Pour le chercheur Jean-Sylvestre Mongrenier, interviewé par Eléa Pommiers pour Le Monde, « la Russie voit d’un bon œil tout ce qui peut accroître le désordre » dans l’UE, et notamment la crise migratoire organisée à la frontière avec la Pologne.
Les autorités russes le disent, le répètent : Moscou n’a « rien à voir » avec la crise qui a lieu à la frontière entre la Biélorussie et la Pologne, où des milliers de migrants affluent depuis plusieurs jours. L’Union européenne (UE) accuse Minsk d’avoir organisé ces mouvements migratoires en représailles aux sanctions occidentales imposées au régime d’Alexandre Loukachenko depuis 2020 et l’élection présidentielle très contestée. Elle a décidé de nouvelles mesures de rétorsion lundi 15 novembre.
Derrière le dirigeant biélorusse plane l’ombre de son puissant allié, la Russie, que la Pologne a accusé d’être le « cerveau » du conflit actuel. Si les autres membres de l’UE n’ont pas désigné Moscou comme responsable, plusieurs d’entre eux, dont la France, l’ont appelé à « mobiliser ses liens étroits avec la Biélorussie » pour mettre fin à ce que Bruxelles dénonce comme une « instrumentalisation » des flux migratoires. La Russie, elle, a apporté son soutien à son allié, en affirmant que « rejeter toute la responsabilité sur Loukachenko, sur la partie biélorusse, [est] tout à fait erroné ».
Pour Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur à l’Institut français de Géopolitique (Paris-VIII Vincennes-Saint-Denis) et auteur du Monde vu de Moscou, géopolitique de la Russie et de l’Eurasie postsoviétique (PUF, 2020), la Russie cherche, dans cette crise, à « se poser en “patron” de la zone » tout en « travaill[ant] sur les lignes de failles en Europe ».
Varsovie a accusé Moscou d’être « le cerveau » de la crise en cours à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie. Sur quoi repose cette accusation ? A-t-on des éléments qui permettent de l’étayer ?
Nous n’avons pas de preuves écrites, ni accès aux conversations entre Vladimir Poutine et Alexandre Loukachenko, mais personne, en Europe, ne se fait d’illusion sur le rôle de la Russie dans cette crise. Ne sont abusés que ceux qui veulent bien l’être.
Ces derniers mois, la Russie a resserré son contrôle sur l’ex-république soviétique et Alexandre Loukachenko, qui n’est pas grand-chose sans le soutien de Vladimir Poutine, ne dispose que d’une marge d’action limitée. L’acheminement par voie aérienne en Biélorussie de candidats à l’émigration vers l’Europe n’a pu échapper à Moscou. Au minimum, Vladimir Poutine laisse faire le dirigeant biélorusse afin de faire pression sur la Pologne, et plus largement sur l’Europe.
La Russie affiche son soutien à son allié, a mené des exercices militaires avec Minsk, mais a balayé, dans le même temps, la menace de Loukachenko de stopper les livraisons de gaz russe en transit par la Biélorussie à l’UE. Quel rôle la Russie entend-elle jouer dans cette crise ?
Ces exercices militaires ont la forme d’avertissement à la Pologne ainsi qu’à ses alliés et partenaires, avec le vol de bombardiers nucléaires et des manœuvres dans la partie occidentale de la Biélorussie. Ce n’est pas une simple routine militaire dont le calendrier, par le plus grand des hasards, coïnciderait avec cette crise diplomatique et frontalière. Cette crise est une forme de conflit dans lequel les flux migratoires sont « arsenalisés », transformés en armes pour exercer une pression sur les frontières de la Pologne.
En balayant la menace de Loukachenko sur les livraisons de gaz, Moscou a simplement rappelé qui décide en la matière. Au cours des deux dernières décennies, l’histoire diplomatique des exportations de pétrole et de gaz russes dans l’aire autrefois soviétique et vers l’Europe montre que cette menace a plusieurs fois déjà été mise en œuvre. Il n’est jamais mauvais pour Vladimir Poutine de souligner qu’il dispose là d’une véritable arme, car le gaz russe constitue une bonne partie de l’approvisionnement européen, et le fait que Loukachenko brandisse cette menace est une façon de le rappeler. Mais c’est le Kremlin qui est juge de l’opportunité, il ne laissera certainement pas Loukachenko décider si oui ou non il faut couper la route du gaz vers l’Union européenne !
