Intervention de Stéphane Rozès, Président de la société de conseils CAP et enseignant à Sciences-Po et HEC, ancien directeur général de l’institut de sondage CSA, au colloque « Max Gallo, la fierté d’être français » du 21 novembre 2017.
« Fier d’être français ! » C’est avec gourmandise que Max Gallo avait assumé cette déclaration d’amour qui claque comme un étendard, celui de Bonaparte sur le pont d’Arcole. « Il faut bien que quelqu’un monte sur le ring », s’était-il justifié.
Quand il m’en parla avec malice, juste avant la sortie du livre, sans doute avait-il en tête nos échanges quinze ans auparavant quand l’ancien trotskiste que j’étais, devenu socialiste, dorénavant à la direction du MDC, se revendiquait plus de la République que de la France éternelle et partait de la question sociale plutôt que de la nation…
Entre temps, mon travail professionnel sur les attitudes et comportements des Français et des Européens m’avait progressivement convaincu de la justesse de ses positions. Il l’aura constaté dans mes écrits et nous en avions reparlé peu de temps avant son départ.
Au-delà de son livre, comment résumer la vision qu’avait Max de la France ?
La France est à considérer historiquement comme un bloc, car elle forme une trame dont on peut faire Récit si on est un historien, et dont on peut faire un roman national si on est un politique.
Au commencement, ce qui constitue la France c’est d’abord une idée, une construction qui nous tient ensemble du fait même de notre diversité initiale. Ce que l’on pourrait appeler notre « Imaginaire » a sans cesse besoin de se projeter dans l’espace, le temps, un projet ou une incarnation politique. Dans notre Imaginaire, c’est le politique qui tient ensemble les Français au travers d’une dispute commune, d’où sa centralité dans notre Histoire. Car la France ce n’est pas tant une géographie qu’une histoire, en ce que l’État y a précédé et constitué la nation.
La question sociale et la question nationale sont intriquées. Historiquement, c’est l’égalité des conditions qui était nécessaire pour, de toutes pièces et origines, faire la France avec la monarchie devenue absolue. Puis, lors de la Révolution française, la nation aura été la condition et le carburant de l’égalité réelle.
La condition de l’égalité sociale est l’égalité des conditions.
La question sociale ne peut se déployer qu’au sein de la question nationale. La dispute ne peut s’épanouir que dans le commun. Sinon c’est la balkanisation et le communautarisme que Max redoutait.
Il a beaucoup écrit sur le bonapartisme : Napoléon, de Gaulle, qui prétend subsumer le clivage Gauche/Droite de nature sociale. Il aura dans la dernière période accompagné le début du moment Sarkozy et observé avec étonnement et intérêt l’ascension d’Emmanuel Macron.
En même temps il aura écrit sur Jaurès, la Commune de Paris, la Gauche …
Enfin la fierté d’être Français provenait de la permanence de cette idée de la France comme dépassement. Dépassement individuel et dépassement collectif au travers de son universalisme. Chaque nouvel arrivant doit colorer la France mais dans la même trame.
La fondation du MDC, dont il sera le Président, sera un moment décisif pour Max, celui de son engagement en première ligne pour relever la France au travers de la République. Les 10 000 militants du MDC, réunis autour de Jean-Pierre Chevènement, avec Georges Sarre, Didier Motchane, haute figure intellectuelle et politique, que nous venons également de perdre, aura été un lieu de réflexion, de militantisme et de brassage. Y passeront notamment les jeunes Emmanuel Macron, Florian Philippot et Éric Coquerel.
Au début des années 1990, le MDC était moqué et critiqué par le Paris politico-médiatique. Revendiquant les termes de Nation, République, souveraineté, patrie et citoyenneté, ses militants étaient, au mieux, jugés ringards, souvent traités de nationalistes, voire pis encore.
La fondation et les positions du MDC devaient juste précéder de deux ou trois ans le virage idéologique du pays se mettant à l’abri de la République, de ses valeurs et de son modèle, face à la dérégulation des marchés et à la contingence de l’avenir du fait de la nouvelle donne internationale après la chute du mur de Berlin, la financiarisation du capitalisme et les nouvelles révolutions technologiques. Ainsi, deux Français sur trois soutiendront le mouvement social de 1995 bloquant le pays durant près de deux mois.
Il faudra plusieurs années pour que les appareils politiques, les politologues et les intellectuels traditionnels prennent la mesure du nouveau cours des choses et se réapproprient les mots de la République.
