Pendant ce temps, le procès des attentats du 13 novembre… Témoignage

par Charlotte PiretSophie Parmentier publié le 21 octobre 2021 à 19h30

Charlotte Piret et Sophie Parmentier livrent pour France Inter le verbatim du témoignage d’Aurélie Silvestre, 34 ans, un enfant de trois ans et un bébé dans le ventre, lorsque son compagnon, rencontré 15 ans plus tôt, fut tué au Bataclan.

Aurélie Silvestre, à la barre, lors du procès des attentats du 13 nevembre 2015. © Radio France / Valentin Pasquier

À la barre, Aurélie Silvestre s’exprime avec une voix très douce. Elle est blonde, mince, aux yeux clairs. Elle a perdu son compagnon le 13 novembre 2015. Il était au concert du Bataclan. Enceinte, Aurélie est restée chez eux. Voici, publié in extenso, le long récit qu’elle a transmis à France Inter.

« Je veux commencer par dire que j’ai beaucoup hésité à témoigner ici. 

J’ai hésité parce que j’ai le sentiment d’avoir déjà raconté mon histoire : je l’ai fait juste après les attentats. Je n’ai pas particulièrement besoin ou envie d’y revenir, surtout six ans après. Je ne suis plus tout à fait la même femme qu’il y a six ans et j’ai eu peur du côté anachronique de ma prise de parole aujourd’hui. Pourtant, je suis là, à ce micro aujourd’hui. 

En fait, je me suis dit que j’allais raconter mon histoire une dernière fois. Je vais vous la livrer ici dans ce drôle d’avion où je passe toutes mes journées depuis un mois et demi. Symboliquement, je vais vous la déposer, là. Et peut-être que chemin faisant, cela éclairera aussi la Cour sur ce que l’incursion du terrorisme peut faire sur une vie qui ne sera plus jamais ordinaire. 

Ce sera donc la dernière fois que je vais parler de mon histoire, mais ce sera aussi la première fois que je vais la raconter en détail devant ma famille qui est ici aujourd’hui (et pour certains, venus de loin). Nous avons vécu ensemble ces évènements, mais peu savent vraiment ce qu’il s’est passé pour moi et je crois que c’est bien qu’ils entendent ce que je vais raconter avant d’essayer de refermer ce chapitre. 

Alors voilà. Voilà mon histoire. 

Le 13 novembre 2015, j’ai 34 ans. Je vis dans le 10e arrondissement de Paris avec Matthieu. Nous sommes en couple depuis près de 15 ans. Matthieu et moi, on s’est rencontrés dans un train alors qu’on commençait tout juste notre vingtaine. On s’est plus très longtemps avant de se choisir vraiment. On a eu besoin de s’écrire, on a eu besoin d’écouter beaucoup de musique aussi. Et puis un jour, on s’est lancés. Il a sonné à ma porte, il m’a dit « je suis prêt » et on ne s’est plus quittés. Nous avons grandi ensemble en quelque sorte, nous avons pris le temps de définir l’amour qui pourrait durer une vie et je disais de lui qu’il était ma maison.

Le 13 novembre 2015, Matthieu est prof à la fac en géographie et moi, je travaille avec mon amie Nadia qui est créatrice de bijoux. On a le plaisir de vivre la vie que nous avons dessinée ensemble. Il y a toujours de la musique chez nous et une bouteille de whisky prête à égayer tout ami qui aurait envie de passer à l’improviste. 

Après deux fausses-couches douloureuses, j’ai enfin un bébé qui grandit dans mon ventre, on sait que ce sera une petite fille, c’est l’échographe qui nous l’a annoncé le 6 novembre. On est fous de joie et nous savourons notre chance de nous aimer si fort, d’avoir des projets, des rêves et la vie devant nous pour les réaliser. C’est presque un peu gros, même. Parfois, on se moque des clichés que nous incarnons. 

Le 13 novembre 2015, vous l’aurez compris, Matthieu et moi, on est plutôt heureux et donc la journée s’annonce bien. 

