Win Freddy. A la mémoire de Yolande Davidson et de sa famille

Win Freddy

A LA MÉMOIRE DE YOLANDE DAVIDSON ET DE SA FAMILLE

Une dame écrivait récemment à mon propos : « Ce monsieur m’avait donné à lire un de ses incompréhensibles opus psycho merdiques et je lui ai donné un avis ma foi assez objectif et non partisan en lui affirmant que ça ressemblait d’assez près à ce que mon chien abandonne sans regret dans le caniveau. »

L’opus dont parle la dame, est en l’occurrence la réécriture du premier chapitre de mon livre non encore édité à ce jour, LE PORTEUR DE FANTÔME. Ou la transmission des traumatismes à travers les générations, liés à la Shoah, mais pas seulement.

              Mon texte perturbait la dame. Il n’était pas bon. Je savais que la Shoah lui faisait peur. Mais je n’imaginais pas l’indisposer à ce point. J’ai eu tort de lui demander. Elle a eu tort d’accepter. Sa réaction a été d’une violence. Que j’ai appris à connaître. Ou reconnaître.

J’ai appris à connaître cette violence. Avant de la reconnaître. Pour l’avoir subie. A de nombreuses reprises. Une telle violence, est l’agitation d’un fantôme. Les fantômes sont pluriels.   

Ou pour reprendre les mots de mon amie Sarah Cattan :

« J’ai relu souvent les mêmes pages de Freddy Win.

Personne ne m’avait parlé ainsi de la Shoah.

J’aurais aimé avoir eu le temps de les faire lire à Claude Lanzmann, Simone Veil, Violette Silberstein, Primo Levi, Elie Wiesel … Et tant d’autres. En partage. »

              Ou encore :

« Ca n’est pas moi qui suis en rien extraordinaire de croire en ton écriture.

C’est notre pauvre monde qui est indigent et porte aux nues la médiocrité affublée de quelque vocabulaire un peu plus riche que la moyenne et d’un zeste de spirituel.

Hélas ton sujet notre sujet leur sujet : ils veulent le mettre de côté.

Le sortir de temps en temps.

C’est ainsi. »  

              YOM HASHOAH, nous auront droit à la déferlante, de la bonne conscience.    

              En 2015, j’ai commencé à publier certains chapitres de mon livre en cours d’écriture ou des articles s’y référant. C’étaient des dithyrambes. Votre écriture est tellement importante. Il faut que tout le monde la lise. Win, ce que tu écris est essentiel, il faut que ce soit lu. Freddy, tes écrits sont considérables, ils doivent être lu. Etc., etc.

              Je ne m’en fais pas pour vous demain – vous avez du talent, m’écrivait la directrice du Times of Israël. En me surnommant Gengis Cohn en souvenir de La danse de Gengis Cohn de Romain Gary, roman paru en 1967 aux éditions Gallimard. Moïché Cohn, alias Gengis Cohn, devenu après la guerre, le dibbouk du nazi qui avait ordonné à son exécution.

Les commentaires des lecteurs étaient une chanson qui caressait le tympan de mes sentiments. Une musique dont je ne me fatiguais pas. Ou peut-être que la résilience n’est que l’écho des louanges d’un public envers les personnalités, qui la hissent comme un porte-étendard, pour pallier les souffrances dont elles ne se sont pas remises.

La résilience est un profond travail sur soi ou de l’intime et loin très loin des éloges, des compliments, voire des hommages ou de la gloire d’un auditoire ou d’une audience. Qui ne sont que le refoulement des traumas, mais non leur guérison.    

              J’étais l’écrivain incandescent du professeur de philosophie. Comme Robert Antelme, Piotr Rawizc, Ytshak Katznelson, Imre Ketész, avant moi. Du côté des docteurs en Lettres, c’étaient des éloges, dont je ne me lassais pas. La médication d’une pharmacopée gratuite, à disposition.

              Les mots, les jolis phrasés déposés. Les lecteurs étaient déjà ailleurs, à vivre. Où, j’étais arrêté, condamné, en prison, pour des peines que je n’avais pas commises. Le garde-chiourme des sentences, des vindictes, de l’histoire avec un grand H., celle des populations opprimées. J’avais le devoir, où ils avaient la vie. 

