Les images prouvent la militarisation inédite de la frontière russo-ukrainienne

Article rédigé par

Luc Chagnon – Brice Le Borgne France TélévisionsPublié le 16/12/2021 07:00Mis à jour le 17/12/2021 11:07 Temps de lecture : 7 min.

Image satellite publiée par Maxar Technologies le 5 décembre 2021, montrant ce qui s'apparente à un déploiement militaire russe dans la région de Novoozerne, en Crimée, le 18 octobre 2021. (HANDOUT / SATELLITE IMAGE 2021 MAXAR TECH)
Image satellite publiée par Maxar Technologies le 5 décembre 2021, montrant ce qui s’apparente à un déploiement militaire russe dans la région de Novoozerne, en Crimée, le 18 octobre 2021. (HANDOUT / SATELLITE IMAGE 2021 MAXAR TECH)

Alors que l’est de l’Ukraine connaît un conflit larvé depuis plusieurs années, de l’autre côté de la frontière, l’armée russe renforce ses positions. De nombreuses images disponibles en source ouverte permettent de documenter ces mouvements militaires, qui s’apparentent pour plusieurs analystes à des préparatifs d’invasion.

La voiture file vers Voronej, dans le sud-ouest de la Russie. L’occupant du siège passager a saisi son téléphone et filme ce qu’il voit sur sa droite : la station ferroviaire de Maslovka, à moins de 200 kilomètres de la frontière ukrainienne. Sur les rails et au pied de la voie ferrée s’alignent des dizaines de blindés, véhicules de transports et chars. La vidéo de 30 secondes est publiée sur TikTok et finit par être relayée par plusieurs comptes spécialisés en géopolitique et en défense.

De telles vidéos, on en compte des dizaines depuis l’automne. Nous en avons sélectionné une quinzaine, et avons pu identifier avec précision l’endroit où elles ont été tournées grâce aux indices visibles dans les images, aux commentaires de ceux qui les ont publiées ou aux spécialistes en ligne. L’analyse de ces vidéos et d’images satellites permet de documenter, de l’avis de différents analystes contactés par franceinfo, « un déploiement de forces russes sans précédent » vers la frontière. L’Ukraine et des séparatistes soutenus par la Russie se livraient déjà une guerre larvée depuis 2014 pour le contrôle des régions du Donbass et de Crimée. Mais cette étape représente une nouvelle escalade qui pourrait, selon des responsables américains et ukrainiens, déboucher sur une invasion.

Des convois lourdement armés

L’application TikTok est généralement utilisée pour partager de courtes vidéos humoristiques. Mais depuis fin octobre, les images de chars et de véhicules militaires s’y multiplient, assorties de mots-clés tels que #военнаятехника (« matériel militaire » en russe) et ses variantes. Elles sont souvent repérées par des comptes spécialisés qui les diffusent plus largement. Comme le montre la vidéo ci-dessous, nous avons localisé une quinzaine de convois routiers et ferroviaires, qui semblent se diriger vers la frontière ukrainienne (le sens de déplacement est indiqué par les flèches rouges),et notamment vers les régions contestées du Donbass, à l’est, et de la Crimée, au sud.franceinfo

Ces images amateurs permettent de constater la quantité de matériel transporté. Des bataillons entiers sont acheminés, comme sur cette vidéo diffusée le 6 décembre, où l’on observe de l’artillerie, des camions-citernes, des véhicules de commandement ou de réparation. Certains convois seraient même transportés sur des milliers de kilomètres, comme celui observé le 4 décembre près de Moscou, mais qui, selon un site spécialisé, appartiendrait à une brigade basée près de la Mongolie.

La situation est plus difficile à évaluer en Crimée. Depuis 2014, la péninsule contrôlée par les séparatistes prorusses – et de facto annexée par la Russie – est déjà lourdement militarisée. De plus, « on constate en ce moment beaucoup de mouvements d’unités qui entrent et sortent de Crimée, ce qui rend très difficile l’évaluation de la présence militaire dans la région », note Konrad Muzyka, analyste polonais spécialisé dans les questions de défense, contacté par franceinfo.

Nous y avons tout de même localisé plusieurs vidéos amateurs montrant des déplacements de convois routiers, potentiellement en direction du camp d’entraînement d’Opuk, dans le sud-est de la Crimée, plus actif ces derniers mois. « Cette base en bord de mer pourrait être utilisée pour le chargement de navires de débarquement », estime le blogueur anonyme Coupsure, spécialisé dans l’analyse de conflits à partir de données en source ouverte. La situation s’agite aussi en Russie même, à l’est de la Crimée, comme en témoigne ce train traversant Krasnodar avec, à son bord, de nombreux chars.

