Avant l’indépendance de la Tunisie en 1956, il y avait huit synagogues à Gabès. Celle dont je me souviens le plus était La Grande Synagogue, en plein quartier juif, non loin de la Grande Mosquée. Nous l’appelions simplement Dar Esla ou la Maison de La Prière. Nous avions des contacts quotidiens avec les habitants juifs, car ils vivaient pratiquement parmi les musulmans, et ils étaient actifs au souk, surtout celui des joailliers qui se trouvait dans notre quartier. Ma grand-mère Haja Hlima nous répétait souvent, sous forme de proverbe, ce qui pour elle représentait le modèle même de l’art du « vivre ensemble » et son idéal du bien vivre : « habiter parmi les musulmans (pour la compagnie), dormir chez les chrétiens (pour la propreté), et manger chez les juifs (pour la bonne bouffe) ».
Et Haja disait vrai, car les bonnes adresses culinaires s’appelaient, à l’époque, Bacha et son fameux foie grillé au cumin, Oueld Azria, le roi du “brik à l’oeuf”, sans oublier le tenancier et cuisinier du Bar Le Soleil, Bokhobza, connu pour son très populaire plat de Chmenka (un ragoût de tripes et abats d’agneau préparé avec pommes de terre et pois-chiche, et savamment parfumé au cumin, à l’ail, au concentré de tomate et à la harissa) qui allait, disait-on , très bien avec le Koudiat, vin rouge bon marché et très riche en alcool. Et qui n’avait pas aussi goûté à la fameuse “Hrissat el-louz,” un délicieux gâteau de semoule aux amandes (qui n’a rien à voir avec la harissa piquante) qu’on mangeait en parts carrées et que vendait, de quartier en quartier, un marchand ambulant du nom de Eliahou? Enfants, à chaque fois qu’on entendait Eliahou crier à tue-tête de sa voix nasale “Hris…sat… el…lou-zz,” on s’empressait d’ajouter presque mécaniquement, pour la rime mais aussi pour plaisanter, “Takel Qa…aba, takh…ra … zo….uz”! [manges-en une et il en sortira deux]. Notre humour, il faut l’avouer, était plutôt terre à terre, même souvent scatologique, le genre le plus courant et peut-être le plus caractéristique des habitants des oasis.
Une autre spécialité juive était la distillation artisanale de la Bokha, une eau-de-vie de figues anisée. Les rares fois où mon père avait une grosse grippe, car il ne tombait presque jamais malade, il m’envoyait chercher un remède, non chez le Sbiseri (pharmacien), synonyme dans l’imaginaire gabésien de prix stratosphériques, mais chez Ouzifa qui habitait une ruelle avoisinant Dar Esla. Je rentrais de chez Ouzifa, le plus discrètement possible, rasant les murs, serrant contre moi un petit quart de Bokha, car cet alcool de fabrication locale était illégal et sa consommation, pour les musulmans, strictement haram. Ce remède, aux dires de mon père, était plus efficace que tout autre médicament. Et c’était vrai, car le lendemain mon père repartait au travail complètement rétabli.
Gabès était alors divisée en quatre districts: Jara, où nous vivions; Menzel, le quartier rival et le plus populeux; Jara Sghira, plus connue sous le nom de El Bled, une petite communauté de fellahs, ou paysans, qui vivait dans l’oasis; et Bab Bhar, le quartier européen. Chacun de ces quartiers avait sa petite communauté juive qui vivait dans des haras, parfois rien de plus qu’une ruelle étroite avec quelques familles, comme ce fut le cas de El Bled. La plupart de la communauté juive vivait autour de Dar Esla, à mi-chemin entre Jara et Bab Bhar.
Les Juifs gabésiens formaient une communauté soudée qui vivait, comme la majorité de la population autochtone, dans une relative misère. La plupart portaient des vêtements traditionnels, mangeaient la même nourriture que nous mais toujours avec une petite saveur distincte grâce à une concoction spéciale d’épices dont il étaient seuls à détenir le secret, et parlaient un arabe gabésien légèrement accentué où le S est prononcé Che.
Je me souviens d’une communauté laborieuse et dynamique, ne rechignant devant aucune besogne, modèle de débrouillardise et d’esprit d’entreprise. Ils étaient principalement tailleurs, bijoutiers et épiciers. Les femmes étaient couturières et pâtissières. La majorité des artisans, gargotiers et les deux ou trois bourreliers de la ville étaient également juifs. Aussi, de mémoire d’enfant, il n’y a jamais eu de grand mariage à Gabès sans cuisiniers (le plus souvent des femmes) et musiciens juifs.