              En quelques semaines, le coup de foudre d’écrire pour Le Times of Israël, s’était envolé, transformé en calvaire. Passé les jolis mots à titre gracieux, l’équipe était exécrable. Les petits soldats d’un monde moderne. Absents de la plus infime des compassions.  

              Le microcosme de Tel-Aviv n’est pourtant pas Paris, la capitale. Et pourtant tous les excès de la grande parisienne s’y génèrent, régénèrent. Dans une danse de Gengis Kahn, au bal des faux culs. « Kahn », signifiant « ici », en hébreu. Cohn ou Kahn, la culture de l’entre-soi. De gens sans véritables talents. Qui font pourtant la pluie ou le beau temps de la culture, dans ces appendices de la France, si mal représentée.   

              La première impression que j’ai eue de l’Institut Français à Tel Aviv en entrant, est cette gigantesque banderole de plusieurs mètres se déroulant du plafond jusqu’au sol, où était inscrit en grand sur toute la hauteur BAUDLAIRE, où il manquait un « e » à Baudelaire.

J’ai fait part à la réception de l’erreur. Peut-être ne s’en étaient-ils pas rendus compte ? La réceptionniste ne semblait pas comprendre. L’importance de l’erreur. De l’orthographe. Dans un centre de la culture française.  

La bannière, l’oriflamme, l’étendard, au doux nom de BAUDLAIRE, est resté accroché des années à l’entrée, comme le blason, l’écusson, la marque, de la maison. 

Certains auteurs de passage à l’Institut, je m’étais inscrit pour assister à la rencontre de Michel Houellebecq, pour apprendre qu’il n’y avait pas de places. Et bien sûr, il restait des places et combien, apprenais-je, après l’entretien.  

Lors de la présentation du livre Et tu n’es pas revenu de Marceline Loridan-Ivens, au moment des questions, j’ai remarqué que j’écrivais sur un blog au Times of… sur la Shoah.

Le responsable de l’Institut m’a fustigé du regard, faisant semblant de ne pas comprendre, avant de zapper à la question suivante. J’avais pris la parole où je n’avais pas le droit. Ma question était pertinente. Ce qui est étonnant, c’est qu’un public suit toujours l’homme qui dirige, rarement celui qui interroge, la remise en question des choses.  

La seule réponse que j’ai trouvée, pour l’avoir vécu souvent, c’est que j’ai touché son trauma. L’attitude ou la réponse est alors invraisemblable. J’ai eu ces comportements pour les comprendre. Le fantôme apaisé, devant une réminiscence, sort violemment de sa cachette ou léthargie, pour rappeler qu’il est toujours vivant.  

J’ai fermé ma gueule, je n’y suis plus retourné.

              Sinon à l’occasion d’un tour de conférences à l’Université de Tel Aviv et à l’Institut Français, du Professeur Eric Marty, à propos de Roland Barthes, initiée par le Club littéraire jurassien et son président Vincent Froté, un ami.

Il ne m’aura pas échappé la qualité, la brillance, l’exception de l’une, par rapport au succédané de l’autre. Pour en avoir parlé à table avec Eric Marty. On a le public qu’on mérite. Et puis Roland Barthes ça fait bien sur une carte de visite.

              Sarah Cattan m’avait demandé de trouver une voix pour enregistrer le chapitre 68, le plus emblématique de mon écriture, pour la publier sur Tribune Juive.      

Je connaissais la voix. Je n’osais l’approcher. Y en avait marre des refus en cascade.

              Après la conférence à l’université, mon ami Vincent insistait pour que j’assiste à celle du soir où vous savez. A une condition, répondais-je, tu m’introduis auprès de la dame à la voix fabuleuse, celle qui organisait la soirée.

              Au moment des présentations, la personne connaissait mon blog ou du moins en avait entendu parler.  

La réponse, était dans l’attendu, de l’Institut de France :

« Cher Freddy,

Ce sont des beaux textes, très forts.

Je ne suis pas capable de les lire, surtout je ne peux pas, c’est trop dur pour moi. »  

L’attachée du livre auprès de l’Ambassade de France ne s’était pas rendu compte de ce qu’elle tenait en main, ce que Sarah Cattan aimerait que la littérature contemporaine retienne un jour comme le chapitre 68, sans devoir en dire plus.