C’est un vendredi comme les autres quoi qu’un plus beau que les autres jours parce que pour tout vous dire, lui et moi, on s’est disputés le 11 novembre (rien de grave, une histoire de programme de la journée) et donc ça fait deux jours qu’on balaie les dernières miettes de notre dispute à force de textos d’amour très tendres. Ce jour-là, je lui écrirai que je l’aime et qu’il est un père extraordinaire. Il me dira qu’il m’aime et qu’il sait que ce n’est pas toujours facile pour moi de porter notre enfant. Qu’il me sait forte et courageuse et que tout ira bien. 

Le 13 novembre 2015, vers 17 heures, il me dit qu’il a fini sa journée plus tôt que prévu, qu’il va pouvoir récupérer Gary à l’école et que je peux donc trainer un peu si je le souhaite. Quand je rentre vers 19 heures, il y a pour moi sur la table du salon le ELLE de la semaine et un Coca zéro. Il me dit qu’il s’occupe de tout et je l’entends faire la tempête avec Gary qui est dans son bain. Ça m’agace d’imaginer qu’il faudra laver toute la salle de bain ensuite, mais ils arrivent à faire éclabousser leur joie jusque dans mes petites contrariétés. On dîne tous les trois et Matthieu commence à ne plus avoir très envie d’aller à ce concert. Il n’est pas un grand fan des Eagles, il n’a pris un billet que parce qu’il sait que Dave Grohl des Foo Fighters est à Paris et qu’il y a peut-être une chance qu’il monte sur scène ce soir-là. C’est un truc d’initié qui m’échappe, mais qu’il fait souvent. 

Je crois que c’est une danse de couple assez classique de demander à l’autre de nous absoudre de toute culpabilité de partir. Alors je me vautre dedans en lui disant qu’il peut bien sortir ce soir. Que je me fais une joie d’aller me coucher tôt. Que la musique est sa respiration et qu’on a bien le temps de profiter de notre petite famille tout le reste du week-end. J’arrive à le convaincre, mais avant de partir il veut coucher Gary. Je l’entends lui dire qu’il l’aime, je l’entends lui dire « à demain »

Je le vois traverser le salon. J’ai le temps de me dire que je le trouve beau.

Il attrape mon écharpe – ma préférée – la met à son cou. Il m’embrasse et me promets de rentrer tôt. Quand la porte de l’ascenseur se referme sur lui, je ne sais pas qu’il y a dans sa poche une photo des chaussures qu’il projette de m’acheter pour Noël. 

J’enlève la clé derrière la porte, je laisse une lumière dans le salon pour quand il rentrera et je pars me coucher. A 21h46 le 13 novembre 2015 il m’envoie un texto pour me dire « Ça, c’est du rock and roll. » Je ne lui réponds pas. Je n’ai rien à dire à ça ! 🙂 

Elle me téléphone pour que je la tranquillise et je lui dis que Matthieu est au Bataclan. 

Sa panique s’arrête. J’imagine qu’elle cède le passage à la mienne. Elle me dit de raccrocher et d’allumer ma télévision. C’est ce que je fais et je comprends tout de suite. Ou plutôt je ne comprends rien mais je sais. Je sais qu’il ne rentrera pas. Que tout ce que j’ai construit jusque-là est en passe d’être pulvérisé en une soirée.

Après ça, mes souvenirs de la soirée ne sont plus très clairs. Je commence ce qu’on appelle la « dissociation émotionnelle » dont il a déjà été question plusieurs fois ici. C’est un mécanisme de résistance à la folie qui permet de se décaler légèrement de la réalité pour mieux la supporter. En gros : je m’assoie à côté de moi et je regarde presque en spectatrice. J’appelle ma sœur qui vit en banlieue parisienne mais qui par chance dine à côté de chez nous ce soir-là. 

Elle ne comprend pas tout mais saisi l’urgence de la situation à ma voix et me rejoint en courant chez moi alors qu’il est déconseillé de sortir dans le quartier à ce moment-là. Elle est avec son mari de l’époque, Yves. Yves se met devant ma télévision pour m’empêcher de voir ce qu’il s’y déroule.

