Auteur d’une lettre adressée « aux peuples et aux nations de la terre », l’écrivain détaille, pour L’Express, sa vision des religions, et revient sur ses échanges avec Eric Zemmour.
Pour l’écrivain francophone algérien Boualem Sansal, « l’islamisme va encore plus loin qu’une dictature, en s’en prenant à tout ce qui fait notre humanité, comme si celle-ci dérangeait Dieu ».
C’est un manifeste athée, baroque et rageur, qui célèbre le « miracle de la vie ».
Lettre d’amitié, de respect et de mise en garde aux peuples et aux nations de la terre
Dans sa Lettre d’amitié, de respect et de mise en garde aux peuples et aux nations de la terre, à paraître le 7 octobre, Boualem Sansal s’adresse à ses « frères humains » afin de les avertir sur les grandes causes de nos malheurs.
Le romancier algérien distingue quatre « Destructeurs », source selon lui des principales calamités qui nous touchent : « l’Argent, la Religion, le Fast-food et les Jeux d’arène ».
L’islamisme représente à ses yeux une double peine, puisqu’il cumule la religion et la politique.
Face à ces maux, Boualem Sansal imagine une « Constitution universelle », base d’une fédération mondiale des peuples enfin libres. Mais lui-même reconnaît ne guère croire en son utopie. Dans un entretien accordé à L’Express, l’écrivain livre sa vision très critique des religions, et se montre particulièrement pessimiste sur l’islamisme, une idéologie totalitaire s’en « prenant à tout ce qui fait notre humanité ».
Il revient aussi sur sa rencontre avec Eric Zemmour, qui se réclame de lui dans son livre et en interviews. Un homme selon lui « trop intelligent » pour croire au discours « enfermé dans 300 mots » qu’il porte…
L’Express : Pourquoi avoir voulu adresser une lettre « aux peuples et aux nations de la terre » ?
Boualem Sansal : J’avais déjà, il y a quelques années, écrit une lettre à mes compatriotes algériens (1) pour leur dire que notre pays était dans une situation terrible, mais que nous en étions nous-mêmes responsables. Un ami m’a alors dit que ce serait bien si j’étendais ce procédé au monde entier. C’est un peu pédant de s’adresser aux peuples et nations de la terre, mais l’idée m’a plu (rires).
Vous distinguez dans ce texte quatre « Destructeurs », qui sont selon vous à l’origine de nos plus grands malheurs : « l’Argent, la Religion, le Fast-food et les Jeux d’arène »…
Quand les choses ne vont pas, on cherche toujours des responsables. C’est une réaction humaine, très naturelle. On a tendance à d’abord chercher autour de soi. Si on a des problèmes à la maison, on regarde du côté de ses voisins ou de la mairie. Si on ne trouve pas, on regarde du côté des représentants de l’État. Mais on se rend très vite compte que les individus ne sont pas si responsables que cela. Il y a des conditions qui les amènent à faire ce qu’ils font. Nous sommes prédéterminés, de façon inconsciente, à agir de telle ou telle façon. Si on remonte l’échelle, on arrive à des entités très mystérieuses, que nous ne savons pas toujours définir. J’ai distingué quatre « Destructeurs » responsables d’une part importante de nos malheurs. L’argent, c’est cette convention par laquelle les hommes font des échanges. La religion, c’est la logique du « je crois donc je sais, la vérité est mienne ». La malbouffe est un dérèglement général, non pas qu’alimentaire et sanitaire, mais aussi culturel et politique. Et les jeux d’arène, ce sont les guerres ou la délinquance.
« Qui a jamais vu une religion s’isoler dans un coin pour méditer sans ennuyer son monde ? À peine nait-elle et apprend-elle le nom de son créateur et de son prophète qu’elle monte sur la butte pour voir l’espace qu’elle doit conquérir » écrivez-vous…
Je crois au mystère. Tous les êtres humains se posent la question du pourquoi de l’univers et de la vie. On cherche des réponses, et il y a toujours des personnes qui veulent nous proposer des explications. C’est le sorcier de la tribu, ou des illuminés qui pensent avoir entendu des choses. A partir de là se construit un récit du commencement. C’est la phase romantique des religions. Je trouve cela très intéressant. Pendant des siècles, la légende d’Abraham a ainsi circulé au Moyen-Orient. Dans les camps nomades, on racontait des histoires. Mais petit à petit, la religion se structure, et on entre dans la prise de pouvoir. Des gens vont profiter de la situation pour exploiter la naïveté des autres. Officiellement, la religion fait l’éloge du bien, de la fraternité, du bonheur dans la bonne et douce soumission à Dieu. Mais il y a aussi les mauvais élèves, comme les terroristes…
A vous lire, l’islamisme serait d’autant plus néfaste qu’il associe une religion, l’islam, à la politique…
L’islamisme est une peine très lourde. C’est une dictature extrême, qui joue sur le corps. Elle contrôle physiquement les personnes. Mais elle rentre aussi dans la tête des gens. Cette idéologie installe un virus qui modifie la façon de voir le monde. Cependant, l’islamisme va encore plus loin qu’une dictature, en s’en prenant à tout ce qui fait notre humanité, comme si celle-ci dérangeait Dieu. C’est la vision d’une humanité pécheresse poussée à l’extrême. Aux yeux des islamistes, pour que leur Dieu puisse dormir sur ses deux oreilles, il faudrait tuer l’humanité. Alors que n’importe quel dictateur a besoin de son peuple, et finit même souvent pas l’exalter (« le génie aryen », « le génie arabe »…), l’islamisme entend tout éradiquer.
