigueur particulière à l’Est.
Les nazis réquisitionnent le magasin et l’appartement de la famille, ce qui l’oblige à se reloger chez des cousins. Le ghetto va se faire petit à petit et insidieusement souricière, antichambre des camps de concentration et d’extermination. Le père est en U.R.S.S. où il a obtenu un poste de curateur de musée en Ukraine. Janvier 1940. Le reste de la famille est de retour à Varsovie. Les Juifs doivent porter un brassard qui les désigne comme tels. Des rumeurs commencent à circuler au sujet de la création d’un ghetto. Ceux qui n’ont pas un type accusé n’en portent pas encore mais évitent de se montrer dans la rue car la pègre polonaise a tôt fait de les agresser et les voler. Cette pègre guide à l’occasion les nazis chez les riches juifs où elle prélève sa part. Le 2 mars 1940, Mary Berg apprend qu’un ghetto a été officiellement mis en place à Łódź, avec des transferts d’une extrême brutalité. Le quartier affecté au ghetto est l’un des plus pauvres de la ville et les Allemands y entassent trois cent mille personnes alors qu’il est prévu pour cinquante mille. 5 avril 1940. Temps magnifique. Sortir devient toujours plus dangereux. Des Juives élégantes sont raflées et sommées de quitter leurs sous-vêtements pour nettoyer les parquets et les vitres d’un bâtiment occupé par les nazis. Mary Berg rapporte plusieurs anecdotes dans ce genre, avec ce plaisir à humilier tout juste digne d’un médiocre film pornographique. L’humiliation est l’un des procédés, probablement le plus terrible, utilisés par les nazis pour réduire les Juifs à presque rien avant leur liquidation. L’humiliation prépare la liquidation, l’humiliation est déjà une liquidation. Et l’absence de toute protection légale lui laisse un espace quasi-illimité. Je dis « quasi-illimité » car des Juifs échappent plus ou moins à ce qui est alors devenu le quotidien de la quasi-totalité des Juifs de Pologne. Une Juive américaine qui a été forcée de nettoyer le plancher avec son manteau de fourrure porte plainte à son consulat. La plainte parvient au gouverneur général Hans Franck qui ordonne que des dommages et intérêts soient versés sans tarder à cette femme, soit trois mille marks.
Le père est de retour (voir l’épopée de ce retour) et la famille parvient à se loger un peu plus confortablement. La carte de visite sur la porte d’entrée de l’appartement qui informe de la citoyenneté américaine de la mère est un talisman – Mary Berg emploie ce mot à plusieurs reprises pour désigner le drapeau américain. Ce talisman protège des irruptions des nazis qui viennent se servir chez les Juifs ; par ailleurs, les Juifs détenteurs de passeports étrangers sont dispensés du port du brassard, de tout travail forcé, et ils peuvent circuler plus librement comme on le verra par la suite.
Invasion de la France. Entrée en guerre de l’Italie. Un nouveau décret interdit aux Juifs de quitter ce qui est devenu le Gouvernement général (Generalgouvernement). Il n’y a pas encore de ghetto à Varsovie, pourtant il y a des limites que les Juifs se gardent de franchir afin de ne pas avoir à subir les Allemands et les gangs polonais. Les Juifs ne cessent d’affluer de la province vers la capitale car ils jugent qu’ils y trouveront plus de sécurité et peut-être même un emploi. Et puis, note Mary Berg, il y a ce besoin de se rassembler, de se retrouver entre Juifs à l’heure d’une menace extrême. L’espace se réduit toujours plus et méthodiquement. Un décret fixe à quatre le nombre minimum d’habitants par pièce. Les premières soupes populaires sont organisées. Multiplication des écoles clandestines, y compris dans les caves et les greniers. Des cours sont dispensés dans l’appartement qu’occupe la famille de Mary Berg ; ainsi les étudiants sont-ils relativement protégés par la nationalité de la mère. L’accent est mis sur les langues étrangères, à commencer par l’anglais et l’hébreu. L’envie d’apprendre est extraordinaire et tous sont reçus au baccalauréat (voir ce qu’elle écrit à ce propos en date du 12 juillet 1940).
Les conditions de vie se dégradent et la population juive perfectionne son organisation sociale, avec récolte et répartition de fonds. Novembre 1940. Le bruit court que le quartier juif va bientôt être clos. Certains Juifs pensent qu’ils vont ainsi être un peu plus protégés des Allemands et de la pègre polonaise ; d’autres sont atterrés, à commencer par ceux qui se sont échappés du ghetto de Łódź.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis
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