Edith Ochs. André Spire – Daniel Halévy : La fin d’une amitié mise à l’épreuve de l’histoire I/6

Gauche : André Spire à son bureau (1927) © Gallica/BnF. Droite : Daniel Halevy, photographié par Edgar Degas © MET/CC

André Spire et Daniel Halévy : La fin cruelle d’une amitié mise à l’épreuve de l’histoire

Correspondance 1899-1961 – Des ponts et des abîmes : une amitié à l’épreuve de l’histoire, monumental ouvrage paru chez Honoré Champion, comprend 738 lettres échangées par le poète André Spire et l’historien Daniel Halévy, plus de 1000 pages. L’introduction de Marie-Brunette Spire, qui livre ici une formidable biographie de son père, le poète et haut fonctionnaire André Spire, s’illustre à travers le récit de ses relations avec l’historien Daniel Halévy et sa femme Marianne sur près de 40 ans.

Non seulement leurs lettres vivantes et chaleureuses s’entretiennent abondamment de Péguy et de leurs autres connaissances et rencontres, de leurs articles ou livres en cours d’écriture, de leurs lectures et des auteurs qu’ils aiment ou croisent, critiquent ou publient, mais ils se livrent librement (sur Péguy notamment), échangent aussi des commentaires sur les événements du moment et des potins qui courent dans les salons…

Au passage, on peut suivre la vie quotidienne, en ville avec Daniel Halévy, à la campagne qu’affectionne sa femme, les voyages de Spire, les doutes et les espoirs de deux intellectuels complètement insérés dans leur époque et, disons-le, deux belles écritures.

C’est donc une étude passionnante du siècle que Spire a traversé avec fougue, participant aux premières tentatives en faveur de la classe ouvrière et de l’éducation populaire, contemporaines de l’introduction du marxisme en France.

La Correspondance est aussi un journal évoquant les trois guerres qu’il a vécues (Spire est né à Nancy en 1868, donc avant la guerre franco-prussienne), et grâce à l’éditrice, une bibliothèque vivante. Le travail de recherche de Marie-Brunette Spire, universitaire, chercheur et traductrice est prodigieux. Chaque lettre s’accompagne de notes claires et abondantes sur les personnalités, dont certaines sont oubliées même si elles ont compté, et sur les événements historiques ou personnels de la période. Dans ce volume impressionnant d’une lecture passionnante, aucun outil de lecture ne manque.

« Alexandrie, le Caire(…), le désert d’Arabie. El Arish au milieu du sable blond de lin où se bousculent mille coléoptères noirs. Gaza, vaporeuse dans l’air irisé de sa colline, puis Jérusalem, objet de tant de livres. » Ainsi André Spire raconte-t-il sa découverte de la Palestine, en 1920. Il poursuit : « Naguère, après avoir lu le Sahara, le Sahel de Fromentin, j’étais parti pour le Nord de l’Afrique, voulant voir les crépuscules orange et vert, la nuit qui dévore le soir en une minute, le désert aux douces dunes « couleur de lion », et qui à peine moins fluides que les vagues de l’Océan liquide, s’avancent et reculent comme au gré des vents. »

J’ai cité cet extrait du Voyage en Palestine, car c’est par ce récit grandiose, éblouissant, que j’ai découvert la plume du grand poète.

Comme il avait fait partie de la délégation sioniste à la conférence de la Paix de 1919, Haïm Weizmann, le dirigeant de l’Organisation sioniste de Londres, avait insisté pour qu’il l’accompagne. Il représenterait la France dans la délégation et pourrait traiter avec le Liban. Car Spire n’était pas de ces Juifs frileux comme en comptait, dit-il, le « Judaïsme officiel ».

André Spire était un poète, un passionné, un humaniste, un idéaliste. C’était par ailleurs un homme d’action, un manuel, un pragmatique, et à ce titre aussi, c’était un idéaliste. Et il fut un des premiers sionistes de France.