A la fin de chaque été, mon père faisait appel à un vieux matelassier juif, du nom de Mammès, originaire d’El Bled, qui venait chez nous pour la «réfection » annuelle de nos matelas. A l’époque où tout était confectionné (ou plutôt dans ce cas recyclé) sur place et sur mesure, le garnissage des matelas se faisait avec du crin, qu’on prononçait crino en dialectal, moins cher que la laine. L’opération consistait à découdre la housse et vider le contenu qu’on étalait au soleil et à l’air sec pendant 24 heures, tâche qu’ accomplissait, pour des raisons d’économie, ma mère. Le lendemain, Mammès arrivait tôt le matin et entamait le dépoussiérage et le cardage du “crino” qu’il laissait ensuite sécher jusqu’au surlendemain. jour où commençait alors l’opération tant attendue de rembourrage des housses que ma mère avait déjà lavées soigneusement. On s’asseyait tous autour de lui, admirant sa dextérité et sa manière de comprimer et répartir l’ énorme masse de “crino”, et surtout son doigté dans le capitonnage et le façonnage des bourrelets et des coins. Il faisait tout cela au toucher, car Mammès était presque aveugle. On s’impatientait de le voir terminer son ouvrage, car on avait hâte de se coucher enfin sur des matelas refaits à neuf et confortables, après avoir dormi pendant deux nuits sur des nattes rêches.
Pour ma part, j’associerai toujours cette visite annuelle de Mammès avec une pâtisserie traditionnelle dont je raffolais enfant, la Ghraiba Dro. Pendant les deux jours, et comme pour célébrer le rituel du re-bourrage de nos matelas, mon père commandait à Eliahou un petit plateau de Ghraiba, sorte de sablés fondants à base de farine de sorgho saupoudrés de cannelle. Cette pâtisserie était faite maison par la femme de Eliahou au nom tout aussi délicieux de Houita [petit poisson). Pendant ces deux jours, on se bourrait, pour ainsi dire, de “Ghraiba.”
Dans mes souvenirs d’enfant, la cohabitation entre Gabésiens musulmans et juifs était plutôt paisible, voire amicale. Lorsqu’on ne trouvait personne dans le quartier pour égorger un coq ou une poule, ma mère m’envoyait chez le Rebbi qui, moyennant une petite pièce, s’en chargeait, car la viande cacher était considérée Halal.
Comme dans les autres communautés, il y avait de tout parmi cette population juive de Gabès: quelques fortunés, dont le réputé richissime Khraïf qui habitait la plus belle demeure d’El Menzel, des « évolués », des pauvres, des escrocs, des arrafas ou clairvoyants, dont la célèbre Stoura, femme arrafa et aveugle, un super obèse dénommé Milo qu’on taquinait impitoyablement, et même quelques simples d’esprit. Qui, à Gabès, n’a pas connu Gagou, personnage haut en couleur qu’on voyait traîner de quartier en quartier, remarquable par sa barbe biblique et yeux espiègles, vêtu de sa sempiternelle blouza sale et séroual bouffant, et coiffé de sa chéchia décolorée ? On le disait « léger d’esprit » à cause de son bégaiement, mais l’était-il vraiment ? Il était connu pour sa bonhomie et surtout pour son sens de la répartie et son humour scatologique, bien gabésien. Lorsqu’on le traitait de Kelb, de chien, une grossière insulte, il demandait apparemment naïvement à son agresseur pourquoi est-ce qu’on disait alors un « Kelb Arbi » (un chien arabe= sauvage) et un « Kelb Souri » (un chien francais= civilisé »), mais jamais un« Kelb yehoudi » ? Il laissait son interlocuteur pantois et continuait son bonhomme de chemin, le sourire aux lèvres et l’œil espiègle. Je l’ai entendu une fois raconter une anecdote sur un juif qui était en train de faire ses besoins lorsqu’un scorpion avait surgi devant lui. Pour l’éloigner, il aurait trempé son pouce dans ses excréments et l’a pointé vers le scorpion en guise de menace. Mais la piqûre du scorpion qui s’en était suivie était tellement atroce, qu’il aurait machinalement… et à ce moment précis, Gagou s’arrêtait de parler, et se mettait à sucer son pouce avec une délectation exagérée. Immanquablement, ce geste déchaînait l’hilarité générale. Tout le monde connaissait bien l’anecdote, maintes fois répétées dans nos milieux , mais toujours avec de légères variations : il s’agissait parfois d’un bédouin, ou d’un Jbali (montagnard), et encore un habitant du Djerid, etc., selon les circonstances et l’origine ethnique ou géographique des auditeurs. Que Gagou ait choisi un juif montrait bien qu’il avait le sens de l’autodérision, et qu’il était loin d’être un « idiot».