Ou comme écrivaient des lecteurs à son propos :

« Je pense que vos écrits méritent d’être mondialement connus. »

« C’est l’un des plus beaux textes que j’ai lu avec les paroles de Nuit et brouillard. Je vais le lire souvent et le partager régulièrement. »   

              Ou la réponse de Sarah Cattan :

« Freddy, j’ai lu cet échange au sujet du chapitre 68.

Et elle dit : Je ne pourrai pas.

Ce ne sont pas tes textes, ton écriture, « le » problème.

Le problème, cénesthésique, cette société de pleutres et glamour obligé.

Des gens qui ont peur d’avoir mal sur ce qui a pourtant été. Et ils savent que ça a été.

Alors je me dis : quelle indécence. »

              Il y a quelques mois, j’ai demandé par courrier à la dame une introduction auprès d’un éditeur. Je n’ai jamais reçu de réponse.

              Il y a quelques années, j’avais envoyé le lien de mon blog, à Kol Israël, la Voix d’Israël, la célèbre radio. A mon grand étonnement, j’ai reçu une réponse. La personne demandait gentiment le temps du week-end pour le lire, parce que c’était du lourd, écrivait-elle. M’invitant d’ores et déjà pour une émission à la radio. Je partais voir mes enfants pour trois mois. Au retour, elle était aux abonnés absents. Elle ne répondait plus. Je lui rappelais qu’elle m’avait promis une émission. Elle préférait ne pas s’en souvenir. Passé quelques lignes, elle ne m’a plus lu. Trop compliqué, trop souffrant, trop difficile. Elle m’a jeté méchamment que je n’avais pas de livre. N’importe quel has been de la chanson française de passage à Tel Aviv, c’est toujours plus sexy que de débattre sur les troubles des traumas. D’autant plus, quand on est copain comme cochon avec ces traumatismes.         

              Les Juifs ashkénazes ont peur de la Shoah. Ils la tiennent à distance. Elle leur est insupportable. Alors qu’elle est au cœur de ce qu’ils vivent. Ils ne s’en rendent pas compte.

La plupart des sépharades ne la comprennent pas. Lorsqu’ils la comprennent, ils sont les plus formidables accompagnateurs pour amadouer les souffrances.   

Certains non-Juifs aussi, vous permettent de l’élaborer, avant de trouver les moyens de s’en éloigner. Car nier les malheurs, la souffrance, est un leurre. Qui risque de rebondir dans l’histoire des familles.

Un génocide ne se termine pas à la libération des camps. 

Il se perpétue dans l’histoire des enfants et des petits-enfants, des nouvelles générations. Des survivants et des assassins. A travers les répétitions, les hostilités, les drames, le tragique, des situations familiales. Où toutes les explications nient la réalité. De la perpétuation ou de la perpétuité de la catastrophe. Shoah signifie catastrophe.    

              Si le constat est sévère, qui suis-je pour juger les autres ? Alors que je ne connais pas leur(s) histoire(s) et leurs arrière-plans inconscients, qui se cachent derrière les écrans ou les murs ou miroirs des façades. Quand même je les connaîtrais, je ne suis pas juge.   

Grâce à ces personnes, à ces rencontres, j’ai dû, j’ai pu, m’interroger, avancer.

Je n’étais pas différent d’elles, d’eux. L’être humain fait le mieux qu’il peut.

              J’ai mis vingt-ans à écrire LE PORTEUR DE FANTÔME. Je mens. J’ai pris vingt-ans à le terminer. Parce que ce que j’y raconte n’est pas facile à assumer. Publiquement, à la face du monde. La vérité. Crue. Nue. Dérangeante. Glaciale. De la portée de certains – types de – fantômes, ou traumatismes s’y référant, à travers les générations.

J’ai dû attendre la maturation d’un moi solide, savoir qui je suis, pour Oser affronter le regard de l’autre, l’altérité. Qui préfère détourner le regard. C’est plus facile quand cela n’existe pas.