*Ça ne s’arrête jamais. Elles sont gravées dans ma mémoire traumatique de cette nuit-là. Je les entends encore certains soirs quand je n’arrive pas à trouver le sommeil. Je fais tantôt les cent pas dans notre appartement, les deux mains soutenant mon gros ventre, tantôt je m’allonge sur le canapé du salon. Je répète mon discours pour annoncer à Gary que son père est mort. Parce que j’en suis convaincue. Matthieu ne rentrera pas.

Je l’ai entendu, on a tiré au Bataclan et moi j’y suis allée mille fois avec lui : nous nous installons toujours au même endroit, à droite quand on fait face à la scène, juste au niveau des quelques marches au-dessus de la fosse, pas très loin des portes d’entrée dans la salle. Impossible qu’il ne soit pas tombé dès le début de la fusillade. 

Par moment je passe des coups de fil. Je sais que mon amie Edith est au concert avec Audrey, j’ai liké sur Instagram leur photo devant la salle juste avant le début, elles avaient l’air vraiment contentes. Il y a Christophe aussi que j’arrive à joindre tout de suite : il a réussi à s’échapper et il me répond alors qu’il court encore. Il y en a plein d’autres des copains, je m’en rendrai compte en les croisant tous aux Invalides quelques jours plus tard. C’est à ce moment-là que je comprendrai que nous étions vraiment la cible. 

Je me souviens d’avoir hurlé, d’avoir enfin réussi à pleurer et je me souviens d’avoir jeté mon téléphone par-dessus le fauteuil du salon. 

Ma sœur ramasse mon téléphone et demande la confirmation de la nouvelle. Oui, Matthieu est en vie et il n’a aucune égratignure. Il suffit de l’attendre. Nous sommes sonnés mais plus qu’heureux évidemment. J’appelle les parents de Matthieu pour les prévenir. Yves sort la bouteille de whisky, celle qui est là pour les amis qui passent à l’improviste. Ma sœur se prépare à faire la photo la plus importante de nos vies : celle de nos retrouvailles devant l’ascenseur. 

On spécule sur le nombre de commentaires qu’on aura quand elle sera mise sur notre flux de photo familial. Moi je commence à réfléchir à un moyen de trouver des pommes à 5 heures du matin pour lui préparer la tarte aux pommes de sa maman, celle avec de la confiture dessus. Il aura bien besoin de réconfort après une nuit pareille. Les heures passent sans imprimer aucun souvenir dans ma mémoire. Qu’avons-nous fait ? Je ne sais pas. Mais je n’ai pas trouvé de pommes et ma sœur n’a pas sorti son appareil photo. Mon fils se réveille vers 8 heures, il se demande pourquoi son oncle et sa tante sont là. Je lui dirai de ne pas s’inquiéter, que son papa a eu un petit problème au concert mais qu’il va rentrer. 

Ensuite les parents de Matthieu arrivent de Grenoble. Puis les cousins parisiens, puis mes parents de Savoie. Tout le monde a sauté dans le premier train. Il y a un monde fou dans mon salon. Je ne comprends rien. J’appelle compulsivement le numéro vert qui a été mis en place et la ligne est saturée la plupart du temps. J’arrive enfin à joindre quelqu’un qui me dit qu’il faut se fier à ce qu’a dit la voix de la nuit. « Si on vous a dit qu’il était en vie alors il est en vie. On a dû l’emmener au 36 pour prendre sa déposition. Il va rentrer ».

J’entends ce qu’on me dit mais s’il était en vie il m’aurait appelée. Il aurait trouvé un moyen de me joindre. Nous sommes tous les deux des inquiets et nous n’avons jamais passé plus de quelques heures sans nous donner de nouvelles. Je ne parviens plus à y croire et je ne sais pas quoi faire. Je ne suis pas capable de m’occuper de mon fils et je ne suis pas capable de faire des cafés aux gens dans mon salon. Je me mets donc à appeler les hôpitaux. Tous. Méthodiquement. 

