La Vie en noir
Mais que vient faire l’Armée rouge japonaise dans les camps d’entraînement de Baalbek, au Liban? C’est en lisant le passionnant roman de Michaël Prazan que vous aurez toutes les réponses ou presque. Sur fond de toile historique véridique et les interviews de l’auteur effectuées par le passé dans la galaxie terroriste internationale des années 1970, Souvenirs du rivage des morts entraîne le lecteur dans la machine à broyer du terrorisme. Y compris pour ceux qui se revendiquent de ce mode de lutte et de pensée.
Le livre de l’auteur tombe à point nommé. Au terme d’une ultime comparution devant la justice française, Ilich Ramirez Sanchez, plus connu sous le nom de Carlos, vient d’être à nouveau condamné à la perpétuité pour l’attentat du Drugstore Publicis en 1974 qui avait tué deux personnes et blessé trente-quatre autres. A 72 ans, Carlos, dont le dossier court depuis 47 ans, ne verra plus jamais la sortie. Un terroriste convaincu qui n’a pas changé d’un iota au fil des ans, consumé par un antisémitisme quasi pathologique et dont la vie a peu de secrets pour Michaël Prazan. Tout comme d’autres célèbres figures de ces révolutionnaires perdus qui un jour au nom d’un idéal distordu, ont tué des gens.
« Je ne les mets pas en-dehors de l’humanité, j’essaie de les comprendre, explique l’écrivain, réalisateur. Ce sont des personnes sûres de détenir la vérité et leur idéal à atteindre est teinté de pureté. Deux mots qui me font terriblement peur. J’essaie de comprendre pourquoi on tue des gens au nom cet idéal quel qu’il soit. »
Il ne sait pas s’il aime son père
« Comment devient-on terroriste? » pourrait être le sous-titre de l’ouvrage. À cinq ans en tout cas, le terroriste est assis en tailleur et joue avec sa locomotive. La soupe au soja dégage un fumet qui pourrait donner faim. A onze ans, il porte un uniforme, celui de l’école, il est pressé de retrouver sa maman, il obéit, il est gentil. A la radio, les nouvelles ne sont pas bonnes. Des militaires américains ont violé une adolescente près de la base d’Okinawa, les étudiants protestent contre l’occupation des yankees, contre la politique fasciste menée par les Etats-Unis en Asie. A bas le traité de sécurité nippo américain, scande-t-on, sur les campus.
Le terroriste n’est pas encore un terroriste. Il a sept ans, le père entre en scène. Il ne lui parle jamais sauf quand il fait des bêtises. Il ne sait pas s’il aime son père. Il a treize ans. Il n’y a personne à la maison. Il va dans la chambre de ses parents, il prend la clé, il sait que son père la met dans la table de nuit, il se saisit de la valise en haut de l’armoire et il l’ouvre. Il y a plein de trucs, il y a un album photo. Une bande de copains en uniforme, ils ont l’air content, ils ont des katanas (couteau japonais). Il tourne les pages, décapitation, éviscération, nudité, sexe, bâton, papa. Il a dix-huit ans, il veut aller à l’université, son père sent l’alcool, son père dit qu’il n’a pas besoin d’étudier davantage. Il a un nom, le premier, ce jour-là, il s’appelle encore Yasakuzu. Il se lève et hurle : « Je préfère être un communiste qu’un criminel. » C’est la première fois qu’il manque de respect à son géniteur.
