Il est assis face à moi et me sourit. J’ai fini de boire mon jus de pomme et ne trouve plus de façon de m’occuper les mains. Je dois lui répondre, dire quelque chose, mais les mots ne sortent pas. Je suis paralysé par le poids de la responsabilité. Repartir pour deux mille ans de galère, ce serait trop lourd à porter. Je n’ai pas le droit à l’erreur, la moindre gaffe pourrait avoir des conséquences désastreuses. A côté de nous dans la rue, des hommes et des femmes passent sans imaginer ce qui se joue ici, autour d’une banale table de terrasse d’un café. Il me regarde et attend que je réagisse. L’enjeu est énorme et je ne peux pas y échapper.
Mon père m’a toujours dit que j’avais l’art de me mettre dans des situations impossibles. J’aurais dû l’écouter et faire des études d’ingénieur, c’est plus tranquille. Mais il est trop tard pour changer de destin, il faut assumer, l’homme en face de moi est sympathique, divinement sympathique. Je ne peux décemment pas partir en courant. Pris au piège, je vais devoir lui répondre.
Tout a commencé un lundi de printemps. Je filmais ce jour-là un reportage à Jaffa lorsqu’un couple de belle allure s’est approché. L’homme était de grande taille, 1m90 environ, la quarantaine sportive, bronzé, jean, T-shirt noir et les incontournables lunettes de soleil. Sa copine aussi semblait sortir d’un magazine : blonde-aux-yeux-bleus-aux-dents-blanches photoshopée. Les deux se tenaient donc à un mètre-vingt de nous et nous observaient travailler – la proxémie en Israël étant, on le sait, plus réduite qu’en Europe. Donc rien de bien insolite jusque-là, nous avons l’habitude du phénomène : la présence d’une caméra attire les passants curieux. L’homme me souriait avec insistance, sa copine se tenait légèrement en retrait. Et voilà qu’il m’adresse la parole pour me demander ce que nous étions en train de faire.
Un peu agacé par la question stupide, j’ai manqué de lui répliquer qu’on était évidemment en train de jouer au golf. Mais le sens du second degré n’étant pas développé en Israël, je me suis abstenu. Et j’ai simplement répondu que je réalisais des films documentaires.
Il m’a alors posé plusieurs questions sur notre tournage et sur la réalisation de film en général. Il avait l’air de s’intéresser aux métiers de l’image. A mon tour je lui ai demandé dans quel domaine il travaillait, il m’a répondu : « dans la high-tech, comme tout le monde à Tel Aviv ». Puis il a ajouté qu’il avait une idée de film documentaire dont il aimerait me parler. Je lui ai demandé de quoi il s’agissait, il a rétorqué qu’il ne pouvait pas l’expliquer ici dans la rue « sur une jambe » (expression en hébreu signifiant « rapidement, hâtivement »), qu’il serait préférable de fixer un rendez-vous pour en parler sérieusement et en détails. Nous avons donc échangé nos numéros de téléphone. Eran 052………….
Une semaine plus tard il m’appelle et nous décidons de nous retrouver le lendemain sur la Place Rabin, au café Landwer qui se situe à l’angle des rues Ibn Gabirol et David Hameleh.
Me voilà donc aujourd’hui face au bellâtre high-tech aux lunettes de soleil qui aurait un projet de film (sans doute ultra confidentiel) à me présenter. Nous nous asseyons en terrasse et commandons.
Comme dans tout entretien, la coutume impose de commencer par des banalités. Suivent quelques réflexions sur la météo et sur la couleur étrange des cheveux de la serveuse… Il se met ensuite à me poser beaucoup de questions sur le monde des médias. Les chaines de télévision, la radio et même le cinéma, tout cela semble le passionner. Comment faire un film, quel en est le budget, comment le diffuser… Puis après quinze minutes de discussion, je tente d’en venir à l’objet de notre rencontre
– Alors Eran, raconte-moi, quel est ton projet de film ?
Il marque une pause puis, avec un sourire éclatant :
Lui – Je ne peux pas, désolé, ce n’est pas si simple.
Moi, surpris – Comment ça ce n’est pas si simple ? c’est toi qui a insisté pour qu’on se retrouve et qu’on en discute.
Lui, toujours souriant – Oui c’est vrai, désolé, je ne peux pas en parler facilement.
Moi, perplexe – …
Beaucoup de rêveurs ont des idées de livre à écrire ou de film à réaliser mais n’en parlent jamais ; par superstition ou parce qu’ils croient qu’on risque de leur voler l’idée. Dans le cas d’Eran, il semble que ce soit différent, il désire en parler mais je sens chez lui une gêne, une menace ou un lourd problème existentiel. Cache-t-il un traumatisme ? une enfance malheureuse ? Quelque chose d’illégal ? Il a pourtant l’air parfaitement équilibré, heureux même.