Les efforts de la Russie pour dissimuler ces déplacements n’aident pas à dissiper les inquiétudes. Certaines vidéos montrent des trains voyageant de nuit, ce que certains interprètent comme une volonté d’échapper aux regards. D’autres transportent des véhicules dont les numéros d’identification ont été recouverts de peinture. Et plusieurs chercheurs ont signalé avoir été bannis de la plateforme en ligne GdeVagon, qui sert à localiser les trains russes – y compris ceux transportant du matériel militaire.

La Russie justifie ces déplacements par des « provocations » des forces ukrainiennes et européennes qui amasseraient leurs forces près du Donbass. Côté ukrainien, nous avons bien pu identifier trois convois militaires, filmés les 7 et 8 décembre par une caméra de surveillance aux abords de Zaporijia et prenant la direction de l’est. Des avions américains ont aussi opéré des vols de reconnaissance au-dessus de la mer Noire, à proximité des côtes russes. Malgré cela, les vidéos permettant d’étayer les accusations russes sont rares. « Les convois et le nombre d’équipements présents montrent, à mon avis, une certaine préparation du côté ukrainien, mais l’intensité n’est pas comparable à ce que nous voyons du côté russe », explique le blogueur Coupsure. Ces derniers jours, les forces armées de l’Ukraine ont cependant commencé à déployer des systèmes de défense aérienne autour de sites stratégiques, d’après l’analyste Konrad Muzyka.

Des bases militaires russes en pleine activité

En parallèle, plusieurs spécialistes ont déjà constaté le renforcement de certaines bases russes, au moins en matériel. Un document des renseignements américains révélé par le Washington Post début décembre présente trois images satellites récentes attestant de ces mouvements. Elles montrent des camps militaires situés dans des régions proches de la frontière. On y voit l’arrivée de nombreux véhicules et, selon le quotidien, l’installation d’une cinquantaine de bataillons d’infanterie. Des photos satellites de moindre qualité, disponibles en ligne, permettent de constater l’évolution de la base située près de Ielnya (ou Yelnya), en Russie. Comme le montre le gif ci-dessous, entre le 9 septembre et le 1er novembre (dernière image claire disponible), c’est toute une extension qui est créée, abritant des dizaines de véhicules.

D’autres déploiements ont été signalés sur les réseaux sociaux, à l’image du développement récent d’une base proche de Valouïki, à quelques dizaines de kilomètres de la frontière ukrainienne.

Ce n’est pas la première fois que la Russie mobilise ses troupes près de sa frontière avec l’Ukraine. Au printemps 2021, un déploiement similaire avait déjà déclenché la panique en Europe, sans déboucher sur un conflit ouvert. Une grande partie du matériel russe alors déplacé était restée sur place, officiellement pour des exercices militaires prévus à l’automne. Mais son séjour s’est prolongé, comme à Ielnya, et la mobilisation de ces dernières semaines semble encore plus intense. « Jamais la Russie n’a conduit un tel effort d’armement près d’un autre pays en période de paix », affirme Konrad Muzyka.

« La nature des forces déployées n’est pas tout à fait la même non plus, ajoute Christine Dugoin-Clément, chercheuse spécialisée sur l’Ukraine pour le think tank CAPE Europe. Aujourd’hui vous avez davantage de transporteurs de troupes blindés BTR-82, des canons automoteurs Nona-SVK, des véhicules blindés Typhoon… » D’autres éléments inhabituels ont fait leur apparition, comme des creuseurs de tranchées ou un véhicule lance-missiles. D’après Konrad Muzyka, des véhicules de combat d’infanterie très modernes ont été sortis de leur réserve pour créer un nouveau régiment. « C’est un signe très inquiétant, qui confirme des préparatifs pour partir en guerre », estime-t-il. A ses yeux, il ne manque qu’une chose à ces équipements pour être opérationnels : des soldats.

« Le déploiement de matériel n’est pas accompagné d’un déploiement proportionnel de troupes. Mais la Russie dispose aujourd’hui de bien plus de soldats qu’en 2014-2015, et en cas de conflit, le personnel pourrait tout simplement être envoyé vers les bases par avions. »Konrad Muzyka, analyste polonais spécialiste des questions de défense 

à franceinfo

Mais l’issue de ces mouvements est loin d’être certaine. D’un côté, « déployer tous ces appareils, ça coûte très cher. Difficile de croire qu’il n’y a pas de finalité », estime Christine Dugoin-Clément. La possibilité que l’Ukraine intègre l’Otan est présentée comme une ligne rouge par Moscou. Mais cette agitation pourrait n’être qu’une manière de montrer les muscles pour s’affirmer face aux Etats-Unis. D’après Konrad Muzyka, ces efforts « confirment [en tout cas] la volonté de la Russie de garder l’Ukraine dans son orbite ». Reste à savoir jusqu’où elle ira pour remplir cet objectif.

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