              Mes publications sur Le Times of Israël ou Tribune Juive, contournent, effleurent le sujet, elles ne rentrent jamais au cœur du drame, sa brutalité, sa violence, son incohérence.  

Je ne suis pas assez fou pour me jeter en pâture à la bien-pensance, des gens bien, ou dits comme il faut.  

Pour rester vivant, j’ai dû enfreindre le cadre, les règles de la bienséance. Si je suis vivant aujourd’hui, c’est grâce à ma femme, mon ex-femme, ma meilleure amie aussi.  

              Depuis des années, je suis convaincu que cette histoire ne m’appartient pas, en propre. Mais qu’il s’agit d’un témoignage sur des évènements tragiques, plus grand que l’individu, ma personne. Et qui ouvre une porte sur une expérience universelle. Parce que des millions de personnes la vivent, la portent, sans s’en rendre compte.

              Comme Obélix est tombé dans la potion magique dans l’enfance, je suis tombé dans la Shoah à ma naissance, voire avant.

Les parents traumatisés transmettent à certains de leurs enfants, la pomme chaude qui les brûlent. L’enfant la prend en toute innocence parce qu’il aime son parent, sa maman, son papa, sans avoir idée de la charge, la tâche, le combat qu’il va devoir mener pour s’en débarrasser. Le parent libéré par un tour de passe-passe va continuer sa vie en toute sérénité, où l’enfant va morfler sa vie durant.

Le fantôme n’est pas seulement un mort mal mort au trou du cul du monde, sans sépulture. Même si cinquante-quatre ans durant, à travers tous mes plans inconscients, j’ai été, je n’ai été, que la tombe de mon oncle. Ma vie m’a été volée, par le devoir, la mission, l’obligation familiale de la mise au tombeau. Ma femme, mes enfants, passaient après. Je ne le savais pas. Je n’y pouvais rien. Je n’en avais pas conscience. Il s’agit d’une des lois de l’hérédité, contre laquelle, on ne peut, il est impossible de s’opposer. Et puis, ça n’existe pas, parce que ce n’est pas raconté dans les livres ou enseigné à l’université, au goût de la Société, lavée, délavée, où les traumatismes effraient, font peur alors qu’elle est coupable mais ne s’estime pas responsable des traumatismes qu’elle a engendrés.

La Shoah, la rafle du Vel d’hiver à Paris, etc. ont laissé beaucoup plus de troubles ou de traces dans l’histoire des familles qu’elles ne l’imaginent ou ne veulent l’admettre. Elles condamnent souvent leurs enfants, petits-enfants, par le cocktail des pensées ou croyances du temps ou du moment sans s’en rendre compte, se rendre compte des dégâts qu’elles font porter par leur ignorance à leur descendance.  

Un génocide ne se termine pas à l’armistice. Ou au traité de paix.   

Il se perpétue dans l’histoire des enfants et des petits-enfants, des nouvelles générations. Des survivants et des assassins.

              Le fantôme n’était pas seulement le viol de mon père en 1945 dans une prison française.

Mon fantôme était une danse macabre d’un mort en déshérence et d’un viol en prison. Et tournent et tournent et tournent les violons ..

Le fantôme, mon fantôme était la réactualisation d’un passé, non dépassé.

Le fantôme n’est jamais que la tentative de l’enfant de sauver son parent, en espérant se sauver par la même occasion.

Jung affirmait qu’il est possible que l’inconscient prenne possession d’un individu et détermine son destin jusqu’au moindre détail.

Ma Shoah à moi n’est pas celle de Yad Vashem. Yad Vashem n’a pas le copyright de la Shoah.

Yad Vashem, les Musées de l’Holocauste, les Fondations de la Shoah, etc. ont une vue restreinte de la Shoah. 

La Shoah est une histoire individuelle. La Shoah c’est 6.000.000 d’histoires individuelles. Le mort, la mort, ne se résume(nt) jamais à une histoire collective. La mort, le mort, s’en fiche(nt) de faire partie d’une histoire collective.

6.000.000 d’histoires individuelles, 6.000.000 de morts, font une histoire collective.

La Shoah est avant tout une histoire individuelle. Sans cet axiome, cette évidence, cette affirmation, il est difficile d’en guérir.