La photo cachée par le père. Celle de toutes les dérives, la matrice du futur terroriste. « L’idée que ces terroristes reproduisent ce qu’ils dénonçaient, c’est quelque chose que j’ai trouvé fascinant, poursuit Michaël Prazan. J’ai travaillé sur la massacre de Nankin (en 1937 lors de la guerre sino-japonaise) et j’ai appris que les soldats qui étaient sur le front, photographiaient leurs exactions les plus abominables. Le jeu consistait ensuite à se les échanger. Et comme on collectionne des images de footballeurs, eux constituaient aussi des albums avec ce matériel atroce. Les photos que je décris existent bel et bien, j’en ai en ma possession. Notamment celle de la jeune chinoise avec un bâton planté dans le vagin. » En attendant, le terroriste est parti à l’université mais n’étudie pas. Tous les campus universitaires sont en ébullition. La colère, la révolution gronde. Il s’abreuve de toute la littérature marxiste et fait quelques pas de côté en lisant des romans étrangers : Tolstoï, Balzac ou encore Steinbeck ou Sartre. II sait déjà qu’il ne sera pas un salaryman comme son père, il en fait le serment. Le terroriste devient terroriste.
L’Armée rouge unifiée
Le mouvement étudiant est mort, quelque chose d’autre a commencé. Yasakuzu est devenu un soldat de l’Armée rouge unifiée. Un robot. Il est Yasu. Il a participé aux manifestations/combats qui ont secoué les facs. Puis il est passé au stade supérieur, il est allé s’entraîner dans les montagnes de Nagano. Il fait froid et le groupe a trouvé refuge dans une cabane. La paranoïa est à son comble, l’ennemi est aussi bien dehors que dans les têtes. Son ami Shindo est sur la sellette. Mori et Nagata (La Reine rouge) sont les dirigeants de ce qui resté de cette armée révolutionnaire. Ils forment un couple, elle est austère et hait les jolies filles. Ils sont sans pitié, on est en 1972. Il y a déjà eu des meurtres mais là tout dérape. Le camarade Shindo est achevé aux poings. « Une bouillie informe et sanguinolente. » Yasu doit frapper ou alors il devra se soumettre à l’auto-critique. Après Shindo, il y aura Kojima, accusée de « comportement déviant », les frères Kato qui battront à mort leur grand frère adoré. Au total, douze personnes bien ficelées et disséminées dans les bois. Cette fois, il n’y aura pas de photo mais c’est pire, les événements resteront à tout jamais gravés dans la rétine de Yasu. Le système totalitaire à son paroxysme.
« On voit bien que ce qui se passe dans les montagnes de Nagano, c’est le glissement sectaire, on a ces jeunes gens qui vivent en vase clos, ils sont cernés à la fois par le froid et la police, il n’y a plus de repères qu’ils soient sociales ou autres, où se distingue le Bien et le Mal, souligne encore, Michaël Prazan qui a beaucoup travaillé sur les meurtres de masse, et notamment la question des Einsatzgruppen (Unités d’extermination du III Reich). On retrouve dans chaque phase de massacre de masse ou de tentative génocidaire, les mêmes mécanismes. Une fois que les gens sont socialisés par le groupe et le meurtre de masse, ils mettent à distance le crime proprement dit et cela devient quelque chose de ludique.
Dans ce cas précis, il y a en contre-bande et qui viennent s’insérer, des éléments purement singuliers et culturels. L’abnégation, la soumission au groupe qui marchent très bien dans le cadre de l’entreprise japonaise mais qui prend ces figures mortifères et effrayantes dans le cas d’un groupe à portée politique, voire terroriste. Le sens du sacrifice se trouve à tous le stages de l’univers martial japonais. Résultat, on en arrive à des situations aussi spectaculaires qu’invraisemblables et mythologiques comme celle que vivent ces jeunes gens d’une petite vingtaine d’années et qui se retrouvent reclus. Un garçon participe à l’assassinat de sa femme enceinte, des frères qui adorent leur aîné et qui finissent par l’achever. »
Des Japonais au Liban