« Bonjour, mon compagnon était au Bataclan hier soir. Il s’appelle Matthieu Giroud. Il fait 1m84, est brun, a de grands yeux bleus. Une tache de naissance à l’aine et un grain de beauté dans les cheveux ». Je répète ça peut-être vingt fois. Vingt fois on me demande très gentiment de patienter puis vingt fois on me dira que non, il n’y a personne avec ces critères dans le service. A ce moment-là nous sommes le 14 novembre et la nuit tombe. 

Mon salon est toujours plein mais Matthieu ne passe toujours pas la porte d’entrée. 

On entend parfois l’ascenseur s’ouvrir mais la porte de la maison elle, n’est jamais poussée. Chacun tient. On sait tous que si l’un d’entre nous flanche nous sommes tous foutus, personne n’ose même respirer à côté de notre château de carte.

Je passe un dernier coup de fil au numéro vert aux alentours de 19 heures. Je suis dans le fauteuil au milieu du salon, les gens autour de moi se taisent quand ils comprennent que quelqu’un a répondu à mon appel. Cette fois la voix s’impatiente presque : si on m’a dit qu’il était en vie alors c’est que c’est le cas. Je n’ai qu’à attendre et à aller me reposer, basta. On essaie tous d’y croire. On fait comme si ça nous soulageait et on commande des pizzas. Après ça mon salon se vide lentement et je vais me coucher. Cela fait 36 heures que je n’ai pas fermé l’œil, mon ventre tire, je m’endors tout de suite. 

À ce moment-là mes amis qui cherchent Matthieu depuis la veille – Harold, James et Alice – arrêtent de courir partout. Il n’y a plus aucun lieu à inspecter. Ils ne rentrent pas pour autant chez eux et vont se positionner à Ecole militaire. C’est là qu’on actualise tous les quarts d’heure la liste des morts et celle des blessés. Vers 22 heures le nom de Matthieu apparaît. Du mauvais côté du tableau. James trouve la force de demander à l’officier de police de lui laisser le soin d’appeler la famille. Il appelle mon père, qui appelle ma sœur. Ils attendront d’être réunis pour venir m’annoncer la nouvelle. 

Je lui demande s’il est mort et il n’a plus qu’à dire oui. 

Matthieu est mort. Matthieu est mort. Matthieu est mort… Je pense qu’il va falloir le dire beaucoup pour le comprendre vraiment. En réalité c’est mon corps qui comprend en premier. Je me mets à vomir et à vomir encore. Je n’ai pas le souvenir de cris. Je n’ai pas le souvenir de pleurs. Nous sommes déjà tout entiers dans la sidération. 

Les jours d’après vous les connaissez. Ils ont déjà été décrits ici. Il y a tous les gens à prévenir (mon fils en premier). Il y a l’attente de tout : de savoir où est Matthieu, de la possibilité de le voir cinq minutes à l’IML, l’attente de pouvoir récupérer son corps, d’avoir la permission de l’inhumer. Il y a aussi toutes ces phrases que je prononce avec ces mots qui ne vont pas ensemble et que je marie pourtant. Il y a par exemple : « Papa est mort » ou encore « quand pourrons-nous récupérer le corps de Matthieu ? » Ou encore : « Je prends quelles chaussures pour lui dans le cercueil ? ».

Je me surprends même un jour à dire à une amie : « Je suis soulagée, il a pris une balle dans la tête, c’est formidable, il a dû mourir sur le coup ». Je deviens une automate. Plus personne ne tourne rond autour de moi. Un jour, ma maman se lève avant moi et prépare le petit déjeuner de Gary. Elle lui tend un biberon marron. Elle a confondu le lait et la soupe de la veille. Dans le bêtisier de cette période-là, cette anecdote est en bonne place dans la mémoire de Gary. J’y pense avec beaucoup de tendresse aujourd’hui. Je fais des tonnes de choses impossibles à faire mais je les fais, j’arrive même à lire un texte au funérarium. 

Ma maison est en ruine mais il reste un peu de lumière on dirait. 