La mort, le mort, demande(nt), exige(nt) le respect du rite, des traditions. Le respect dû aux morts. Selon les traditions.

6.000.000 de morts en déshérence ont trouvés leurs tombes dans la psyché des vivants. Ils hantent d’une manière ou d’une autre l’avenir des enfants, des nouvelles générations.

              Les personnalités du politique, de la religion, de l’histoire, de la culture, etc. en donnant toute la superbe, la solennité nécessaire, exigée, à la mémoire du souvenir des 6.000.000, dans une communauté d’histoires ou de destins, la mise à mort, tronquent notre mémoire. A New York, à Washington, à Paris ou à Jérusalem, etc. Lorsqu’ils nous font supposer lors d’une Commémoration officielle qu’un Kaddish à la mémoire de tous, nous libèrent de l’histoire de nos aïeux.

6.000.000 de morts ont laissés 6.000.000 de deuils non-faits ou mal-faits. Nos parents, nos aïeux, n’ont pas pu faire le deuil de leurs proches. Ils ont remis la tâche, la charge du deuil, soit la hantise, dans un bal inconscient, à leurs enfants, petits-enfants, etc. Qui peut tirer, se tirer, s’étirer, s’étendre, sur plusieurs générations.

              La transmission des traumatismes à travers les générations, c’est :

– Un môme qui prénomme son ours en peluche Simon, parce qu’il avait un petit frère assassiné à Auschwitz qui s’appelait Simon. (Un secret – Philippe Grimbert – Ed. Grasset)

– Un arrière-arrière, etc. petit-fils qui porte hiver comme été une écharpe autour du cou, pour se souvenir, inconsciemment, d’un arrière-arrière, etc. grand-père décapité pendant la Révolution française de 1789.

– Une arrière-arrière, etc. petite-fille qui suffoque, a, une crise d’asthme, du mal à respirer, des maux de gorge insupportables, des yeux qui piquent, les 22 avril, à la date syndrome d’anniversaire de la première attaque de gaz lancée par les Allemands, le 22 avril 1915 à Ypres en Belgique, contre l’armée française. Une mémoire de guerre, d’un arrière-arrière, etc. grand-père mort ce jour-là.   

– Un petit garçon qui se réveille effrayé la nuit, sort de la maison et court se réfugier sous un pont. Où tout s’explique à l’ombre de l’histoire de sa mère. Qui à la fin de la guerre courrait se réfugier sous un pont, pour échapper aux bombardements des Alliés en Allemagne. Une transmission, un savoir inconscient de l’enfant. 

J’écris la Shoah. Comme personne. Avant moi. J’écris l’après-Shoah comme personne n’imagine. Parce que j’ai répété la Shoah dans ma vie.

              La Shoah de Yad Vashem n’est pas ma Shoah.

Elle ne le sera pas tant que des survivants de l’Holocauste seront dans le dénuement en Israël, où des milliers sont obligés de renoncer à se chauffer pour se nourrir, et renoncer à se nourrir, pour pouvoir acheter les médicaments qui leur sont nécessaires.

              La Shoah de Yad Vashem n’est pas ma Shoah.

Elle ne le sera pas tant qu’elle ne prendra pas en compte les souffrances des nouvelles générations.    

La Shoah de Yad Vashem n’est pas ma Shoah.

Elle ne le sera pas tant qu’elle ne mettra pas en avant tous les pans de l’Holocauste.

Ma Shoah à moi, n’est pas la résistance du Ghetto de Varsovie. Ma Shoah à moi, n’est pas la reconnaissance des Justes parmi les Nations. Ma Shoah à moi ce ne sont pas les films, les vidéos, les photos, retouchées aux dernières techniques du jour.

Ma Shoah à moi, elle pue la merde, elle parle de(s) viols. 

Les enfants « cachés », violés dans les familles, on n’en parle jamais. Les enfants, les jeunes filles, les femmes, les garçons, les jeunes hommes, les hommes, utilisés comme des putains, dans les camps ou ailleurs, on n’en parle jamais, pourtant ça a existé, et combien.

Ils ne font pas bien dans l’organigramme d’une société, alors on oublie de leur donner la parole. Et comment ils font après, leurs enfants, leurs petits-enfants, les nouvelles générations, avec cet héritage ?

