Le quartier juif de Whitechapel
Au ministère, loin de se contenter d’un emploi de bureau, Spire se rendait sur le terrain et sillonnait la France pour aller à la rencontre des travailleurs. En 1902, dans la chaleur de juillet, il fit même, pour l’Office du Travail, un voyage à Londres afin d’étudier la mise en place du Factory and Workshop Act, une loi destinée à lutter contre le sweating system. L’industrie textile exploitait en effet les femmes et les enfants, employés dans des ateliers clandestins qui échappaient à tout semblant de réglementation.
Il rencontra ainsi la misère de l’East End. Dans le quartier juif de Whitechapel, des familles entières travaillaient jour et nuit. Dans ces ateliers sans air, au fond de leurs taudis, il découvrit un petit peuple humble, passionné et affairé, chaleureux et solidaire. Ces Juifs misérables, réfugiés des ghettos de l’Est, formaient une classe ouvrière « pleine de respect pour les choses de l’intelligence ».
Spire consacra à son voyage deux articles dans Pages Libres, l’un parut en juin 1903 dans un numéro spécial intitulé The Sweating System, l’autre en octobre 1904 sous le titre Troubles juifs à Londres.
Israel Zangwill, le « Dickens juif »
Le même mois, les Cahiers de la Quinzaine de Charles Péguy publiaient Had Gadya, une nouvelle d’Israël Zangwill inspirée d’un chant qui vient clôturer le Seder de Pessah. Pour Spire, ce fut une révélation.
Le romancier londonien, auteur qui avait grandi dans l’East End et inconnu en France, était issu d’une famille d’immigrés. Ses romans décrivent la vie misérable des réfugiés juifs dans les bas-fonds de Londres. Zangwill qui rejetait la pratique religieuse mais était fier de son identité juive, s’appliquait à faire connaître leur culture. Son écriture s’applique à reproduire en anglais le rythme de la phrase yiddish, et reflète son humour.
Ses œuvres faisaient connaître les conditions de vie des ouvriers juifs dans les bas-fonds. Surnommé « le Dickens du ghetto », ou « le Dickens juif », il écrivit notamment Les Enfants du ghetto, et Le Roi des Schnorrers.
Pour l’écrivain français, Had Gadya, avec ses références au récit traditionnel qui clôture la lecture de la Haggada à Pessah, lui ouvrait les portes de sa mémoire, le mettant en phase avec son enfance, ses racines, tout son être, en lui permettant de leur donner une portée universelle. Ce texte sonna comme un réveil, en lui offrant le moyen de dépasser sa pudeur et d’accéder à son moi profond, pour livrer ses passions, ses joies et ses tourments.
… et le militant Zangwill
Non seulement Zangwill était un « Dickens juif » qui décrivait la vie misérable des réfugiés juifs dans le ghetto londonien, mais il en tirait les seules conséquences possibles : pour que cessent les pogroms, à Kichinev comme en Orient, les Juifs devaient avoir une terre à eux.
Il fut ainsi parmi les premiers à plaider pour la création d’un foyer national juif. « Aidez-moi à fonder l’Etat juif, » lui avait dit Theodor Herzl en venant le voir à Londres en 1901. Cependant, quand l’écrivain londonien se rangea à la proposition de la Grande-Bretagne d’installer un refuge juif en Ouganda qu’on appellerait « Ararat », Spire ne le suivit pas. Zangwill fonda alors en 1905 un nouveau mouvement, la Jewish Territorial Organization (ou ITO).
Pour Spire, il n’y avait pas de demi-mesure : le sionisme signifiait le « retour à Sion », Eretz Israël, la terre des ancêtres.
Il consacra à Zangwill un numéro spécial des Cahiers de la Quinzaine (1909). En outre, le sionisme de Zangwill, nullement religieux, était aussi pour lui une nouvelle voie qui s’ouvrait à sa judéité par la culture, l’histoire, le peuple juif, sans adhérer nécessairement à la pratique religieuse.
De même que Zangwill s’engage dans le sionisme territorialiste, Spire devient le représentant de ce mouvement en France.
Edmond Fleg, dans son Anthologie juive, écrivit qu’André Spire fut le « promoteur de la jeune littérature juive en France »
© Edith Ochs
Edith Ochs est journaliste et se consacre plus particulièrement, depuis quelques années, aux questions touchant à l’antisémitisme. Blogueuse au Huffington Post et collaboratrice à Causeur, Edith est également auteur, ayant écrit notamment (avec Bernard Nantet) « Les Falasha, la tribu retrouvée » ( Payot, et en Poche) et « Les Fils de la sagesse – les Ismaéliens et l’Aga Khan » (Lattès, épuisé), traductrice (près de 200 romans traduits de l’anglais) et a contribué, entre autres, au Dictionnaire des Femmes et au Dictionnaire des intellectuels juifs depuis 1945.
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