Bon
Dimanche matin
Une petite faim me tenaille ce matin.
Un thé sans sucre et un petit pain au lait ont indûment glissé dans mon œsophage sans marquer l’arrêt satiété qui permet de passer à autre chose.
Normalement t’as faim, tu manges, t’as plus faim.
Trilogie logique qui permet de vivre tranquillement une vie consacrée à autre chose qu’à la bouffe en dehors des heures dédiées.
Mais parfois ça dérape.
T’as faim, tu manges, t’as encore faim.
Soit t’as pas ingéré un nombre suffisant de calories, soit ton curseur est défectueux.
La ration y est, mais l’esprit renâcle…
Satiété en berne. La mécanique dérape.
Try again!
Try again!
T’es marrant, toi! J’ai terminé mon p’tit dej, débarrassé le plateau, je vais pas bisser la prestation quelques secondes après la fin de l’acte…
Mais quand même…
Et tout à coup, se réveille un souvenir de dimanche matin, quand je me suis lovée dans les draps tièdes du lit parental et que Papa m’a régalée des histoires qu’on raconte classiquement à une petite fille de quatre ans: la conférence de Yalta.
Staline, Churchill, Roosevelt, sont mes copains du dimanche matin, les protagonistes d’une histoire bien plus drôle que les trois ours victimes de Boucle d’Or ou la sorcière à la pomme de Blanche- Neige…
On a les potes qu’on mérite…
De Gaulle n’a pas été invité à la conférence, y avait peut-être plus de place dans l’hôtel de Crimée, en tout cas, Yalta signe la capitulation des Boches, mais quand même ils auraient pu inviter de Gaulle, l’amertume fera de Papa un inconditionnel gaulliste, et en 68, il me dira , quand je brocarderai son général chéri , Staline a déjà…
Suivez mon regard…
Peu d’adolescents auront été comparés à Staline en 68…
Pour l’heure , bien au chaud dans la couche conjugale, je vois papa se lever.
Tu vas où ?
Attends. C’est une surprise.
Et je patiente, sensible aux bruits divers venus du fond du couloir où se trame une cuisine autrement plus importante que celle des responsables qui se sont partagé le monde.
Et le résultat est là …
Papa arrive, portant avec solennité une assiette odorante, sur laquelle j’aperçois des paillettes de sucre couvrant un magnifique gâteau, autant omelette que pâtisserie en fait, j’ai cité le boubele!
Ah!!
Le boubele du dimanche matin, fleuron des œuvres culinaires paternelles, reste un souvenir de douceur et de tendresse partagées quand l’assiette posée sur le lit vacille et que papa tremble de peur des remontrances maternelles…
L’omelette dorée et gonflée a été prédécoupée en carrés que je déguste avec les doigts dans la félicité des papilles et du cœur, les yeux de velours guettant mon plaisir qui lui caresse l’âme dans ces années d’après-guerre où le monde se reconstruit autour d’une friandise tiède dominicale…
Ce boubele est composé d’œufs et de farine de matzah, cuit à la poêle et poudré de sucre…
Il a dans mon souvenir le goût de l’amour et de l’insouciance, mâtiné d’un sentiment d’injustice pour ce pauvre de Gaulle privé du dépeçage de Yalta.
Et ce matin, c’est le parfum du boubele qui me caresse les narines, la faim qui me mord se réhydrate au souvenir du boubele de papa…
La béatitude des dimanches matin rue Etienne Marcel quand Maman écoutait la TSF et se préparait pour une journée à l’Isle Adam où nous retrouvions des rescapés, Zygmund, le grand pote de Papa, parti plus tard faire fortune aux Amériques…
Il n’y aura pas de boubele aujourd’hui…
Juste des coulures de miel sur la mémoire…
Il faut avouer, pour être tout à fait juste, que le boubele avait parfois des allures d’étouffe-chrétien , mais notre judéité nous protégeait…
Que cette journée vous offre le brunch 2021, remplaçant moderne du boubele d’autrefois…
Je vous embrasse
© Michèle Chabelski
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