Et puis un jour, fin novembre, je passe la porte de chez moi. Je suis avec mon fils et mon gros ventre. On rentre de l’enterrement. Cette fois mon salon est vide. Il n’y a plus personne. Il n’y a plus que nous deux ou nous presque trois en comptant la petite pensionnaire de mes entrailles. Je referme la porte derrière nous. Inutile d’enlever la clé dans la serrure. Inutile de tendre l’oreille quand l’ascenseur s’ouvre dans le couloir : nous n’attendons plus personne. Je ne mets pas de musique, je donne le bain de mon fils, pas de tempête dans la baignoire ce soir. 

Je ferai ça longtemps et je ne sais pas décrire la violence du geste qu’il faut faire pour ranger cette assiette sans montrer à mon fils que je suis effondrée. J’ai souvent eu envie de casser toutes les autres assiettes, de n’en laisser que deux pour ne pas avoir à revivre les conséquences cette erreur-là. 

Je comprends ce soir-là que la vie sans Matthieu commence. 

Ses yaourts préférés se périment dans le frigo. Je dois les jeter. Ses vêtements de la semaine sont dans le panier à linge sale. Je dois les contourner pour continuer à laver nos habits tachés par la vie qui continue pour nous. Sa brosse à dents est toujours dans le verre de la salle de bain. Je n’arrive pas à la jeter parce qu’il n’y plus qu’elle qui peut dire « je suis là, je rentre bientôt ». Il y a aussi ce jour où je dois laver la housse de couette qui aura réchauffé notre dernière nuit. Je détesterai longtemps l’odeur de la lessive sur les draps d’un lit propre. Je fais ça et mille autres choses sans jamais desserrer la main de mon fils, ce grand homme de tout juste trois ans.

Lui est tout de suite entré dans le deuil. Le 14 novembre au soir, quand je le couche pour sa première nuit d’orphelin de père il me fait la liste des choses qu’il ne fera plus avec son papa. « Alors je ne mangerai plus de kiwi avec lui le matin ? Il ne me mettra plus sur ses épaules quand je serai fatiguée de marcher ? Plus de foot le samedi après-midi non plus ? Non Gary, tout ça c’est fini ». Gary est courageux la plupart du temps mais dans les premiers mois il est parfois pris d’une colère épouvantable. Il se met à hurler, à avoir envie de tout casser. Il est très impressionnant pendant ces crises. Il fend le cœur de chaque personne présente à ces moments-là. Pour moi c’est un crève-cœur mais je sais qu’il faut en passer par là 

Alors je le laisse faire un peu, j’accueille sa colère puis j’essaie de l’arrêter. J’attrape mon fils, je le serre fort pour l’immobiliser. Parfois je dois le plaquer au sol et appuyer sur son dos avec mon gros ventre pour qu’il ne blesse personne, à commencer par lui. C’est très impressionnant mais je sais qu’il lui faut cette camisole de sécurité physique pour qu’enfin il laisse sortir son chagrin. La fin est toujours la même : il s’effondre en larmes dans mes bras et moi je cache les miennes dans le creux de son cou. 

Dès le 14 novembre, il devient le berger du troupeau de mes peines. 

Avec sa liste des choses qu’il ne fera plus avec son père il me met sur le chemin de l’acceptation. Avec sa colère, puis sa tristesse il me demande et m’autorise à exprimer mes émotions. Et lorsqu’il rit (un enfant n’arrête jamais de vivre) il « ventouse » toute la joie qui reste en moi. 

Et pendant ce temps-là, tout occupés que nous sommes à organiser notre résistance, mon ventre continue de s’arrondir. La mort semble partout mais moi je porte la vie, elle pousse même les parois de mon corps. Cette petite fille est un miracle et je lui dois sans doute même d’être encore vivante : si je n’avais pas été enceinte j’aurais très probablement accompagné Matthieu à ce concert. J’essaie de balayer ce genre de pensées parasites qui ne servent à rien mais celle-là est la seule positive alors je la laisse s’accrocher un peu. 

