Deux ans après la diffusion d’un documentaire remarqué, Les Enfants du 209 rue Saint-Maur, Paris Xe, Ruth Zylberman a de nouveau arpenté l’immeuble parisien, s’imprègne une fois encore de la mémoire matérielle du lieu. Son livre remarquable, 209 rue Saint-Maur Paris Xe, vient de sortir en poche, chez Points.
Revenir ainsi sur ses pas dans un livre, c’est d’emblée souligner que l’enquête menée à l’occasion du documentaire se prolonge, par ricochets et élargissements : signe du caractère inachevable ou inépuisable de l’investigation documentaire. Le livre constitue à la fois un avant-texte et un codicille. Un avant-texte parce qu’il entrouvre la fabrique du documentaire, précise les conditions du choix de l’immeuble, inscrit plus fortement les scrupules et les hésitations de la réalisatrice, marque sa place devant ou derrière la caméra ; un codicille, parce qu’il saisit les conséquences et les après-coups suscités par la diffusion du film, les lettres reçues, les témoignages supplémentaires : en un mot, son onde de choc. Le livre redouble moins le documentaire qu’il ne l’ouvre en amont et en aval.
Du film au récit documentaire, Ruth Zylberman élargit considérablement l’empan historique de l’investigation : si les temps sombres de l’Occupation restent le centre magnétique de l’ouvrage, ainsi que la poursuite des enfants cachés, confiés ou dispersés pour échapper aux rafles, le livre élargit la saisie historique, pour embrasser le temps long depuis la construction de l’immeuble jusqu’aux récents attentats terroristes, en passant par la Commune. Le lecteur suit avec passion le parcours de cette enquêtrice qui chemine à travers les archives de l’État et les mémoires individuelles, à la manière d’une détective, soucieuse du moindre indice, collectrice des détails les plus inaperçus : le livre compose à mesure une polyphonie documentaire, rassemblant pièces d’État civil, lettres manuscrites, photographies intimes mais aussi nombreux témoignages recueillis avec tact et méticulosité. Comme un roman policier, le récit orchestre ses coups de théâtre et ses rebondissements : l’enquête, même la plus factuelle, dans les méandres de l’histoire, ménage toujours des coïncidences et des émotions particulières, quand ressurgit une archive perdue, quand fait signe un témoin que l’on croyait disparu. C’est ce qui est le plus saisissant, cette alliance de l’investigation historienne la plus scrupuleuse et du bricolage amateur : et constater que des griffonnages sur un morceau de papier ou des jouets disposés dans une maison de poupée dénouent des impasses historiographiques.
Ce faisant, c’est bien l’autobiographie d’un immeuble que brosse Ruth Zylberman : les évolutions de l’immeuble depuis un habitat modeste, aux couloirs sombres et inquiétants, aux toilettes dans les parties communes, jusqu’aux grands appartements lumineux d’un quartier profondément gentrifié. S’élabore en sourdine une véritable histoire de l’ordinaire, attentive aux manières d’habiter, aux communautés fragiles qui se tissent, entre propriétaires et locataires, entre habitants modestes, ouvriers, immigrés et jeunes bourgeois du début du XXIe siècle. Les cloisons ont beau crouler, le confort s’installer peu à peu, et avec lui l’eau courante ou des salles de bain privatives, l’immeuble reste un espace commun, un palimpseste de la mémoire. C’est que l’architecture de l’immeuble possède une puissance matérielle de convocation des souvenirs : elle est un sésame, qui permet de rameuter les bribes enfuies de la mémoire, de rabouter les pièces dispersées d’histoires en lambeau. Le parquet sur lequel l’enquêtrice marche, c’est le même qui résonna des cavalcades d’enfants et des fuites assourdies durant l’Occupation. Et ce bouton de porte que l’on touche, c’est sans doute celui-là même qu’un parent disparu et jamais connu a tourné. L’immeuble dans sa teneur sensible oscille entre l’art de mémoire antique et la machina memorialis.