Vous écrivez que l’islamisme est « la chose la plus dangereuse du monde pour au moins les deux siècles à venir »…
L’islamisme s’appuie sur l’islam, une doctrine qui a une puissance fabuleuse. On peut voir des individus apostats qui sont sortis de l’islam, mais on n’a jamais vu un peuple apostat. Là où s’installe l’islam, il est définitif. L’islam s’empare de l’individu dans tous ses recoins : la façon de s’habiller, de s’alimenter mais aussi de penser. Dans les pays musulmans, juifs, chrétiens et tous ceux qui ne sont pas considérés comme étant musulmans, à l’image des homosexuels, sont effacés. Cela fonctionne comme une épuration. L’islamisme a ainsi entre ses mains un instrument fabuleux. Les islamistes ne sont d’ailleurs pas les seuls à avoir compris la force de l’islam. Les dictateurs dans nos pays musulmans l’ont eux aussi réalisé et s’en sont servi, mais en se limitant au niveau d’un Etat. L’islamisme lui n’a pas de frein. Il se fiche des frontières, il réfléchit au niveau planétaire. Pour l’instant, on n’a jamais trouvé les moyens de juguler ce phénomène. Comme je vous le disais, l’islamisme s’appuie sur l’islam, que personne n’a le droit de critiquer. Mais dans vos pays, il joue aussi de la démocratie et de l’État de droits. L’islamisme instrumentalise ces valeurs pour justifier son existence. Puisque la démocratie reconnaît toutes les opinions, de l’extrême droite à l’extrême gauche, elle est aussi obligée de reconnaître l’islamisme. Tous ceux qui ne commettent pas d’attentats ou d’actes violents sont, par principe, protégés dans un État de droits. L’islamisme se retrouve ainsi immédiatement en terrain conquis. Nulle part dans le monde on ne combat vraiment les islamistes. On lutte contre les terroristes djihadistes, mais ceux-ci ne sont que des scories de l’islamisme.
Vous plaidez pour la « sortie de l’âge des religions et des dieux », et que nous rentrions dans « l’âge de l’homme et des étoiles »…
Il n’y a pas de solution. Dans le livre, j’ai imaginé une constitution mondiale pour célébrer et défendre ce miracle qu’est la vie. Mais je sais bien que c’est un fantasme. Je pense qu’il faut apprendre à se satisfaire de petites choses, de manière locale. Les Etats ne sont plus ceux d’antan. Du temps de Ramsès, les souverains possédaient des empires et étaient comme Dieu dans leur territoire. Ils ont su construire des pyramides. Peu à peu, nos dirigeants ont rapetissé. A l’époque des Lumières, des souverains pouvaient encore s’entourer de grands esprits comme Voltaire. En Suède, le médecin Johann Friedrich Struensee, devenu l’amant de la reine, a su faire des réformes éclairées, avant d’être décapité. Napoléon aussi s’était s’entouré d’esprits brillants. Mais avec la démocratie ou l’égalité des chances, les moyens d’action sont de plus en plus limités. Regardez l’Europe ! A son époque, un Charles V avait une puissance colossale. Aujourd’hui, c’est quoi l’Union européenne ? Ce n’est même pas l’Algérie, c’est tout petit, rien du tout.