Le 16 mars 2016, quatre mois après les attentats de Paris (quelques poignées de jours seulement avant les attentats de Belgique) je pars accoucher de Thelma et la nuit de mon accouchement est aussi belle que la nuit du 13 novembre a été horrible. Cette nuit-là, la joie revient. Avec Thelma naît la conviction profonde que nous allons vivre et vivre bien. La folie nous a peut-être frôlés mais elle a passé son chemin. Je prends ma fille dans les bras, elle est toute chaude, elle est si belle. Cette nuit-là monte en moi la certitude qu’on ira bien tous les trois. Que ce sera le boulot de ma vie, que je vais y mettre toute mon énergie mais qu’on sera heureux. Je sais que je dois au moins ça à Matthieu et j’ai dans un coin de ma tête que c’est aussi la plus belle des vengeances. Nous, ils ne nous tueront pas.

C’est ici que je vais lutter contre l’envie de vous dire qu’on a eu de la chance. 

Parce qu’on le dit tous à ce micro mais qu’en réalité personne ici n’en n’a eu je crois. C’est même probablement ce qui nous relie tous vraiment : le 13 novembre, tous autant que nous sommes dans cette pièce, nous avons tous manqué de chance. Ceci étant dit, ce que je crois savoir c’est qu’il valait mieux passer le 13 novembre là où nous étions, mes enfants et moi. Dans la chaleur d’un cocon avant explosion certes, mais dans la chaleur d’un cocon quand même.

Je n’étais pas au Bataclan. Je n’ai pas vu, je n’ai pas entendu, je n’ai pas senti. Je n’ai pas marché sur des corps, je ne me suis pas cachée sur le toit ou dans la cave, je n’ai pas cassé le plafond des toilettes, je n’ai pas rampé dans une mer de sang. Je n’ai passé deux heures dans le ventre du monstre. Je ne traine pas derrière moi le boulet trop lourd de ce traumatisme-là. 

Je ne traîne que ma peine depuis six ans et avec elle, celle de mes deux enfants qui grandissent sans père. Alors je ne ressens pas ce qu’on appelle la culpabilité du survivant. Pas du tout. Moi ce qui me porte depuis le premier jour c’est ce que je pourrais nommer la responsabilité du survivant. Je suis celle qui reste et je dois vivre pour deux. Il n’empêche, j’ai vécu et traversé quelque chose d’extraordinaire qui fait de moi quelqu’un d’un peu différent depuis six ans. 

Le 13 novembre 2015, en quelques heures, je suis devenue veuve et victime de terrorisme, les deux.

Dans un premier temps j’ai décidé de ne prêter attention qu’à la perte de Matthieu sans m’intéresser aux circonstances de sa disparition. Je ne pouvais pas tout faire à la fois. Matthieu est mort, gérer l’information qu’il ait été assassiné devrait attendre. Je me suis un peu recroquevillée sur mon chagrin mais je suis toujours restée debout pour mes enfants. Bizarrement, j’ai toujours eu l’impression d’aller assez bien.

Ça n’a pas toujours été le cas évidemment mais il valait mieux que je ne m’en rende pas compte. J’ai traversé plusieurs phases et c’est toujours une fois qu’une phase se terminait, quand je me retournais pour constater le chemin effectué, que je prenais conscience de l’intensité de ce que je venais de vivre. La semaine dernière, ma sœur me rappelait tout de même la quantité d’énergie et de courage que j’avais dû mobiliser pendant cette longue période. Je crois l’avoir occulté ou déjà oublié. Elle me rappelait notamment la journée du 24 décembre 2015 et ce premier Noël sans Matthieu. C’est un souvenir qui, comme bien d’autres, est totalement sortie de ma mémoire. 

Vers 16 heures ce jour-là je me suis effondrée, j’ai annoncé que je ne quitterai pas mon lit jusqu’à nouvel ordre. Puis, vers 18 heures, elle raconte que je me suis levée comme on redresse une statue avant de l’installer sur une place. D’un seul mouvement et avec toute la force que cela demande, j’acceptais l’idée de célébrer Noël. Je suis devenue une athlète du deuil. J’ai pris un jour après l’autre et la vie a continué comme ça. Je savais qu’il fallait seulement que ma voiture ne cale pas sinon elle ne redémarrait plus. Je me suis souvent sentie très seule. Et seuls, nous l’avons tous été. 