Malgré les métamorphoses des lieux, l’immeuble reste un lieu commun, un espace de croisements : vies entrelacées, pelote de destins, le 209 convoque explicitement l’immeuble rue Crubelier au centre de La Vie, mode d’emploi de Georges Perec. C’est une même manière de faire de ce biotope de béton un espace à la fois centripète et centrifuge. Décor magnétique où revient sans cesse la narratrice qui se fait au fur et à mesure mémoire vivante de l’immeuble, archiviste nomade, avec dans son téléphone la chronique photographique du lieu : une manière de concierge de la longue mémoire, ce qui explique ses accointances secrètes avec cette figure et ses incarnations anciennes ou contemporaines. Lieu de dispersion depuis lequel les histoires croisées vont s’étoiler en Israël ou aux États-Unis.
Ces vies qui se croisent et se mêlent constituent à mesure une communauté ordinaire, celle d’en bas, faite de solidarités ténues et parfois paradoxales, une communauté mêlée mais plus solide que celle de la nation : faite de gestes humains issus d’une longue fréquentation, de frôlements quotidiens. Au fil des pages, et des histoires rassemblées, Ruth Zylberman compose la fresque modeste de vies ordinaires, en butte au pouvoir et aux dominations : « les communards en fuite, les ouvriers au chômage, les escrocs, les sténodactylos énamourées, les soldats mobilisés, les maçons, les batteurs d’or, les bijoutiers, les ravaudeuses, les rempailleuses, les boulangers, les écoliers, les finisseuses, les garçons de café, les bouchers, les forgerons, les mécaniciens, les chauffeurs, les miroitiers, les marchands des quatre-saisons, les militants, les amoureux, les candidats au suicide, les bafoués. »
Ce peuple qu’elle fait revivre le temps d’un livre est habité d’une solidarité souveraine, une fraternité qui traverse l’histoire et les générations, comme elle le souligne avec force en citant Walter Benjamin : « Ne sommes-nous pas nous-mêmes effleurés par un souffle d’air qui a entouré ceux qui nous ont précédés ? N’y a-t-il pas dans les voix auxquelles nous prêtons attention un écho de celles qui se sont tues ? […] Si tel est le cas, alors il existe un accord secret entre les générations passées et la nôtre. Alors nous avons été attendus sur terre. Alors nous est donnée, comme à chaque génération qui nous a précédés, une faible puissance messianique sur laquelle le passé a une prétention. »
C’est là sans doute le discours politique, discret et modeste, qui se dessine en filigrane : contre les solitudes individuelles, mais aussi contre les idéologies de l’appartenance, l’immeuble est cette petite communauté, écologie ordinaire, espace en dissidence, zone à défendre en quelque sorte, où s’invente au quotidien une politique de la vie en commun.
Ne quittons pas ce sillon perecquien, qui est une basse continue du livre : il constitue comme on sait une véritable colonne vertébrale de la littérature contemporaine et des enquêtes documentaires. Perec n’est pas seulement le romancier des vies cavalières, qui se croisent dans un immeuble, c’est aussi celui qui rend attentif à l’infra-ordinaire et aux manières d’habiter : ce qui ne s’enregistre dans aucune archive et qu’il faut savoir restituer à force de longues discussions et de témoignages minuscules. C’est enfin par lui que s’ouvre le livre, par ce souci de trouver un espace stable contre les aléas de la mémoire : de constituer un immeuble de papier pérenne pour résister aux disparitions de toutes pièces.
J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés; des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources :
Mon pays natal, le berceau de ma famille, la maison où je serais né, l’arbre que j’aurais vu grandir (que mon père aurait planté le jour de ma naissance), le grenier de mon enfance empli de souvenirs intacts…
De tels lieux n’existent pas, et c’est parce qu’ils n’existent pas que l’espace devient question, cesse d’être évidence, cesse d’être incorporé, cesse d’être approprié. L’espace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner ; il n’est jamais à moi, il ne m’est jamais donné, il faut que j’en fasse la conquête.
Georges Perec, Espèces d’espaces
C’est bien là le projet du livre : se constituer une mémoire artificielle, investir presque arbitrairement un espace qui tienne lieu d’une mémoire fragile. Et inscrire à l’oblique de cette tentative d’épuisement d’un immeuble parisien, l’histoire intime et les obsessions cardinales d’une enquêtrice hors pair.
Ruth Zylberman, Les Enfants du 209 rue Saint-Maur, Paris Xe, éditions Points, septembre 2021, 480 p., 8 € 40
Le documentaire Les Enfants du 209 rue Saint-Maur (France, 2017, 103 min) est disponible en Replay sur Arte jusqu’en janvier 2022, en suivant ce lien.
© Laurent Demanze
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