Au sein du MDC, Max était la tête de proue de la ligne du rassemblement patriotique, au nom de la France qui devait dépasser le clivage Gauche/Droite, position qu’il défendit à la tribune après Jean-Pierre Chevènement au Congrès de fondation du MDC. (Je devais juste après lui porter la contradiction au nom de ceux qui croyaient en sa permanence.)
La question aujourd’hui est : pourquoi Max a-t-il assumé avant les autres le Récit national comme historien voire le Roman national comme politique ?
Pourquoi a-t-il vu que l’on devait être « fiers d’être français » … qu’il devait se dévouer pour « monter sur le ring », le dire et l’écrire ?
« On voit le monde extérieur à partir de son monde intérieur » disait le prix Nobel de physique quantique Pauli à Jung. Qu’est-ce qui a construit le monde intérieur de Max Gallo qui l’a fait envisager ainsi son monde extérieur : la France ? Max nous met sur la voie dans un interview donné en 2012 : « Ma vie, c’est une histoire française ».
« Fier d’être français » ; il fallait être fils d’immigré italien, avoir débuté la vie avec un CAP de mécanicien ajusteur en poche, suivre le parcours de la méritocratie républicaine, être romancier et historien et avoir fréquenté le sommet de l’État… pour émotionnellement et intellectuellement ressentir et penser ce qu’est la France dans ses profondeurs, l’assumer et l’aimer.
Élevé à Nice, Max était fils d’immigré italien.
C’est le contact, la friction émotionnelle et intellectuelle quotidienne avec l’Autre qui permet, au travers de ses différences, de mieux se comprendre.
C’est d’autant plus nécessaire en France que notre singularité est justement de ne pas voir notre singularité puisque pour nous assembler, pour adhérer à l’idée de la France nous devons ignorer nos singularités venues de nos origines.
Cela a construit notre universalisme et en même temps notre méconnaissance de nous-mêmes et des Autres, et ce qui est ressenti comme une forme d’arrogance.
Venant d’un pays où la religion tenait ensemble cités et régions italiennes, les Gallo ne pouvaient que ressentir en France au contraire la centralité étatique, notre individualisme travaillé par ce rapport direct à l’État, l’unité de la nation et l’importance cruciale du creuset républicain au travers de sa devise républicaine et de la laïcité.
Max était d’origine ouvrière, pauvre, titulaire d’un CAP de mécanicien ajusteur. Il futmembre du PC et ce sont les études et l’écriture qui le mettront en mouvement, le « sortiront de l’humiliation » pour reprendre son expression. Il sait ce que travailler veut dire. Ne pas être un héritier. Jusqu’à la fin de sa vie, il aura voulu travailler. Il a été au PC au moment où celui-ci mettait en avant, non la figure de l’exclu à défendre, mais au contraire celle de l’ouvrier et de sa fierté. Aristocratie ouvrière et méritocratie républicaine se côtoient dans la vie de Max et dans notre Histoire.
Cela remonte loin. Péguy parlait déjà de la fierté du travail, des métiers et de la chose bien faite. Il disait que pour l’ouvrier français, ce n’est ni le patron ni le client qui devait lui dire la façon de travailler mais l’idée qu’il se faisait – tel le bâtisseur de cathédrale, l’agriculteur et l’artisan – du travail bien fait. Et Jaurès de son côté disait bien que son propos était de faire de l’Humanité tout entière une élite.
Max pouvait mieux que d’autres comprendre que quand il devient ringard d’être ouvrier, quand la gauche politique préfère d’autres figures de substitution et une attitude paternaliste… alors reste aux catégories populaires la fierté d’être Français et le patriotisme. Car au fond le sujet du politique est bien ce qui relie aux autres dans la dignité et l’égalité des conditions au travers d’un dépassement de sa personne, au travers de sa fierté et non de la honte. Cela, Max le savait car il l’avait d’abord vécu dès son enfance.
Max était historien d’un pays politique. Il écrivit plus d’une cinquantaine de livres historiques politiques.
Il a pu saisir nos permanences derrières le choc des événements et personnages.