Né le 28 juillet 1868, à la veille de la guerre franco-prussienne, il a grandi entre un père notaire de village, Edouard, lecteur et chasseur, et une mère musicienne amoureuse de la nature, Marie-Brunette (c’est d’elle que sa petite-fille tient son prénom). Après les durs combats contre la Prusse et bien que le département des Vosges restât français, le gendre fut rappelé à Nancy pour prendre la tête de la ganterie de sa belle-famille. Sous sa direction, l’entreprise prit de l’importance.

Mais malgré la bienveillance de son père, et les multiples œuvres auxquelles sa mère se consacrait, l’adulte n’a jamais accepté l’injustice sociale dont il a été le témoin.

Très tôt, il découvrit les conditions du travail en usine. Non seulement celles des ouvriers, pères de ses camarades, mais aussi, très vite, la vie des enfants issus des familles pauvres qu’il côtoyait à l’école, rapidement happés et prématurément vieillis par la dureté de la vie ouvrière. Il jouait avec leurs fils jusqu’à ce que ceux-ci, à peine sortis de l’enfance, rejoignent le troupeau. Et les filles sortaient vite de l’enfance.

Toutefois, un fils d’industriel de province n’est pas fils de bourgeois parisien. Avec un sens aigu de l’observation et le respect du travail manuel, il apprit à manier la scie et le marteau, le goût de la vie rustique, la pêche et la chasse. Il se sentait plus à l’aise dans le confort simple d’une maison de montagne ou de village que dans les salons élégants.

Issu d’une famille profondément républicaine, implantée en Lorraine depuis des générations, l’enfant hérita de la tradition juive telle qu’elle se pratiquait discrètement en Lorraine. Sans être exacerbé, l’antisémitisme pouvait s’exprimer néanmoins jusque dans la cour de l’école. Pas question, dans ce cas, de tolérer une insulte, et il se défendait avec les poings.

Il était servi par sa force, son énergie, et un corps rompu à tous les sports. Il excellait en gymnastique et à l’escrime, de même qu’il pratiquait la natation, le ski, et dès que ce fut possible, cette nouveauté, la bicyclette. Son goût pour la nature allait de pair avec la chasse et la pêche, mais aussi les longues randonnées.

En revanche, l’enfant turbulent, qui montrait fort peu de patience pour l’étude, tomba amoureux de la poésie, à laquelle il s’exerça très tôt, encouragé par ses maîtres.

Après Sciences Po, le Conseil d’Etat

Excédé par les conventions bourgeoises de son milieu, et hésitant entre des études de droit ou de lettres, il devança l’appel et fut affecté au 6ème régiment de chasseurs à cheval, passant tout son temps libre à lire de la poésie. A son retour, il avait vingt ans, et ce fut alors sans hésiter qu’il opta pour le droit plutôt que les lettres, choisissant de suivre la voie paternelle. Il entra à la prestigieuse Ecole des Sciences politiques, à Paris. Deux ans plus tard, il fut reçu au concours du Conseil d’Etat — un exploit rare pour un étudiant lorrain.

Las, l’étudiant républicain étant juif, le plaisir fut de courte durée. Cette réalité agit comme un chiffon rouge, et la presse ne mit guère de temps à se déchaîner. Car l’antisémitisme s’étala d’abord sur le papier.

© Edih Ochs

Edith Ochs est journaliste et se consacre plus particulièrement, depuis quelques années, aux questions touchant à l’antisémitisme. Blogueuse au Huffington Post et collaboratrice à Causeur, Edith est également auteur, ayant écrit notamment (avec Bernard Nantet) « Les Falasha, la tribu retrouvée » ( Payot, et en Poche) et « Les Fils de la sagesse – les Ismaéliens et l’Aga Khan » (Lattès, épuisé), traductrice (près de 200 romans traduits de l’anglais) et a contribué, entre autres, au Dictionnaire des Femmes et au Dictionnaire des intellectuels juifs depuis 1945.

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