Le Matthieu amoureux que j’ai pleuré n’appartient qu’à moi. Je ne peux pas imaginer la peine que ressentent ses parents, perdre un fils… Je ne sais pas non plus quel immense vide laisse un frère mort bien trop jeune. J’ignore tout enfin de ce que grandir sans père implique tout au long d’une vie. Nous sommes restés soudés, toujours, mais nos peines, elles, se sont approchées sans jamais pouvoir se toucher. 

Je dois aussi dire que j’ai longtemps été un peu à côté socialement. Les problèmes des autres m’ont pendant très longtemps parus tout à fait insignifiants (c’est à nouveau le cas depuis le début du procès, c’est assez handicapant). Avec le 13 novembre je suis également devenue celle à qui c’est arrivé. Je suis devenue celle qu’on observe dans la rue quand elle se promène avec ses enfants. Je suis devenue celle qui ne devrait pas mettre de rouge à lèvres, ou qui a l’air fatiguée quand elle n’en met pas : « Ne te laisse pas aller ». Je suis devenue celle qui rend mal à l’aise quand les larmes coulent et celle qui est gonflée de danser autant à certaines soirées. Je vous le dis ici : le costume de veuve n’est pas très confortable ! 

Et puis un jour, sur ce drôle de chemin, j’ai rencontré un autre homme que Matthieu.

La vie « comme elle va » est à nouveau entrée dans mon salon. Avec lui j’ai pris conscience de l’étendue des dégâts et mis toute mon énergie cette fois à sortir de ma phase de repli avec l’envie très forte de recommencer à vivre à peu près comme les autres. Aujourd’hui je crois que je peux vous le dire, dans les circonstances qui sont les miennes, je vais bien. Je peux aussi vous dire que mes enfants vont bien. 

Je ne suis pas une maman toujours rigolote et je le regrette : je suis souvent fatiguée d’être le guichet unique de mes enfants (je suis celle qui raconte les histoires le soir, qui se lève tous les matins, parfois la nuit, je suis celle qui soigne, qui dispute, qui réconforte, qui lance la balle, qui cuisine…) mais ils savent que je suis là. Solide. 

Ensemble nous parlons beaucoup de notre histoire, de cette soirée du 13 novembre et de la vie d’après. 

Gary est triste de ne pas se souvenir de grand-chose mais sait sa chance d’avoir bénéficié de trois années d’amour d’un père extraordinaire. Thelma se demande parfois ce que c’est qu’être triste quand on parle de ça et aimerait pouvoir pleurer comme nous pleurons Gary et moi. Elle pense qu’après la mort on se retrouve tous, alors elle patiente. Parfois je l’entends murmurer « papa » dans sa chambre. Elle n’a jamais pu le dire au sien alors elle se le met en bouche pour voir ce que ça fait j’imagine. 

Quand je sors le soir, il arrive qu’ils soient angoissés tous les deux. Un jour Thelma m’a dit qu’elle avait peur que je « tombe morte ». Alors on parle et on parle encore. Je leur dis que ce qui est arrivé à leur papa est exceptionnel. Que ce n’était jamais vraiment arrivé avant, qu’il n’y pas de raison que ça arrive à nouveau. Qu’ils ne doivent pas s’inquiéter. Qu’on est en sécurité. En essayant de les convaincre je parviens parfois à être convaincue moi-même, mais pas toujours. Depuis le début du procès nous avons abordé une nouvelle phase. Pour moi ce sera la dernière je crois. Celle qui métabolisera mon drame dans l’histoire globale de ma vie. 

Je l’ai déjà dit, cela fait six ans que je tourne autour de ma peine et maintenant que je vais bien, je suis prête à m’attaquer à mon traumatisme. Matthieu n’est pas que mort, Matthieu a été assassiné lors d’une tuerie de masse. C’est pour ça que j’ai décidé de venir au procès. Pour comprendre et si possible faire le tour de cette immensité-là. Le premier jour je n’étais pas sûre d’entrer au Palais. J’avais décidé de seulement m’approcher de ce bâtiment qui m’impressionnait beaucoup et dans lequel je n’étais jamais entrée encore. J’avais peur de la cohue, des journalistes, j’avais peur d’avoir peur. 