« Notre héritage n’est précédé d’aucun testament », écrivait René Char dans ses Feuillets d’Hypnos en 1946. Nous héritons de notre inconscient collectif, de notre imaginaire, mais nous devons sans cesse refonder notre contrat politique, en nous projetant, générations après générations, au travers d’une dispute politique commune ayant comme enjeu non le passé mais l’avenir, le progrès. Et c’est quand nous sommes empêchés de le faire par notre environnement, quand les réformes semblent imposées de l’extérieur, notamment par une Europe procédurale, quand nous ne pouvons nous transformer, qu’alors nous entrons en dépression et nous régressons.
L’ancrage français de Max et son odyssée historique érudite lui auront fait toucher du doigt qu’il y a un modèle français au travers des âges.
« Je m’aperçois au fil de mon travail d’historien que je parle de la France comme d’une personne » disait Edmond Michelet. L’historien sait qu’en France, l’histoire qui est notre discipline reine répond à notre interrogation existentielle française sur ce qui nous relie aux autres.
Max était romancier.
Le roman tisse au travers de la fiction une trame qui relie intimement des personnages et leurs époques, l’individuel et le collectif. Le savoir est d’abord émotionnel avant que d’être de raison. Au pays de Descartes, Max pouvait comprendre que le corps et l’esprit sont reliés et que la prétention que l’esprit, le haut, conduisent le corps et le bas est une illusion française.
Max aura fréquenté comme ministre socialiste, fugacement, les sommets de l’État. Il y aura vu la prétention et l’illusion de ses locataires de bien comprendre la nation d’en haut au travers de grilles d’analyse économicistes et technocratiques qui empêchent de penser ensemble les questions culturelles, théologico-politiques et économiques. Max aura ressenti que la mémoire de la France perdure plus au sein de la nation qu’au sommet de l’État.
La France survit aux Français car elle n’est pas la somme de ceux-ci. La France ne se dénombre pas, ne se démembre pas, c’est une idée. Voilà pourquoi la France est une grande nation comme le rappelait le Président de la République.
Pour Max la fierté d’être français venait à la fois de ce que l’Histoire nationale n’est pas un « patchwork de culture » mais « la trame dans laquelle vient s’insérer un fil nouveau qui va enrichir la beauté de l’étoffe ». Et c’est armé de cette fierté que l’on peut affronter les tempêtes à venir. Pour en avoir discuté avec lui, je prolongerai le propos en disant que la France est un idéal qui dépasse les Français pour les assembler, un idéal de projection universel et égalitaire, et que lorsque la France n’est pas à la hauteur de cet idéal les générations suivantes ou les étrangers viennent le lui rappeler.
Dans cette même salle, en avril 1942, les nazis et collaborateurs français mirent en scène à grand spectacle le procès des jeunes résistants des bataillons de la jeunesse et de l’OS MOI dirigée par l’espagnol Conrado Miret mort sous la torture auparavant. La grande majorité des condamnés qui seront fusillés étaient français. Mais parmi eux un Allemand, Karl Schoenharr, voyant la caméra d’un compatriote nazi, tel Gavroche, « tira la langue aux revenants » pour citer Hugo. Bien entendu ce geste de bravoure et de défi sera censuré mais on le retrouvera et il demeure dans le cœur de ceux qui l’auront vu.
L’idéal français dépasse les Français, n’est pas leur propriété et leur perdure. Quand la réalité n’est pas à la hauteur de l’idéal, ce dernier n’est pas abaissé, il demeure. Les colonisés retournèrent contre les Français les idéaux de la France. Voilà pourquoi nous avons raison avec Max d’être fiers d’être français.
Mon dernier souvenir de Max aura été de le voir insister pour me raccompagner d’un pas titubant, se tenant au mur entouré de livres devant et au pied du Panthéon. Il était voûté mais plus haut.
L’Homme se tient droit car se sachant mortel, il a besoin d’être sans cesse porté par un dépassement.
Max l’aura été par celui de l’amour de sa femme Marielle et son fils David, ses amis, ses camarades et compagnons, ses lecteurs et la promesse que recèle la France.
Max avait titré un de ses livres consacré à sa fille Mathilde qui avait décidé adolescente de partir L’oubli est la ruse du diable, inspiré d’une citation de Rigord moine de l’abbaye de Saint Denis : « Ne meurent et ne vont en enfer que ceux dont on ne se souvient plus. L’oubli, c’est la ruse du diable ».
La France ne meurt pas et nous ne t’oublions pas Max.
© Stéphane Rozès
Le cahier imprimé du colloque « Max Gallo, la fierté d’être français », est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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