« Très cher Max,
Ma dernière volonté : tout ce qui se trouve dans les biens que je laisse derrière moi ( c’est-à-dire dans ma bibliothèque, dans mon armoire, sur mon bureau, chez moi et au travail, ou dans tout autre lieu qui te vient à l’esprit où il pourrait y avoir quelque chose ), qu’il s’agisse de journaux, de manuscrits, de lettres, les miennes et les autres, les dessins, etc…doit être entièrement brûlé sans être lu, de même que tous les textes et tous les dessins, que toi ou tout autre personne à qui tu devras les demander en mon nom, pouvez détenir.
Ton Franz Kafka«
Max Brod avait lu et relu cette lettre.
Non, il ne respecterait pas les dernières volontés de son ami.
Tous les manuscrits qu’il avait pu rassembler se trouvaient dans cette vieille valise en cuir, pleine à craquer sur son lit d’un hôtel miteux à Prague.
Les nazis étaient aux portes de la Tchécoslovaquie, il n’était question que de quelques heures avant qu’ils n’envahissent ce pays. Il n’allait pas leur faciliter la tâche et participer à l’autodafé de l’œuvre d’un écrivain génial qui, un jour, serait reconnu par le monde entier.
Il avait un billet pour le train pour Constantinople, qui partait dans 2 heures. De là, il comptait se rendre à Jérusalem, où l’attendait l’éditeur Salman Schocken, qui lui aussi s’était échappé de Berlin et avait réussi à monter de nouveau une maison d’édition. Il avait promis à Max Brod de publier Kafka.
Restait le problème des dessins.
Kafka les aimait encore moins que ses écrits et les trouvait sans valeur.
Max Brod était un connaisseur et avait commencé à collectionner des tableaux d’artistes contemporains allemands. Mais les dessins de son ami étaient à l’opposé de l’expressionnisme. Pas de couleurs ni de formes torturées. Des bâtonnets, des personnages brisées, une calligraphie de la solitude.
Sobres comme des lettres isolées, qui interrogeaient le lecteur.
Ces dessins étaient tout ce que Kafka n’avait pas réussi à exprimer par des mots.
Max Brod avait pris sa décision.
Il enleva le volumineux guide du trafic ferroviaire de sa sacoche. De toute façon, il n’en n’aurait plus besoin. Il ne reviendrait plus en Europe.
Il mit à la place une grande enveloppe qui contenait les dessins de Franz Kafka.
Dans le train pour Constantinople, il ferma les yeux, la tête pleine du bruit des essieux et des bottes des barbares qui avaient franchi les frontières de la Tchécoslovaquie.
Bientôt, son ami serait en lieu sûr, dans une bibliothèque du quartier de Rehavia à Jérusalem.
© Daniel Sarfati
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