Dans cette crise, la Russie cherche surtout à se poser en « patron » de la zone et en interlocuteur obligé des Occidentaux. Dans le même temps, l’enjeu pour Moscou est de « travailler » sur les lignes de failles en Europe. On connaît les tensions récentes entre la Pologne et Bruxelles [sur le droit européen], cette crise est une occasion de voir si les difficultés pourraient s’accroître.
L’objectif ultime serait de parvenir à la dislocation de l’Union européenne et de l’OTAN. Une nouvelle crise migratoire, des divisions entre Etats membres et au sein de l’opinion publique sur la manière de faire face à cette crise pourraient aller dans ce sens. Il faut se souvenir du choc des images sur les opinions publiques lors de la crise migratoire de 2015 et de la montée en puissance de l’AfD qui suivit en Allemagne. Sans cette crise, les « brexiters » l’auraient-ils emporté l’année suivante ? Les gouvernements européens semblent cependant avoir retenu les leçons de cette histoire récente : ils soutiennent la Pologne dans la défense des frontières orientales de l’Europe.
La crise menace-t-elle certains des intérêts de la Russie, ou peut-elle, au contraire, tirer des bénéfices de la situation actuelle et de ses conséquences ?
Moscou voit d’un bon œil tout ce qui peut accroître le désordre. Il est important de comprendre que la « Russie-Eurasie » de Vladimir Poutine se pose comme un « Etat perturbateur », une puissance révisionniste. Elle fait partie des puissances qui ne sont pas satisfaites de l’ordre international tel qu’il est, elle ne cherche pas donc à améliorer les termes de l’échange avec l’Occident mais à renverser les équilibres.
Il y a, chez Vladimir Poutine et chez les dirigeants russes, la volonté de reconquérir ce qui a été perdu, en termes de territoires, de puissance et d’influence, avec la dislocation du bloc soviétique. Pour ce faire, ne doutons pas que les hommes du Kremlin sont prêts à aller loin. Ils nous l’ont déjà montré, en Géorgie en 2009, puis en Ukraine avec l’annexion de la Crimée en 2014, alors même que la chose semblait inconcevable à beaucoup avant le passage à l’acte.
Dans la crise actuelle, à moins que l’Allemagne soit prête à remettre en cause la mise en œuvre opérationnelle du gazoduc Nord Stream 2, il est difficile de voir quels intérêts russes seraient sérieusement menacés. Pourtant, si le front occidental s’avère solide en Pologne, la Russie n’obtiendra pas d’avantages particuliers dans cette crise. A une réserve près cependant : la Biélorussie, transformée, du fait de son comportement, en « Etat paria » par l’Union européenne, n’échappera pas à une plus grande emprise de la Russie.
Des mouvements de troupes russes « importants et inhabituels », selon l’OTAN, sont observés à la frontière ukrainienne, ces derniers jours. Faut-il y voir un lien avec ce qu’il se passe entre la Biélorussie et la Pologne ?
Oui, bien entendu, cela participe de la même idée. L’objectif général est de reprendre le contrôle, direct ou indirect, d’ex-républiques soviétiques considérées comme des « non-Etats ». Ce n’est pas nouveau : le thème est martelé depuis la formulation par la Douma de la « doctrine de l’étranger proche », en 1992. Et le rattachement manu militari de la Crimée à la Russie, en mars 2014, fut l’occasion pour Vladimir Poutine d’énoncer sa doctrine du « monde russe » et du droit de regard de la Russie sur les pays qui comptent des minorités russophones.
Cette vision du monde, le projet géopolitique qu’elle surdétermine et la grande stratégie qui véhicule ledit projet se traduisent nécessairement par des menaces, des tensions et des crises sur les frontières orientales de l’Europe, de la Baltique à la mer Noire. Une fois la Pologne, une autre fois les Etats baltes ; et sans cesse l’Ukraine est sous tension. Cette dernière est à l’avant-poste des guerres dites « hybrides », ces « petites » guerres, ces guerres « irrégulières » dans lesquelles la Russie agit toujours sous le seuil de déclenchement d’un conflit ouvert. L’expression est en réalité trop réductrice : c’est d’une nouvelle guerre froide dont il s’agit.
© Eléa Pommiers
Comme si l’Union européenne avait besoin de Poutine pour être divisée ! En outre les présidents américains (de Kennedy à Biden en passant par Obama et Trump) ont toujours tout fait pour diviser et faire échouer l’Europe…Avec succès !