En thérapie(s), j’ai découvert Nicolas Abraham et Maria Torok, à l’origine de la clinique du fantôme ou les conséquences des secrets de famille à travers les générations, de la maladie du deuil ou le deuil impossible d’un être cher, du fantasme d’incorporation ou de l’identification avec un autre, de la crypte ou l’enterrement d’un vécu honteux indicible.

J’ai découvert les loyautés familiales inconscientes, invisibles, indicibles, de Boszormenyi-Nagy.

Certains répètent par loyauté l’histoire des générations passées. Certaines loyautés ne semblent pas nous perturber. D’autres plus inconscientes, invisibles, indicibles, peuvent nous freiner. Nous empêcher. A vivre notre destinée.

              Les fantômes sont souvent les manques laissés en nous par le secret des autres.  

Le fantôme est le travail de l’enfant pour comprendre et soigner son parent. En espérant mieux comprendre et se soigner.

Les parents ne sont pas responsables. De ne pas avoir parlé. Mais où le parent s’en tire, par le refoulement, en cachant le secret, dans une crypte psychique. L’enfant réceptionne le pathogène autour du non-dit. Qui peut se traduire par des troubles psychiques ou du comportement.Voire de la libido pour détourner des secrets.  

              Ma Shoah à moi, c’est d’aider les vivants. Comme François qui m’a contacté après avoir lu un de mes articles sur Le Times of Israël et où il dit avoir eu le souffle coupé et n’avoir plus pu respirer, en ajoutant qu’on ne guérit pas de la Shoah. Ce que j’infirme.

Il insiste à me rencontrer le lendemain, je ne suis pas libre. Nous prenons rendez-vous vendredi, trois jours plus tard.

Sur la terrasse, j’apprends que ses enfants lui ont donné trois petits-enfants pendant l’année du Corona.

Où est votre problème avec la Shoah, je demande ? L’homme de soixante-treize ans, se met à trembler, la voix bégayante. 

Le temps d’apprendre qu’il ne peut plus prendre deux de ses petits-enfants dans ses bras. Parce que lorsqu’il les prend, il se retrouve sur la rampe d’Auschwitz à la descente des trains et voit un soldat Allemand prendre un bébé des bras de sa maman avant de le jeter contre un mur.

C’est quoi l’histoire de votre famille, je demande. Sa mère avait un oncle dans la résistance belge. Au retour de la guerre, il avait perdu sa femme et ses cinq enfants. Parmi les cinq, il y avait Yolande, un bébé d’un an et demi. Il est en communication avec elle, elle le hante.

Vingt ans d’analyse, deux ans de traumatologie, n’ont servi à rien. En moins de cinq minutes, j’ai la solution du problème. 

Dans Le Vampirisme – de la Dame blanche au Golem : essai sur la pulsion de mort et l’irreprésentable – aux éditions Césura – Pérel Wilgowicz, parlent de nous, de lui, de moi, etc. où elle nous appelle des « vivants-morts », et d’Ephraïm, mon oncle, ou de la petite Yolande, etc. qu’elle appelle des « morts-vivants ».

Yolande est coincée entre deux mondes, lui dis-je, elle sollicite votre aide. Elle vous demande de réciter le Kaddish pour elle, afin de la libérer. Lorsque vous aurez dit le Kaddish pour elle, vous serez tous les deux libérés, dis-je. Alors qu’il dit : « Mon frère m’a rappelé ce matin que c’est l’anniversaire de la mort de maman et que je devrai dire le Kaddish pour elle en rentrant.

Voilà la raison pour laquelle nous ne pouvions nous voir mercredi mais aujourd’hui, dis-je, pour vous confirmer ce que je dis. Il n’y a pas de hasard, dis-je, encore.

              « Salut Freddy, notre rencontre était fort touchante. Depuis je me sens beaucoup mieux. Les images se sont effacées. J’ai dit le Kaddish ce vendredi-là, pour ma mère et pour la petite Yolande. J’aimerais retrouver la date (approximative) de la mort de Yolande. Merci de ton intérêt, François. »

              Rappelle-moi son nom de famille, je demande.

Yolande Davidson, répond-il.