Yasu a survécu, il s’est enfui, c’est un lâche, il veut se racheter, il demande à partir en Palestine. Quelle idée saugrenue, lui qui sait à peine placer Israël sur une carte, qui ne parle aucune autre langue. « Ce fut un choc de civilisation, mais pour moi, ce sont les précurseurs de la mondialisation », indique le romancier. Ils se fracassent entre eux dans des cultures qui n’ont strictement rien à voir. Je pense qu’encore aujourd’hui, ils n’ont pas compris ce qu’ils ont fait. Mais ils ont sans doute aussi été submergés par un besoin d’action, de rédemption, de régler des comptes avec leur propre culture, leur propre situation géographique, et la révolution devient quasiment une espèce d’expédiant mais qui répond à des impératifs presque égocentriques. »
Alors, ils sont une trentaine de plusieurs nationalités à se retrouver au ozys du Cèdre. A cette époque de la résistance palestinienne, ce n’est pas le Coran qui est distribué mais l’ouvrage de Frantz Fanon qui théorise la violence libératrice pour le colonisé. Les « grands » noms du terrorisme défilent, Habbache, Leila Khaled, Wadie Haddad, Brigitte Kuhlmann, Hans-Joachim Klein et bien sûr Carlos. Michaël Prazan concède avoir de la sympathie pour Joachim. « Oui, je l’avoue, parce que c’est un personnage très attachant. A partir du moment où il quitte l’organisation et qu’il trahit Carlos, il sait qu’il risque gros, il sait ce que Carlos dit des traîtres : « Ceux qui me trahissent je les fume. » Et il a finalement eu le courage d’affronter la justice. C’est un fils d’ouvrier très simple mais c’est quelqu’un qui a été capable de revoir son logiciel. Justement ce qui me frappe chez les Japonais et les Brigadistes italiens que j’ai aussi rencontrés, c’est qu’ils en sont incapables. »
Au bord de la piscine
Alors revenons au personnage principal. Il est né, il y a deux ans, lorsque l’auteur en voyage à Bangkok aperçoit une famille avec un vieux Japonais à la piscine du même hôtel que dans le roman. L’idée fait son chemin et le livre prend forme, entremêlant les faits historiques et la narration romanesque. Il fallait au moins cela pour nous faire avaler cette bouillie idéologique radicale, mortifère et sanglante. Le contraste est violent entre cette charmante scène du début d’ouvrage où le gentil grand-père joue avec ses petits-enfants à la piscine dans la capitale thaïlandaise. L’eau qui clapote, les cris des bambins, le soleil qui chauffe son vieux corps. Le grand-père est le plus heureux des hommes, sauf lorsqu’il ferme les yeux. La narration du temps présent qui se déroule sur trois jours, bascule, remonte le fil des années et le vieil homme, les yeux fermés, voit tout autre chose. Des noms, des visages, des morts. Le coup de grâce est porté par le hasard. A la faveur d’une rencontre fortuite, celle de L’Allemand, et de la curiosité de sa belle-fille, Hiromi. L’heure des comptes est arrivée. Yeux ouverts/yeux fermés.
L’Allemand, alias Angie. Parce qu’à l’époque, personne ne connaît la véritable identité de son compagnon de révolution. Mais là, au bord de la piscine, il en est sûr, c’est bien lui, l’ancien homme de confiance de Wadie Haddad. Nom de guerre, Abou Hani et qui avait constitué une équipe de combattants venus du monde entier. On y trouvait des Allemands de la RAF (Fraction armée rouge), des brigadistes italiens, des Arméniens de l’ASALA, et même un Vénézuélien (Carlos) avec qui l’Allemand faisait équipe. L’association du FPLP (Front populaire de libération de la Palestine) et de l’Armée rouge japonaise pour lutter contre l’impérialisme. Rien que çà. Justement, tout çà, Yusuke Mizuno n’a plus jamais voulu en parler. Parce que sous cette fausse identité, Yusuke Mizuno vit en clandestinité depuis 40 ans. Mais Hiromi a deviné, il n’y a plus de recul possible. Il doit affronter l’Allemand, son fils et ses petits-enfants. « Grand-père lui demande son petit-fils, c’est quoi un terroriste ? » Le vieil homme vacille. « Un terroriste, c’est quelqu’un qui défend des idées qu’il croit justes mais qui pour cela commet des actes irréparables ».
Souvenirs du rivage des morts de Michaël Prazan, Éditions Rivages, 208 pages, 18 Euros.
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