Moi, un peu agacé – Alors comment faire, Eran ? Veux-tu reporter notre rendez-vous et prendre le temps de réfléchir ?
Lui – Non, non, je veux t’en parler. Ça va venir, ne t’inquiète pas.
Moi – …
Lui, souriant – …
Moi – Bon.
Soudain la musique d’ambiance dans le café change de style, ils passent de la pop anglaise à une chanson au rythme cubain. Je me demande qui est responsable de la playlist. Ce n’est certes qu’un détail sans importance mais je réfléchis à la musique qui conviendrait le mieux à l’absurde de la situation. Rencontrer un homme qui souhaite présenter un projet dont il ne veut pas parler, cela n’arrive pas tous les jours. Il faut bien s’occuper l’esprit. J’imagine une musique indienne avec un sitar, ou peut-être les chœurs de l’armée rouge. Et en attendant je regarde les passants passer et bois mon jus de pomme.
La conversation reprend. Dix longues minutes glissent encore sur des propos sans intérêt. Nous repartons pour un tour sur la météo et la couleur étrange des cheveux de la serveuse. Je tente alors un coup :
Moi – Ecoute, si tu veux, je m’engage par écrit de ne parler à personne de ton projet de film.
Lui – Non, au contraire.
Moi – Au contraire ? quoi, tu veux que j’en parle ?
Lui, souriant – …
Moi, de plus en plus perplexe – …
J’ai failli me lever et partir. Je reste et soupire. Patience. Combien de temps encore allons-nous tourner en rond ? Je ne peux pas passer ma journée à questionner un réfractaire. Il perçoit évidemment mon agacement et comprend qu’il doit changer de stratégie. Il passe à l’attaque.
Lui – Dis-moi, que penses-tu de la situation dans le monde ?
Moi – La situation dans le monde ? Je ne sais pas, mais ça a un rapport avec ton idée de film ?
Lui, toujours calme – Oui.
Moi – Ok. Alors la situation dans le monde… pour être très original on va dire qu’il y a de belles choses et de moins belles.
Lui – Quelles sont les moins belles choses par exemple ?
Moi, cynique – Comme disent les chauffeurs de taxis et les reines de beauté, il y a la faim dans le monde, la pollution, des guerres…
Lui, sérieux – Oui exactement, la faim, la pollution, les guerres. Et selon toi comment peut-on empêcher tout ça ?
Moi – Comment l’empêcher ? Euh, vaste programme. Par l’éducation peut être ? Demande aux reines de beauté.
Lui – Non sérieusement, comment faire ?
Moi – Ecoute, personne n’a trouvé la solution pour le moment, un jour peut-être, quand le Messie viendra, il y aura la paix sur terre.
Lui, souriant – Ben voilà.
Moi – Quoi « voilà » ?
Lui, avec beaucoup d’assurance – Tu l’as dit.
Moi – Quoi, j’ai dit quoi ? le Messie ?
Lui – Voilà.
(Silence gênant)
Moi – Quand tu dis « voilà », tu veux dire que le Messie est arrivé ?
Lui, heureux – Positif.
Moi, incrédule – Et il est où ?
Lui, souriant –…
A ce moment-là, je crois comprendre mais n’en suis pas complètement sûr. Je le pointe du doigt, dubitatif. Il acquiesce.
Moi, soupirant – Ah d’accord…
Je prends enfin conscience de la situation : j’étais donc assis devant le Messie en personne depuis quarante minutes. Monsieur High-tech-aux-lunettes-de-soleil était le Sauveur du monde et avait besoin d’un cinéaste franco-israélien pour annoncer sa venue…
« Oy vaVoy, pourquoi ça tombe sur moi ces histoires ? » pensé-je. Je soupire profondément.
Quelqu’un d’autre aurait sans doute réagi de façon plus légère, aurait rigolé ou expliqué à cet homme qu’il devait se faire soigner. Mais non, pas dans mon cas, je ne peux pas réagir de la sorte. Un homme déclare être le Sauveur de l’humanité et s’adresse à moi pour propager la bonne parole dans un film : j’ai reçu cette annonce comme un coup de poing dans le ventre. Cela résonne très fort en moi et réveille une blessure profonde qui remonte à ma tendre enfance. Je dois maintenant l’avouer : je souffre d’un vieux traumatisme dont je n’ai jamais parlé à personne.
J’avais 7 ans. J’étais au CE1 dans une école publique proche de Paris. Je jouais aux billes dans la cour de récréation avec le petit Julien, 7 ans également, quand soudain il m’a demandé : « Pourquoi vous les Juifs vous avez tué Dieu ? » Sous le choc, je crois que j’ai répondu « C’est pas vrai, j’ai tué personne ! ».
