A propos du franco-tunisien élu meilleur boulanger-artisan de France et livreur de baguettes tradition à l’Elysée pour l’année, je ne dirai rien 😛 . Pas de gloriole (souvent revancharde, du genre « on ne mange pas le pain des français, on le fait ». Bof).
Pas d’admiration béate du type « voyez comme on assimile si bien nos étrangers ».
Marre de la mode des surhommes tenus de faire « plus que français ». Marre des injonctions « tu fais du pain français mas n’oublie pas que tu es tunisien »
Je m’étonne de critiques très dures à son encontre parce qu’il aurait à son tour critiqué la France sur son fb avant son prix. Il est sommé de la boucler.
De part et d’autre, des propos jusqu’au-boutistes qui mettent du baume sur les blessures pour les uns ou qui attisent amertume pour les autres. Il est question d’une baguette mais la guerre peut commencer.
C’est en fait une histoire triste. Cet homme est sommé d’être plus que français ou plus que tunisien.
Il incarne la francité la plus classique, la baguette tradition mais pas seulement parce que les tunisiens le revendiquent des leurs dans des injonctions qui menacent toujours de se figer en oppositions binaires, le tout dans des formulations précaires et souvent paradoxales. On est fier de lui mais il a quand même en quelque sorte trahi « il fait du pain français ». Il est français mais quand même n’avait-on pas de plus que français à qui décerner ce prix bien français ? N’avait-on pas raison puisqu’il critique la France ?
Une fois de plus, je fais appel à la littérature
Une fois de plus, je fais appel à la littérature.
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« Le maître mot, ici encore, est réciprocité : si j’adhère à mon pays d’adoption, si je le considère mien, si j’estime qu’il fait désormais partie de moi et que je fais partie de lui, et si j’agis en conséquence, alors je suis en droit de critiquer chacun de ses aspects ; parallèlement, si ce pays me respecte, s’il reconnaît mon apport, s’il me considère, avec mes particularités, comme faisant désormais partie de lui, alors il est en droit de refuser certains aspects de ma culture qui pourraient être incompatibles avec son mode de vie ou avec l’esprit de ses institutions.
Le droit de critiquer l’autre se gagne, se mérite. »
« Depuis que j’ai quitté la Liban en 1978 pour m’installer en France, que de fois m’a-t-on demandé, avec les meilleures intentions du monde, si je me sentais «plutôt français» ou «plutôt libanais». Je réponds invariablement : «L’un et l’autre !». Non par quelque souci d’équilibre ou d’équité, mais parce qu’en répondant différemment, je mentirais. Ce qui fait que je suis moi-même et pas un autre, c’est que je suis ainsi à la lisière de deux pays, de deux ou trois langues, de plusieurs traditions culturelles. C’est précisément cela qui définit mon identité. Serais-je plus authentique si je m’amputais d’une partie de moi-même ? À ceux qui me posent la question, j’explique donc, patiemment, que je suis né au Liban, que j’y ai vécu jusqu’à l’âge de vingt-sept ans, que l’arabe est ma langue maternelle, que c’est d’abord en traduction arabe que j’ai découvert Dumas et Dickens et Les Voyages de Gulliver et que c’est dans mon village de la montagne, le village de mes ancêtres, que j’ai connu mes premières joies d’enfant et entendu certaines histoires dont j’allais m’inspirer plus tard dans mes romans. Comment pourrais-je l’oublier ? Comment pourrais-je jamais m’en détacher ? Mais, d’un autre côté, je vis depuis vingt-deux ans sur la terre de France, je bois son eau et son vin, mes mains caressent chaque jour ses vielles pierres, j’écris mes livres dans sa langue, jamais plus elle ne sera pour moi une terre étrangère. Moitié français, donc, et moitié libanais ? Pas du tout ! L’identité ne se compartimente pas, elle ne sa répartit ni par moitiés, ni par tiers, ni par plages cloisonnées. Je n’ai pas plusieurs identités, j’en ai une seule, faite de tous les éléments qui l’ont façonnée, selon un «dosage» particulier qui n’est jamais le même d’une personne à l’autre. Parfois, lorsque j’ai fini d’expliquer, avec mille détails, pour quelles raisons précises je revendique pleinement l’ensemble de mes appartenances, quelqu’un s’approche de moi pour murmurer, la main sur mon épaule : «Vous avez eu raison de parler ainsi, mais au fin fond de vous-même, qu’est-ce que vous vous sentez ?». Cette interrogation insistante m’a longtemps fait sourire. Aujourd’hui, je n’en souris plus. C’est qu’elle me semble révélatrice d’une vision des hommes fort répandue et, à mes yeux, dangereuse. Lorsqu’on me demande ce que je suis «au fin fond de moi-même», cela suppose qu’il y a, «au fin fond» de chacun, une seule appartenance qui compte, sa «vérité profonde» en quelque sorte, son «essence», déterminée une fois pour toutes à la naissance et qui ne changera plus ; comme si le reste, tout le reste – sa trajectoire d’homme libre, ses convictions acquises, ses préférences, sa sensibilité propre, ses affinités, sa vie, en somme – ne comptait pour rien. Et lorsqu’on incite nos contemporains à «affirmer leur identité» comme on le fait si souvent aujourd’hui, ce qu’on leur dit par là, c’est qu’ils doivent retrouver au fond d’eux-mêmes cette prétendue appartenance fondamentale, qui est souvent religieuse ou nationale ou raciale ou ethnique, et la brandir fièrement à la face des autres. Quiconque revendique une identité plus complexe se retrouve marginalisé. Un jeune homme né en France de parents algériens porte en lui deux appartenances évidentes et devrait être en mesure de les assumer l’une et l’autre. J’ai dit deux, pour la clarté du propos, mais les composantes de sa personnalité sont bien plus nombreuses. Qu’il s’agisse de la langue, des croyances, du mode de vie, des relations familiales, des goûts artistiques ou culinaires, les influences françaises, européennes, occidentales se mêlent en lui à des influences arabes, berbères, africaines, musulmanes… Une expérience enrichissante et féconde, si ce jeune homme se sent libre de la vivre pleinement, s’il se sent encouragé à assumer toute sa diversité; à l’inverse, son parcours peut s’avérer traumatisant et chaque fois qu’il s’affirme français, certains le regardent comme un traître, voire comme un renégat, et si chaque fois qu’il met en avant ses attaches avec l’Algérie, son histoire, sa culture, sa religion, il est en butte à l’incompréhension, à la méfiance ou à l’hostilité. La situation est plus délicate encore de l’autre côté du Rhin. Je songe au cas d’un Turc né il y a trente ans près de Francfort et qui a toujours vécu en Allemagne dont il parle et écrit la langue mieux que celle de ses pères. Aux yeux de sa société d’adoption, il n’est pas allemand; aux yeux de sa société d’origine, il n’est plus vraiment turc. Le bon sens voudrait qu’il puisse revendiquer pleinement cette double appartenance. Mais rien dans les lois ni dans les mentalités ne lui permet aujourd’hui d’assumer harmonieusement son identité composée. »
Amin Maalouf, « Les identités meurtrières », 1998
Nos lois le peuvent, nos mentalités également.
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