J’ai les infos. Laisse-moi consulter les infos sur son convoi pour déterminer le jour de sa mort, répond-je.    

Davidson Yolande, née le 25/3/1941 … à bord du convoi XXII b / no 439 … arrive à Auschwitz le 22 septembre 1943 … gazée à l’arrivée, dis-je, car 875 ont été gazés à l’arrivée.

Je lui envoie les pages en photos concernant les infos du convoi, plus la page concernant Yolande.

Toute la famille y est, dit-il. J’avais remarqué, réponds-je.

Davidson Anna, née le 18/5/1930 … à bord du convoi XXII b / no 419 …

Davidson Icchok – Isidore, né le 4/9/1933 … à bord du convoi XXII b / no 438 …

Davidson Ida, née le 27/19/1931 … à bord du convoi XXII b / no 420 …

Davidson Josef, né le 1/12/1929 … à bord du XXII b / 407 …

Sigal Liebe – épse Davidson, née le 29/7/ 1905 … à bord du convoi XXII b / no 406 …

Je n’ai pas de mots, m’écrit-il.

Je sais … je comprends … je suis passé par-là, dis-je.

              Merci d’être là, répond-il.

Je pleure, écris-je.

              La colère que je ressens est plus forte que les larmes, écrit-il.

J’ai pleuré des années … pour comprendre que je ne pleurais pas pour moi … mais pour eux … mes parents, mes grands-parents, etc. qui n’avaient pas pu … ici, je te disais pleurer pour avoir j’espère pu t’aider…

              Merci, répond-il.

J’espère dans les années à venir pouvoir aider beaucoup de gens comme toi, moi, nous, etc. après la parution de mon livre LE PORTEUR DE FANTÔME, écris-je.

             C’était un mal amorphe, et grâce à toi ça devient quelque chose de plus concret, une feuille d’un livre. Un nom – une ligne – un numéro – un convoi.

              En trois minutes, j’ai su quel était ton problème mais je ne comprenais pas pourquoi la petite Yolande t’avait choisi … alors j’ai brodé autour du sujet pour ne pas te bousculer, t’effrayer. J’ai ma petite idée, depuis. 

Ce drame envahissait toute ta psyché. Aujourd’hui, tu pourras y penser quand tu voudras, et refermer le tiroir de la mémoire, juste après. Il n’envahira plus jamais ta psyché entière.

Voir c’est savoir.

              Exactement, répond-il.

Comment tu passes le jour de la Shoah, demande-t-il, quelques jours plus tard. Il craint depuis toujours Yom Hashoah.

Sans problème, répond-je. J’étais la tombe de mon oncle puisqu’il est mort en déshérence et que mon père n’a pu faire son deuil, devant une telle violence. En me nommant d’après lui, Ephraïm, c’était à moi à faire le deuil, selon le rite, notre tradition. En récitant le Kaddish, en faisant le rite ancestral, en marquant mon respect, je l’ai libéré en lui permettant de rejoindre les siens et j’ai en même temps fait le deuil de la Shoah.   

              Trois semaines plus tard. Salut François, tu vas bien ? J’aimerais écrire cette histoire sur Tribune Juive, j’ai leur accord.

Si ça peut aider quelqu’un, je suis tout à fait d’accord. Je te fais confiance que personne ne pourra m’identifier. J’aimerais que dans l’histoire la gamine s’appelle de son vrai nom Yolande. Ce sera une sorte de « Matseiva », une pierre tombale, pour elle.

Et puis plus tard. Yolande elle était, et Yolande elle sera. Et si quelqu’un me reconnait ce n’est pas un drame.

Plus tard, encore. Puisque tu m’autorise à utiliser son vrai nom, ne m’autoriserais-tu pas à utiliser leurs vrais noms à tous, pour que chacun ait sa « Matseiva », sa pierre tombale, je demande.  

Je t’autorise tout … GO FOR IT !

Voilà, ma Shoah à moi !

Voilà, ma Shoah à moi ! « .. un de ses incompréhensibles opus psycho merdiques .. », écrivait-elle. Ou quand la médiocrité pollue les pans de la pensée.

 © Win Freddy

Win Freddy a écrit Le Porteur de Fantôme

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