Je ne suis pas issu d’une famille pratiquante, mais au début de l’année scolaire j’ai dû m’absenter le jour de kippour. Dès le lendemain toute la classe était au courant : le petit Michael était juif. Quant à Julien, il allait chaque semaine au catéchisme et y avait retenu que les Juifs avait commis le crime absolu : un déicide.
Peut-on imaginer l’effet que produit sur un enfant de 7 ans cette accusation d’avoir tué Dieu ?
Cette scène s’est produite avant que je ne sache quoi-que-ce-soit des persécutions anti-juives à travers l’histoire, je n’avais pas encore entendu parlé de l’inquisition, ni de la Shoah. Quelle magnifique introduction à la vie d’adulte : coupable parce que né dans le mauvais peuple, ou dans le peuple mauvais, coupable du pire : avoir assassiné le Tout Puissant. Je ne savais pas encore que mes grands-parents ashkénazes du côté paternel avaient entendu des insultes antisémites dans les rues de Varsovie portées par des enfants catholiques dans les années 20. Je ne savais pas encore que mes ancêtres sépharades d’Algérie du côté maternel, avaient été contraints de porter des chaussures plus petites que leur taille en signe d’humiliation, selon la loi islamique de la dhimmitude.
Aujourd’hui à Tel Aviv, le Messie est assis face à moi et me sourit. Il m’observe et attend que je réagisse.
Moi – Mhh. Et comment as-tu découvert que c’était toi le Messie ?
Lui – Il y a un an, une nuit, je me suis réveillé et j’ai reçu le message. C’était comme une évidence.
Moi – Une évidence ? Mais alors quel était ce message ?
Lui – Que je dois apporter la Paix universelle.
Moi, en pensant sans le dire « Oh la laaaa… » – Mais comment vas-tu faire ? quel est le plan ?
Lui – C’est un plan en quatre volets : technologique, politique, économique et sexuel.
Moi, interloqué – Incroyable. Quatre volets ?
Lui – Oui. Niveau technologique : j’ai créé un réseau neuronal basé sur la blockchain pour connecter tous les êtres humains. Au niveau politique c’est simple, on va annuler toutes les frontières et les gouvernements. Au niveau économique, on connecte chaque individu du tiers monde avec un parrain occidental et ils ouvrent un compte bancaire en commun au Panama. Quant au niveau sexuel, je ne sais pas si je peux…
Moi – Non non, pas la peine pour l’instant. Les trois premiers volets sont déjà très forts.
J’ai pensé lui demander où il avait garé son âne mais ne voulais surtout pas le vexer. De deux choses l’une : soit cet homme est vraiment le Messie et il serait par conséquent dangereux de ne pas le reconnaitre. Soit il n’est pas le Messie mais, même dans ce cas, il peut quand même créer des adeptes… des milliers d’adeptes qui vont le suivre fanatiquement, puis peut-être des millions et je risque de rester dans leurs livres sacrés comme le méchant de l’histoire, celui qui a refusé de faire un film sur l’arrivée de l’Elu.
Quelle malchance. Pendant encore deux mille ans on enseignera aux petits enfants le récit du méchant Michael de Tel Aviv qui aura été aveugle à la révélation divine à la terrasse du café Landwer. Comment faire pour échapper à cette damnation éternelle qui plane au-dessus de ma tête ? Je sens à ce moment précis une responsabilité historique et métaphysique qui pèse sur ma conscience.
Il faut bien le reconnaitre : les juifs sont très forts pour fabriquer des Sauveurs. Sans donner de nom, les enfants d’Israël ont produit beaucoup de prophètes, de messies et d’hommes providentiels en tout genre au cours de l’histoire. On parle beaucoup en ce moment en France d’un petit sépharade qui se prend pour Jeanne D’arc. Quant aux Israéliens, ils ont deux points forts en exportation : les messies et la high-tech. Mon interlocuteur, lui, combinait les deux. Un messie high-tech qui vise un « exit » aussi fulgurant que Waze ou MobilEye, mais au plan spirituel.
Je dois lui répondre mais cherche plutôt un moyen pour y échapper. Je me lève au prétexte d’aller au petit coin. J’entre dans le café et monte à l’étage. Arrivé dans les toilettes, je ferme à clef et appelle en cachette mon ami psychiatre Ari pour lui exposer la situation. Il tente de me rassurer :
Ari – Calme-toi Michael, calme-toi !