« Eric Zemmour a une tête beaucoup plus riche que le petit discours qu’il tient ». Eric Zemmour vous a cité lors de son débat face à Jean-Luc Mélenchon. Il évoque aussi votre rencontre dans son livre : « Nous utilisons les mêmes mots pour décrire une France menacée de mort par l’islam » peut-on y lire…
Nous nous sommes rencontrés, c’est vrai. Nous avons passé un moment ensemble dans un café du côté des Invalides, à Paris. Je lui ai parlé de mon expérience de l’islam. Tout comme le catholicisme, cette religion ne fait de mal à personne tant qu’on n’y touche pas. Mais dès que des régimes illégitimes s’en sont emparés, cela s’est compliqué. En Algérie, on a d’abord utilisé le socialisme pour endormir le peuple. Mais cela ne fait pas tourner un État. Le régime s’est ainsi tourné vers une doctrine indiscutable qu’il avait sous la main : l’islam. Cela a permis de transformer les citoyens en croyants, avec l’idée qu’ils obéissent tous de manière uniforme. Quand l’islam a commencé à faiblir, on est passé à l’islamisme. J’ai expliqué à Monsieur Zemmour qu’il faut combattre l’islamisme au tout début. Car c’est comme l’humidité dans une maison. Initialement, la menace est invisible, elle pénètre les murs qui, petit à petit, se désagrègent. Quand vous vous rendez compte, c’est trop tard, il faut tout détruire pour assainir. Cela devient une mission impossible. J’ai donc déclaré à Eric Zemmour que vu de l’extérieur, la France en était au stade où elle venait de découvrir que l’islamisme rongeait la maison. Mais pour combattre ce phénomène, il n’y a pas de solution. L’islamisme, c’est comme une pieuvre, vous pouvez détacher un tentacule, et les autres s’agrippent. En Syrie, quand Hafez el-Assad a réalisé à quel point l’islamisme avait gagné du terrain, il a dissous les Frères musulmans et fait massacrer la ville d’Hama, où les Frères ont tenté de soulever la population contre les « infidèles ». En démocratie, ce genre de répression est bien sûr impossible. En Algérie, nous sommes berbères et francophones. Mais on a décidé d’arabiser la population, sous la pression de la Ligue arabe, parce que l’arabe, c’est le Coran. Le problème, c’est qu’il a fallu recruter des enseignants dans le monde arabe. Tous les régimes en ont profité pour se débarrasser de leurs opposants. C’est comme ça que nous avons confié nos enfants dans les écoles primaires à des personnes venues d’Égypte ou du Yémen. Une fois qu’on a réalisé cela, c’était déjà trop tard. Nous avons tenté de retarder l’arabisation à l’université, mais c’était devenu mission impossible. La question fondamentale est de savoir à quel moment on passe au combat face aux islamistes. Dans nos sociétés, on n’a plus envie de se battre, on cherche des conciliations. Au début, on réagit, puis on se laisse gagner par la fatigue, on se dit qu’on va essayer de comprendre le phénomène, de le canaliser, de former les imams, de négocier avec les pays émetteurs comme l’Arabie saoudite. On rentre dans les arrangements. Mais en face, les islamistes agissent, et ne font que cela, 24h sur 24, alors que nous avons d’autres choses à faire, comme par exemple élever des enfants. Eux sont constamment en train de lire l’histoire de l’islam, de trouver des stratégies dans les batailles menées par le prophète ou par les califes. Ils baignent dans cette culture conquérante. J’ai expliqué tout cela à Eric Zemmour…
Lui défend une « re christianisation » de la France… Qu’en pensez-vous ?
Je me demande s’il le pense réellement. Eric Zemmour utilise toujours les mêmes mots, qui reviennent en boucle. Son cerveau fonctionne avec 300 termes. A force de se répéter, il n’y a plus de contradiction chez lui. C’est un homme intelligent et cultivé, qui n’a pas lu que Maurras. Il connaît Victor Hugo ou Chateaubriand. C’est un grand lecteur. Il a une tête beaucoup plus riche que le petit discours qu’il tient. Je pense ainsi qu’il est trop intelligent pour y croire. Mais il en est devenu prisonnier, parce que le théâtre national l’a aussi mis dans cette position. Aujourd’hui, il ne peut plus tenir un autre discours. S’il adopte un ton plus modéré, ses partisans vont dire qu’il fait comme Marine Le Pen, et qu’il se renie. La campagne va l’obliger à aller au bout de cela. Aucun mea culpa n’est plus possible chez lui. Mais Jean-Luc Mélenchon et tous les autres sont eux aussi prisonniers de leur rôle. Quand ces politiques essayent d’échapper à la détermination du discours, au rôle qu’ils se sont attribués, c’est très difficile. Emmanuel Macron, avec son « en même temps », a essayé de s’échapper de la logique droite et de gauche, mais il n’a pas réussi. Aujourd’hui, dans une même phrase, il dit tout et son contraire. Mais l’idée de départ était intéressante. Il voulait se positionner comme l’intellectuel qui doute, celui qui essaie de comprendre. Mais lui-même s’est assigné un rôle, et il ne peut plus sortir du « en même temps ». Quitte à tomber régulièrement au milieu, dans les trous. S’il se retrouve lors de la prochaine élection face à Marine Le Pen ou Eric Zemmour, face à un discours raciste qui divise la société, il va devoir sortir de ça, et tenir un discours clair. On ne peut pas être chat et chien en même temps, ça n’existe pas. Ou alors on est ridicule quand on tente de le faire.
Propos recueillis par Thomas Mahler et Anne Rosencher pour L’Express
« Lettre d’amitié, de respect et de mise en garde aux peuples et aux nations de la terre« , de Boualem Sansal (Gallimard, 101 p.). Parution le 7 octobre. Gallimard
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