Mon père avait une relation cordiale avec M. Sroussi, un marchand de tissus également juif qui possédait une petite échoppe au souk et qui employait trois «couturiers», qu’on appelait Makenjia : deux de confession juive et l’ autre musulman, spécialisés dans les vêtements locaux. Ces Makenjia travaillaient tous les jours de la semaine, sauf celui du sabbat. Je les vois encore, courbés sur leurs machines à coudre Singer, ne s’arrêtant que pour rembobiner ou renfiler leur canette; le Singer électrique était encore une nouveauté à l’époque. Deux ou trois fois par an, nous nous rendions chez Monsieur Sroussi pour nous faire confectionner des vêtements, surtout à la rentrée scolaire, la fête de l’Aïd et à l’approche de l’été. Mon père n’achetait que les tissus les plus solides, mais pour nous, les enfants, le mot « solide » signifiait… le moins cher. Après avoir pris nos mesures, M. Sroussi confiait le tissu choisi et taillé chaque fois au même tailleur, un juif assez âgé et réputé pour son habileté, lui demandant de confectionner pour nous des vêtements cousus exactement « sur mesure ». C’était un rituel quasi saisonnier qui a duré pendant tout ma scolarité primaire.
Plus tard, quand j’ai commencé à fréquenter l’école, j’ai découvert que la plupart de mes maîtres de français étaient israélites et que les deux médecins natifs de la ville, un dentiste (Dr. Schemama) et un généraliste (Dr. Bismut, prononcé Bouzmit), l’étaient aussi. Ceux-ci habitaient aux abords de Bab Bhar, le quartier européen, privilège accordé à la poignée d’indigènes dits « évolués ». Le plus évolué des évolués parmi les habitants juifs gabésiens était, sans contexte, Simon Ben Attia, marié à une Française de France, longtemps directeur d’école, plus tard nommé inspecteur de l’enseignement primaire, qui avait formé plusieurs générations d’instituteurs, et dont la bonne réputation perdure encore aujourd’hui. Les autorités de l’indépendance ont eu beau donner à l’établissement le nom d’un poète national, la population locale continue à l’appeler, encore aujourd’hui, par le nom de son très estimé et valeureux directeur : Maktab [école] Ben Attia.
Les préjugés contre les Juifs étaient perceptibles, en particulier à la suite de la création de l’État d’Israël en 1948. Même enfant, je pouvais sentir qu’ils étaient regardés avec une certaine méfiance. Hélas, il faut bien le reconnaître, cette hostilité s’est encore accentuée lorsque le pays est devenu indépendant. Un grand nombre de Juifs, en particulier les jeunes et les familles aisées, sont partis pour d’autres villes et pays. Beaucoup ont émigré en France ou en Israël. Les pauvres sont restés en arrière. Le prochain exode a eu lieu avec la guerre de Bizerte de l’été 1961, qui a vu la dernière ville tunisienne évacuée par les Français. Puis il y a eu la période dite de « collectivisation », qui a tué le commerce et contraint de nombreux Juifs tunisiens à céder leurs entreprises à des coopératives nouvellement formées. La guerre de 1967 a été le dernier coup porté à une communauté qui vivait en Tunisie depuis la nuit des temps. Aujourd’hui, il n’y a plus qu’une poignée d’habitants juifs à Gabès, témoignage persistant d’une communauté autrefois peu nombreuse, mais active et dynamique.
Mon grand père me disait : les juifs et les arabes sont de la même race, seule la religion nous lsépare.( la goulette 1960 .) Après 2 millénaires de présence juive , il avait cette sagesse tolérante.L’autre grand-père nous amenait habillés de neuf pour le passage de la vierge deTrapani le 15 août à la goulette. Peu d’end dans le monde on connu une telle période du vivre ensemble.
Très bel article, bien écrit, léger et instructif.
merci monsieur Hedi Jouad
je ne connais pas la Tunisie mais suis stupéfaite de ce qu’elle est devenue
bien écrit et surtout révélateur du fait qu’une coexistence est possible