Moi – Facile à dire… On voit que ce n’est pas toi qui es face à cet envoyé du Ciel…
Ari – Ecoute-moi, écoute-moi, tu n’es pas la premier ni le dernier à rencontrer un psychotique mégalomaniaque. J’ai beaucoup de patients comme ça…
Moi – Il n’a pas l’air du tout psychotique, je t’assure qu’il a l’air équilibré, complètement normal…
Ari – Oui mais ce n’est pas l’apparence qui compte, j’ai des patients dans toutes les couches sociales et professionnelles. Des hommes politiques même. Crois-moi, certains patients sont très intelligents et même en phase de décompensation ils cachent très bien leur jeu…
Moi – Mais si ce n’était pas un jeu…
Ari en riant – Ne t’inquiète pas, j’en ai hospitalisé des dizaines des messies, ce n’est pas toi qui retarde la Guéoula (« délivrance » en hébreu), c’est moi !
Moi – Très drôle, Ari.
Ari – Crois moi Michael, j’ai l’habitude, il n’y a aucune raison de paniquer. Retourne voir ton gars et surtout parle-lui sans le ménager, il a besoin d’entendre la vérité. Dis-lui franchement qu’il se trompe et qu’il a besoin de consulter un professionnel de la santé. Il n’y a rien de mieux à faire.
Moi – Tu es sûr ?
Ari – Oui, sûr, fais comme je te dis et tout ira bien.
Je sors des toilettes, me lave les mains et prends une grande respiration. Puis je descends d’un pas décidé vers le grand Messie aux lunettes noires. Ari a raison. J’ai bien préparé ma réponse, déterminé à régler le problème. Je vais le fixer dans les yeux, taper sur la table et lui envoyer :
Moi – En vérité, je te le dis : vous nous cassez les pieds, vous tous, les messies, les prophètes, les antivax, les maoïstes attardés, les fachos, les prosélytes sectaires, les islamo-gauchistes, les exaltés qui dialoguez avec Dieu au quotidien, les révolutionnaires coupeurs de têtes, les gourous et les fanatiques en tout genre ! Vous vous prenez pour des génies qui avez tout compris et vous nous méprisez, nous pauvres hommes de chair et sang perdus dans le doute. Eh bien, on vous emm—- avec nos doutes ! Nous on casse vos idoles depuis Abraham parce qu’on ne croit pas un mot de vos élucubrations. Tu entends bien ça ? ON N’Y CROIT PAS ! Et on va continuer à les casser vos idoles de bois et de plastique pendant encore deux mille ans s’il le faut. Vos prêches et vos slogans sont ridicules et on les casse aussi. On ne marche plus à votre chantage ! On en a marre de vos délires théologiques, politiques ou complotistes ! Laissez-nous vivre parbleu ! Cessez de terroriser ceux qui ne pensent pas comme vous ! LAISSEZ-NOUS RESPIRER !
J’allais le dire. Mais finalement, quand je me retrouve face à lui et le regarde sourire ingénument, il me fait de la peine. Le pauvre homme. Il n’est pas responsable de ce que m’avait dit le petit Julien dans la cour de récréation. Ni des croisades, ni des bûchers de l’inquisition. Il croit apporter la paix universelle ? Soit. Tant qu’il me laisse tranquille, je n’ai pour l’instant pas de raison d’y voir un drame historique ni un scandale métaphysique. Et si je crée un incident ici dans la rue devant tout le monde, c’est moi que la police va arrêter. J’ai donc payé l’addition et me suis raclé la gorge :
-Mhh. C’est très intéressant tout ce que tu racontes, Eran. Ecoute, écris un scénario complet du film tel que tu l’imagines, envoie-le-moi et on en reparle. D’accord ? Allez, bonne chance en tout cas. Mhh. Très intéressant, franchement, très. Mhh. Merci.
Nous nous saluons par une poignée de mains. La serveuse aux cheveux de couleur vient prendre le billet et débarrasser la table.
Et si un jour, dans mille ans, un petit Julien venait encore dire à un petit Michael qu’il a tué Dieu ou son prophète, il ne faudra pas le croire. Tout le monde est témoin au café Landwer que je n’ai rien fait de mal. Quoi qu’en disent les futurs livres sacrés, je l’ai simplement écouté en restant poli, puis salué. Je n’ai tué personne.
© Michael Grynszpan
Michael Grynszpan est réalisateur de films documentaires et journaliste. Il a travaillé pour des chaines internationales et israéliennes. Né à Paris, il habite depuis plus de vingt ans à Tel Aviv. Parmi ses réalisations: The Forgotten Refugees, sur l’histoire des Juifs dans le monde arabe, a été primé et diffusé à l’international mais encore projeté à l’ONU et au Congrès américain. A son actif: « Descendants de nazis : l’héritage infernal » pour France 3, un film sur les descendants de nazis qui ont décidé de se convertir au Judaïsme et parfois d’aller habiter en Israël. « Monsieur Chouchani – Mister Shoshani – מר שושני », maître d’Elie Wiesel et d’Emmanuel Levinas.
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