En m’approchant j’ai constaté que tout était calme alors j’ai sorti mon badge. Les policiers dehors puis à l’intérieur m’ont très gentiment guidée jusqu’ici. En m’approchant je me suis dit que cette salle d’audience ressemblait à la Gaité lyrique, cela m’a perturbée une seconde mais juste une seconde parce qu’immédiatement après j’ai été touchée d’imaginer qu’on avait mis tous ces moyens pour nous recevoir, nous les parties civiles. Je suis entrée. La salle était pleine. Je me suis assise au fond et j’ai regardé toutes ces nuques où sont accrochés des badges au cordon rouge ou vert. Tous ces corps que je ne connais pas mais qui se sont tous approchés de la même douleur que moi.

Je suis restée étourdie d’imaginer quel drame était le leur. Etaient-ils sur une terrasse ? Au Bataclan ? Ont-ils perdu une sœur, un frère, un père ? Ont-ils senti la douleur d’une balle qui perfore ? Ont-ils grillé leurs rétines en posant leur regard sur des scènes insoutenables ? Je touchais du doigt pour la première fois la dimension collective de mon histoire. Avant le 8 septembre je ne savais rien de ce qu’il s’était passé concrètement la nuit du 13. Quand les accusés se sont levés pour se présenter, j’ai découvert leurs visages pour la première fois. 

Alors je l’avoue, le premier jour j’ai eu peur et je suis rentrée chez moi avec une fatigue que je n’avais encore jamais ressentie de toute ma vie. 

Mais je suis revenue le lendemain, et le jour d’après aussi. Quasiment tous les jours en fait. Et petit à petit j’ai compris. Je viens ici pour entendre ce qu’il se dit – et c’est souvent très dur – mais je repars plus souvent encore galvanisée par ce qu’il s’y passe. Il y a dans cette salle des mains qui se touchent, des familles qui s’étreignent, des amis qui se réconfortent. On décrit l’horreur et au milieu – souvent involontairement – se glisse l’amour, la grande amitié, les verres partagés sur une terrasse, le bonheur d’écouter du son ensemble. 

C’est assez fou mais je crois qu’il y a ici tout ce qui faisait de nous une cible : l’ouverture à l’autre, la capacité d’aimer, de réfléchir, de partager et c’est incroyable de constater qu’au milieu de tout ce qui s’est cassé pour nous ce soir-là, ça – ce truc là – est resté intact je crois. Alors je continue à venir ici. Et chaque jour je remplis un peu d’avantage mes cuves d’humanité. J’entends des histoires de héros de coin des rues et je les rapporte à mes enfants le soir. Je leur raconte ce frère qui a sauvé sa sœur en la plaquant au sol. Je leur dis cet homme qui a décidé de rester avec mon amie Edith quand son corps lui empêchait de se sauver et moi je ne suis pas prête de me remettre de l’histoire de ce policier qui s’est couché sur le terroriste pour que les otages puissent passer après l’assaut. 

Je dis aussi à mes enfants qu’un soir, quand il se faisait tard, des parties civiles ont fait passer de la nourriture aux accusés. Et même, que les avocats se sont cotisés pour payer une bonne défense aux « méchants ». Je peux expliquer à mes enfants qu’il n’y a que ce qui est équitable qui est juste. L’autre jour une de mes amies m’a dit que cette salle était le pays dans lequel on voulait vivre. Je crois qu’elle a raison. Je vous remercie d’avoir pris le temps de m’écouter. » 

https://www.franceinter.fr/justice/proces-du-13-novembre-in-extenso-le-temoignage-poignant-d-aurelie-dont-le-compagnon-est-mort-au-bataclan?fbclid=IwAR0_I-PuHiY-4_zjTqviD1KVLiiFgZpC8IozQbBPDY20d1wCdimInZSuet0

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